LE FORGERON DE BALORY
Il y a un endroit où personne ne risque d'arriver car cet endroit n'existe pas et s'il n'existe pas il n'y a donc pas lieu d'en parler mais cependant. . .
Connaissez vous Balory ce charmant village situé à la limite de la Nièvre et de la Saône-et-Loire à 2 km du Mont Preneley (855 m d'altitude) ? Non ? Et bien vous n'êtes pas les seuls car personne ne connaît Balory qui mériterait bien pourtant d'être connu.
Commençons par le nom : Balory, d'où vient-il ? Vous seriez très étonné de savoir que ce nom à un rapport avec l'Irlande notamment avec la mythologie irlandaise. Nous trouvons ce nom au VIème siècle dans le cartulaire d'une abbaye disparue depuis _ qui était située non loin d'Autun, document conservé à la bibliothèque de cette même ville _ sous la forme Baloracum, provenant d'un théonyme gaulois : Baloros, le suffixe -acum, -acon en gaulois, indiquant l'appartenance, la provenance ; ce suffixe ayant évolué en -ach en gaélique et en -ec en breton. Or nous retrouvons ce nom dans Balor, personnage de la mythologie irlandaise. Balor était un Fomhôr, un Fomorien ; Les Fomoriens étaient un peuple de géants qui vivaient sous la mer et Balor avait un oeil unique au milieu du front, fermé par une paupière si lourde qu'il fallait quatre hommes pour la soulever à l'aide de deux perches glissée sous elle ; cette paupière ne s'ouvrait que sur le champ de bataille et les armées ennemies qui voyaient cet oeil pernicieux étaient défaites.
Donc le village de Balory, presqu'un hameau qui ne compte guère plus que cinquante habitants, ne comporte qu'une vingtaine de maisons qui se serrent autour d'une toute petite église, guère plus une chapelle, et c'est à peine s'il y a une mairie ; quand à l'école n'en parlons pas : la demi-douzaine d'enfants habitant cette agglomération est obligé d'aller au village voisin pour se faire scolariser. Balory est perché sur une étroite terrasse accrochée à la pente sud du Mont Preneley, on y accède par un petit chemin vicinal en très mauvais état et qui se termine en cul de sac. Certes le Christ est parvenu jusqu'à Balory mais c'est limite . . . car de tout temps cette localité a eu une réputation inquiétante ; Balory n'a pas de saint patron mais une divinité tutélaire monstrueuse ; même si les habitants du Nivernais et de la Saône-et-Loire n'ont jamais entendu parler du personnage mythologique Balor, il circule parmis ces Bas-Bourguignons des légendes, qu'on pourrait qualifier de superstitions, faisant allusion à des géants cyclopéens. . . maints bûcherons ont par exemple cru voir, dans la forêt qui couvre le Mont Preneley, une de ces créatures et en ont été épouvantés. Les vieux du village donnent à ces monstres le nom de : guonvor.
Mais celui qui suscite le plus de crainte et de respect, l'un n'allant pas sans l'autre, est pourtant un être humain parfaitement constitué et que l'on peut tout les jours cotoyer au village : il s'agit de Claude Joussier, le forgeron. On dit que c'est un sorcier mais il a aussi le don de guérison. . . Ceux qui ont été guéri par lui affirment que pour faire partir le mal il impose les mains tout en récitant des prières dans une langue inconnue qui n'est pas du latin même si elle y ressemble. Il se trouve que Joussier est aussi le maire du village.
Or donc, un beau matin de juillet 1939 un étrange visiteur débarque à Balory au volant de sa traction noire ; il se gare devant la chapelle barrant ainsi la seule et étroite rue du village. Toutes les maisons y compris la chapelle sont bâties d'un seul côté, le côté nord en direction du Mont Preneley, en contrebas du côté sud s'étend une pente couverte de champs, de jardins et de vignobles ; de ce point de vue on peut jouir d'un superbe panorama sur la vallée et la petite ville de Luzy qui se situe à 18 km de Balory. L'homme sort de son automobile ; il est vêtu d'un complet et porte un chapeau feutre, il semble être âgé de quarante ans. Visiblement il cherche à se renseigner mais à cette heure il n'y a personne mais il finit par repérer, grâce au son du marteau sur l'enclume, la forge qui est tout au bout du village et qui ferme le cul de sac ; pour ainsi dire la rue finit au portail grand ouvert de la forge. Le visiteur se dirige vers l'endroit et entre dans ce bâtiment où Claude Joussier est en train de battre le fer rouge. À ce moment de sa vie le forgeron a 45 ans et c'est un très bel homme athlétique blond aux yeux bleu au visage imberbe qui reflète un air de distinction que l'on ne s'attendrait pas à voir sur la figure d'un artisan d'une campagne reculée et arriérée. Claude s'aperçoit de la présence de l'étranger et remet son ouvrage dans la fournaise et pose ses outils puis demande : " C'est vous Conrad ?
_ Oui, Monsieur Joussier, je présume ? ". Le visiteur a un léger accent allemand, Claude répond : " Oui, en effet, vous êtes arrivé ici sans encombre, pas de problème à la frontière ?
_ Non, tout c'est bien passé.
_ Bien, Monsieur Adenauer, que puis-je faire pour vous. ". Précisons que ce Conrad Adenauer là n'a rien à voir avec son homonyme qui deviendra plus tard le chancelier de la RFA. Donc Conrad répond : " Comme je vous l'ai écrit en début d'année, pour vous faire part de ce projet qui me tient à coeur, je n'ai pas voulu m'étendre dans les détails car comme vous le savez le courrier est surveillé dans mon pays. . .
_ Oui, vous m'avez vaguement écrit à propos d'une certaine maladie que je pourrais éventuellement guérir. . .
_ En effet et nous avons convenu de ce rendez-vous aujourd'hui.
_ Alors, de quoi il s'agit ?
_ Il ne s'agit pas d'une maladie : vos don de guérisseur et de. . . ". l'allemand est sur le point de prononcer un mot dont il connait parfaitement le sens mais il juge qu'il sera trop offensant pour son interlocuteur et il le remplace par : " . . . magicien ; votre réputation est parvenu jusqu'à Dusseldorf, ma ville de résidence, et me voilà. Il s'agit d'un projet politique : il faut évincer ce fou sanguinaire qui se trouve à la tête de l'Allemagne et je suis persuadé que vous avez le pouvoir pour le faire. Si rien n'est fait dans un an toute l'Europe sera à feu et à sang.
_ Vous présumez beaucoup trop de mes supposés pouvoirs, mais à part rebouter des fractures et des luxations je ne crois pas être en mesure de neutraliser votre Hitler. . .
_ On dit que vous êtes un hexenmeister, un sorcier, mais moi je pense que vous êtes druide.
_ Ah ! ah ! ah ! qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
_ On m'a rapporté que vous connaissez les anciennes formules magiques en langue gauloise.
_ C'est beaucoup dire. . . qu'est-ce qui pourrait vous faire croire ça ?
_ À certain de vos patient vous remettez des bouts de papiers sur lesquels vous avez écrits ces formules pour qu'ils les récitent en cas de douleurs ou de rechutes : certain de ces documents sont parvenus, allez savoir comment, au professeur Von Wartburg éminent linguiste de l'université de Bâle ; ce spécialiste des langue celtiques a pu déterminer avec précision que vos formules étaient bien en celtique ancien autrement dit en gaulois. D'où vous viennent-elles, ces formules magiques ?
_ De ma grand-mère qui les tenait elle-même de son grand-père et ainsi de suite jusqu'à des temps immémoriaux : vous me dites que c'est du gaulois mais moi je l'ignorais ; du moment que ça marche. J'ai là un très anciens cahier où tout ces écrits sont notés et que l'on recopie de temps à autres au fil des générations quand le papier tombe en lambeau mais je suis bien incapable de savoir ce que ces mots veulent dire ; à chaque mal correspond une formule précise et c'est tout. Quand à être tout de suite bombardé druide à cause de ça. . . il y a là quelque chose d'un peu exagéré. Attendez une minute je vais vous montrer mon grimoire. ". Le forgeron se lave soigneusement les mains dans un cuveau puis se les essuie non moins soigneusement et se dirige vers un placard au fond de l'atelier il en retire un gros cahier et revient vers son visiteur, il l'ouvre et le montre en faisant ce commentaire : " Regardez ici : orgelet. . . ". Claude lit ce qui est écrit dans cette langue étrange qui rappelle un peu le latin. " Anémie pernicieuse. . . ". Autre récitation de formule magique, le forgeron égrenne encore quelques formules puis il compulse son grimoire en feignant de chercher quelque chose de précis : " Alors attendez voir : tuer dictateur, où c'est ? . . . ah non je ne trouve pas. . . cherchons éliminer gêneur, là non plus y'a rien ; à moins que ça ne soit : otwadlakejmimette mais c'est pas très sérieux n'est-ce pas ? Mon cher monsieur, vous voyez que je ne peux rien pour vous.
_ Monsieur le forgeron, comme on dit dans votre langue : est-ce que vous me prenez pour un couillon ? J'ai rencontré Von Wartburg en personne : il m'a affirmé que ces formules étaient autre chose que des écritures grossièrement recopiées à partir d'un vague grimoire mais bien les attestations d'une langue cohérente, correcte et parfaitement maîtrisée ; rien à voir avec abracadabra, c'est un savant qui a écrit ces formules pas un vulgaire sorcier de campagne arriérée. Vous en savez beaucoup plus que vous voulez me le faire croire. Je vous en conjure, aidez-nous à éliminer ce monstre avant qu'il ne soit trop tard !
_ Allons boire un coup, ça permettra mieux de discuter. ". Les deux hommes sortent de la forges et Claude guide son visiteur vers la maison d'à côté qui est son domicile. Ils entrent et le forgeron fait asseoir son hôte à la table de la cuisine et va chercher un pichet de vin blanc bien frais avec deux verres, il verse le vin et l'entretien peut reprendre : " Vous m'en direz des nouvelles celui-là : c'est mon voisin qui le produit à partir de la vigne qu'il a en bas. Bon admettons que je sois druide, comme vous le dites, vous croyez vraiment que j'ai d'immenses pouvoirs surnaturels comme ça ? En foi de quoi ?
_ Vous faites beaucoup plus jeune que vous ne l'êtes : on vous donne à peine 45 ans alors que moi je sais que vous avez au moins 1OO ans ; vous êtes né le 2 mars 1839 dans ce village même. Comment je sais cela ? Par l'état civil. Savez-vous exactement qui je suis Monsieur Joussier ? Je fais parti du service de renseignement de la Gestapo et c'est comme cela que j'ai pu avoir cette information. Vos concitoyens ne connaissent pas votre date de naissance, si c'était le cas le vide se serait fait autour de vous car on vous craindrait encore plus : ayant arrêté la course du temps que n'êtes-vous capable d'autres prodiges tout aussi incroyables ?
_ Vous m'avouez que vous faites partie de la Gestapo : quel garantie ai-je que vous ne me tendez pas un piège pour essayer de m'instrumentaliser pour accomplir les funestes desseins de votre führer ?
_ Je sais qu'en autres pouvoirs vous avez celui de double vue et de précognition et je ne doutes pas que vous me croyez car vous en savez sur moi beaucoup plus que vous ne voulez en dire.
_ Qui vous a dit que j'aurais le don de voyance ?
_ Vous avez prédit leur avenir à bon nombre de vos patients sans qu'ils vous aient rien demandé à ce sujet.
_ Cela fait quelquefois partie de ma pratique thérapeutique. . . Bravo vous êtes bien renseigné ; vous faites du bon boulot. Il se pourrait que je puisse anihiler votre dictateur, mais pourquoi le ferais-je ?
_ Pas pour l'argent en tout les cas car je sais que vous ne faites jamais payer vos patients quand même ils en auraient largement les moyens.
_ Je n'ai pas besoin d'argent.
_ Preuve supplémentaire de vos pouvoirs car vous savez pourvoir à vos besoins d'une façon totalement autonome.
_ Oui, en effet et si je posais cette question ce n'était pas pour négocier une rétribution mais pour vous interroger sur la nécessité et l'efficacité de zigouiller Hitler, car il s'agit bien de ça, n'est-ce pas ?
_ Quel autre moyen pour le neutraliser ?
_ Si je vous disais qu'on pourrait faire descendre la grâce sur lui et qu'ainsi il renoncerait au pouvoir et rentrerait chez les Chartreux, vous me diriez que je me fous de votre gueule et vous n'auriez pas tort. . . Donc, au point où en est le mal l'élimination physique est devenue inévitable et après ? Avez-vous songé à l'après Hitler ? Est-ce que tout ça ce n'est pas une conspiration pour remplacer un tyran par un autre tyran, encore plus sanguinaire ?
_ Je ne peux rien vous cacher : quel est votre opinion à ce sujet ?
_ Mon opinion ? L'élimination du dictateur ne résoudra rien, vos intentions sont peut-être louables mais elles sont naïves car vous ne semblez pas vous être interrogé sur les circonstances qui ont permis l'ascension de Hitler. On ne guérit pas une maladie en supprimant les symptômes mais en s'attaquant aux causes du mal.
_ Vous avez bien sûr raison et croyez bien que j'y ai réfléchi mais nous sommes dans l'urgence : les causes du mal sont bien trop profondes et importantes ; il faudra des années pour résoudre tout les problèmes qui accablent le monde alors que Hitler s'apprête à faire mourir des millions de gens dans les mois qui suivent ; il a déjà commencé en ouvrant des camps d'exterminations et des centaines de milliers de juifs y ont déjà été massacrés.
_ Vous avez beaucoup de courage, Samuel Rosenberg, car c'est votre véritable nom n'est-ce pas ? Vous avez infiltré la Gestapo au péril de votre vie, vous êtes très courageux, d'un courage dont je me sens moi-même bien peu capable.
_ Cela confirme le fait que vous avez le don de voyance car comment auriez-vous pu le savoir ? Alors êtes-vous d'accord ?
_ Je crois de mon devoir en effet de faire quelque chose mais je ne suis pas d'accord avec votre stratégie. J'ai lu l'avenir du monde avec comme option l'assassinat du dictateur _ ce n'est qu'une option parmis d'autres car plusieurs avenirs s'offrent au monde tout aussi valables les uns que les autres étant donné que l'avenir n'est pas fixé une fois pour toute mais peut varier en fonctions d'actions préalables _ et je l'ai comparé avec celui où il se suicidera en 1945 dans une cave en laissant l'Allemagne en ruine et 60 millions de morts sur le carreau, voilà le résultat que j'ai obtenu : Staline, un dictateur encore plus épouvantable que Hitler, fera main basse sur toute l'Europe et se sera 40 ans de malheurs qui s'ensuivront avec, au final, le déclenchement d'une troisième guerre mondiale où sera utilisé une nouvelle arme dont vous ne pouvez même pas imaginer la puissance de destruction. Les morts ne se compteront plus en millions mais en milliards : la Terre sera en grande partie inhabitable et l'humanité sera en grand danger de disparaître. Est-ce que c'est ça que vous voulez ?
_ Non bien sûr. Avez-vous une autre solution à proposer ?
_ Il faut bien que vous soyez venu pour quelque chose : je ne peux pas vous renvoyer en vous disant qu'on ne peux rien faire ; on peut toujours faire quelque chose mais ne vous attendez pas à des miracles. . .
_ Pourtant vous avez d'immenses pouvoirs. . .
_ Raison de plus pour ne pas les utiliser à tort et à travers. Vous aviez raison : je suis issu d'une longue lignée de druide et je bénéficie de l'expérience de plusieurs millénaires de pratique magique. Au temps de César mes prédécesseurs auraient pu arrêter la conquête de la Gaule en éliminant ce chef de guerre sanguinaire mais ils ne l'ont pas fait, ce qui leur a d'ailleurs coûté la vie, car ils ont vu qu'un avenir bien pire se dessinait pour la Gaule en tuant celui qui n'était pas encore un tyran.
_ Oui mais la langue gauloise a disparu et avec elle la Gaule.
_ La langue gauloise aurait de toute manière disparu car toute langue évolue et ça ne sert à rien de s'attacher aux formes éphémères mais la Gaule est toujours là : si César avait été tué elle aurait disparu pour de bon.
_ Pourquoi ?
_ Parce qu'un empire gaulois aurait remplacé l'Empire Romain et les Celtes seraient devenus commes les Romains : des pillards assoiffés de sang et d'or réduisant les peuples conquis en esclavage et s'en aurait été fini de la spiritualité celtique et c'est la Gaule en tant qu'entité spirituelle qui aurait disparu. L'entité spirituelle Gaule est toujours là et son influence est encore perceptible. Il en va d'une nation comme il en va d'un être humain : l'une et l'autre ont une âme. Si je vous raconte tout ça c'est pour vous expliquer le danger qu'il y a à se comporter comme un apprenti sorcier : la sagesse druidique est une arme bien plus efficace que la violence.
_ Et c'est quoi cette arme ?
_ Elle est toute spirituelle. Le peuple juif va subir une terrible épreuve : 6 millions de ses enfants seront immolés mais la guerre finira et il sera confronté à une bien plus grande épreuve où plutôt à une terrible tentation ; la tentation de la vengeance et de se comporter comme leurs tortionnaires nazis ; c'est là que le peuple juif sera en grand danger, un danger bien plus grand que celui de l'holocauste qui se prépare ; celui de perdre son âme. La mort de l'entité spirituelle juive. L'holocauste est inévitable car trop engagé mais l'entité spirituelle juive peut être encore sauvée et c'est là, Samuel, que tu auras ton rôle à jouer. Tu survivras à la guerre et il faudra que tu deviennes le chef de cet état juif qui est en train de se créer en palestine : alors je t'en conjure ; vous autres Juifs ne faites pas aux habitants de langue arabe de cette région ce que les nazis sont en train de vous faire, ne les chassez pas de leur maison et essayez de négocier avec eux un état commun où ils seront traités à égalité avec les Juifs. Voilà, ce sera ta mission.
_ C'est pas pour cela que je suis venu, je suis venu pour éviter toutes ces morts et ces destructions que vous m'annoncez, pas pour entendre une cascade de bon sentiments.
_ Ecoute Samuel, je ne sais que te dire, en gaulois on dit beret nox comarlionim, la nuit porte conseil. Prend une chambre d'hôtel à Luzy, passe le restant de la journée à te promener et reviens demain. ".
Samuel suit le conseil du forgeron : il passe d'abord à Luzy où il repère un hôtel où il réserve une chambre et passe le restant de la journée à visiter le coin. Puis rentre à l'hôtel où il dîne et ensuite va se coucher. Le lendemain, comme convenu, il retourne à la forge. Même chose que la veille ; alors devant le pichet de blanc Claudes Joussier lui pose cette étrange question : " Est-ce que tu as rêvé cette nuit, Samuel ?
_ Oui, un rêve incroyable aussi long qu'une vie entière. . .
_ Raconte.
_ Comme vous voulez.
_ Au point où on en est tu peux me tutoyer.
_ Bon, comme tu veux. Alors voilà : cette nuit j'ai rêvé. Un rêve confus, comme toujours, dont je ne me souviens que de quelques bribes. Je n'étais que spectateur dans ce rêve ; il se déroulait comme un film, il narrait un drame paysan contemporain, une histoire peut-être tirée d'un roman de Bernard Clavel ou de Signol quoique j'eusse préféré que ce fût Claude Seignolle. Cette histoire avait pour théâtre un terroir de hautes collines boisées semblable au Morvan avec un sommet culminant à 1 O50 m. Seulement la particularité de ce territoire est qu'il était situé à 30 km du centre de Paris ce qui est totalement invraisemblable. Alors quel était le sens de ce rêve ?
On pense toujours que la ruralité profonde et arriérée se situe loin des grands centres urbains évolués. Alors qu'un terroir de sauvages puisse se trouver quasiment aux portes de la capitale de la France c'est proprement inimaginable. Certains membres de la mouvance d'extrême-droite se gausseront en disant que c'est pourtant le cas dans les banlieues avec toute cette population d'immigrés mais ils seront hors catégorie car la banlieue n'est pas une campagne peu densément peuplée. Mais, dans le fond, n'auront-ils pas raison ? Non, bien sûr, car il importe de comparer ce qui est comparable et il y a arriération et arriération. . .
Le tout est de distinguer l'arriération rurale bien française de celle, banlieusarde, d'importation récente qui n'est due qu'à un mème identitaire basée sur la religion. En effet qu'il y a-t-il de commun entre les scènes du film La Soupe Aux Choux et les rodéos sauvages aux pieds des HLM ? D'un côté la peinture et la caricature, non sans tendresse et une certaine nostalgie, d'un monde révolu et de l'autre l'expression de la décadence. Nous sommes là aux antipodes. . .
Cependant imaginons cet inimaginable et ce terroir quasi montagnard aux portes de Paris. De grandes forêts, de petits villages perchés sur des flancs de collines escarpées, de magnifiques paysages donnant sur la plaine et l'agglomération parisienne, un bocage enchevétré aux tout petits champs ceints de haies aux arbres centenaires ; il y a bien de quoi attirer des foules de citadins en quête de tranquilité et de retour à la nature. Dans ce cas cette région devrait être envahie par les résidences secondaires et les lotissements, sillonnées d'autoroutes pour desservir toute cette urbanisation sauvage et ramifiante et finalement on est en droit de penser que la ruralité arriérée a depuis longtemps fait place à une uniformisation sociologique où les ruraux sont devenus des banlieusards comme les autres. Dans ce cas foin de terroir arriéré et de drames paysans à la Bernard Clavel et encore moins d'histoires de sorciers à la Claude Seignolle, alors que reste-t-il ? Il s'agissait bien d'un rêve, incohérent, comme toujours. . .
À moins que. . . cette ruralité arriérée ait été, pour une raison mystérieuse, préservée et que cette région se retrouve quasiment sous cloche constituant une sorte de réserve d'amérindiens comme il est d'ailleur suggéré dans le film La Soupe Aux Choux (sans, cependant, l'effet zoo avec jets de cacahuètes. . .) on pourra penser, alors, qu'une sorte de cordon sanitaire aura été établi autour de ce territoire le préservant ainsi des méfaits de la modernité.
Si l'imagination a érigé de hautes collines aux portes de Paris elle aura tout aussi bien pu accomplir ce tour de force constitué par le fait d'avoir conservé un terroir arriéré dans son jus. Après tout ce n'est qu'un rêve.
Oui, mais une bonne histoire se doit d'être plausible sinon elle est sans intérêt à moins que ce ne soit qu'un conte ; bien sûr le conte peut avoir son intérêt si il se présente sous forme de fable ou de parabole mais tel n'est pas le propos ici. Donc il faut expliquer le cordon sanitaire.
Le mieux serait de présenter un exemple de cordon sanitaire en prise avec cette réalité-ci. Existe-t-il vraiment dans ce monde contemporain ? Non, il faut se rendre à l'évidence : de telles choses ne peuvent exister dans le monde moderne où tout est connecté avec tout et où l'uniformisation triomphe. Cependant ceci ne doit pas me dispenser d'une explication plausible quand bien même elle releverait de la science fiction. Ou de la politique fiction. La solution se trouve peut-être dans un parc naturel à l'instar des ceux qui se présentent déjà sur le territoire français, mais tout ces parc sont ouvert au tourisme or ce n'est pas le cas de ce parc naturel que nous appellerons Le Parc Naturel des Hautes Gâtines car seul les habitants de cet endroit y ont accès, ils ont naturellement le droit d'en sortir et voyager où bon leur semble de part le monde mais aucun non résident ne peut y aller.
Un peu d'histoire. Dans les années 2020, alors que face au réchauffement climatique et la dégradation de la Terre il fallait bien faire quelque chose, les pouvoirs publics voyant que les monts des Hautes Gâtines risquaient de se dégrader irrémédiablement sous la pression de l'urbanisme et de l'artificialisation des terres agricoles, ont décidé de créer ce parc avec toutes sortes d'obligation. Elles ont imposé l'expropriation et la démolition de millions de résidences secondaires ainsi que la destruction de toutes les autoroutes et les voies urbaines qui défiguraient le paysage de même que tout les hypermarchés et les centres commerciaux ; ne purent habiter dans le parc que les natifs des Hautes Gâtines. On imposa le retour au pratiques agricoles anciennes et on interdit les engins agricoles motorisés, le mot d'ordre fut qu'il fallait revenir à la culture vivrière et on restaura l'artisanat traditionnel. En fait on assista là à l'éclosion d'un véritable conservatoire expérimental qui devrait servir de modèle au monde entier afin de le sauver du cataclysme final qui le menaçait. De plus les habitants des Hautes Gâtines durent signer une charte culturelle extrêmement sévère : interdiction de l'automobile, de la télé, de la radio, de l'informatique, d'internet et surtout des réseaux sociaux ; l'enseignement se fit comme dans les écoles communales des années 1920. Certains décideurs pensèrent que pour que l'expérience fût efficace il fallait aussi interdire que les sujets expérimentaux sortissent du parc et les obliger à être confinés de façon permanente dans celui-ci mais de nombreux scientifiques jugèrent qu'il fallait que les cobayes fussent libres de leurs mouvements car dans les temps anciens cette dichotomie entre une ruralité arriérée et un monde urbain moderne avait toujours existé _ modernité relative à une époque donnée : le Paris du XVIIème siècle était déjà moderne par rapport aux campagnes environnantes même si l'on considère de nos jours que la vie urbaine de cette époque était horriblement archaïque et demeurée _ il fallait que les conditions de l'expérience fussent au plus près de la réalité. Bien sûr on songea que les ruraux des Hautes Gâtines auraient pu, du fait de leurs incursions incessantes dans la capitale, finir par se corrompre au contact du mode de vie moderne et, de cette manière, faire échouer l'expérience. Pour éviter ce biais on décida que de n'allouer aucune allocation, aucune aide financière aux sujets expérimentaux : même la pauvreté extrème devenait une condition nécessaire à l'expérience ; de plus il n'y aurait aucune assistance médicale ni aucune assurance maladie et vieillesse. En fait on reconstitua un véritable morceau de tiers-monde à deux pas de la capitale de la quatrième puissance mondiale. Bien sûr on réfléchit au fait que les paysans des Hautes Gâtines pourraient tirer beaucoup de profits des produits de leurs cultures qu'ils viendraient vendre eux-même sur les marchés parisiens ( d'autant plus que ceux-ci seraient sains et bio, donc très attractifs ) mais on fit en sorte que la taille des exploitations n'excédât que le strict nécessaire afin de produire de quoi nourrir tout juste le paysan et sa famille. Le défrichage des forêts fut strictement interdit de même l'acquisition de champs et de prés fut rendu impossible par l'absence de circulation monétaire. Les cultivateurs furent condamnés à l'autarcie et les artisans durent se plier au troc. C'était là la reconstitution d'une société traditionnelle hautement archaïque ; pour un peu on se serait cru retourné à l'Âge-du-Fer. Voilà, tout les ingrédients étaient en place et il ne resta plus qu'à laisser mijoter pour voir ce qu'il en résulterait. . .
Un peu de géographie : les monts des Hautes Gâtines font partie du massif central ; ils sont en fait le prolongement du Morvan. Le Morvan s'affaisse un peu et laisse place au nord à un plateau calcaire dont l'altitude moyenne est de 500 m puis à 100 km au sud-est de Paris le massif cristallin émerge de cette formation géologique pour s'étendre plus au nord sur une distance de 160 km et il s'étale d'ouest en est sur un largeur de 100 km atteignant ainsi une taille analogue au massif hercynien constitué par la réunion des Vosges et de la Forêt Noire. Les Hautes Gâtines culminent à 1050 m d'altitude au Mont Ardun qui se situe à peu près au centre du massif.
Cette histoire a commencé justement au sommet du Mont Ardun. Là se trouvait un monument aux morts consacrés aux combattants de la guerre mondiale 1914/1918. Sur le mont avait eu lieu une bataille décisive entre décembre 1917 et novembre 1918. En cette année 2025 les vestiges des tranchées tout autour de la montagne subsistaient encore. Le monument se présentait sous la forme d'une pyramide haute d'une cinquantaine de mètres constituées d'énormes blocs de granite à peine équarris assemblés selon l'appareil cyclopéen. C'était en fait un ossuaire où reposaient les restes des milliers de soldats tombés sur le site de cette grande bataille. Les os des combattants français et allemands étaient mélés à l'intérieur d'une grande salle voutées que recélait ce monument. On y accédait par une grande porte de quatre mètres de haut et pareillement de large dont les montants et le linteaux étaient des parrallélépipèdes de granite grossièrement taillés d'un demi mètre de large, un des deux battants de la porte de bronze complètement verdie étaient gravée de cette incription : QUE MAUDITE SOIT LA GUERRE !. La pyramide reposait sur le sommet quasiment plat du mont recouvert d'une herbe rase ; la forêt reprenait ses droits un peu plus bas à une cinquantaine de mètres tout autour du monument.
La jeune femme contempla à l'ouest Paris qui s'étalait quasiment sur tout son champ de vision en une mosaïque gris clair indéfinissable seulement trouée par les taches vertes des parcs, des jardins et des forêts, elle fit le tour de l'ossuaire et elle dirigea son regard vers l'est où elle discerna dans le lointain les molles ondulations des Vosges essayant de deviner, encore au-delà, la Forêt Noire ; les montagnes de sa patrie. Cette femme n'aurait pas dû se trouver là car elle ne faisait pas partie de la communauté des habitants natifs des Hautes Gâtines ; elle avait traversé clandestinement la frontière qui ceignait tout le massif. Etait-ce une touriste qui avait enfreint la loi juste pour se promener et ramener des photos de cette si pittoresque région interdite ? Non, en fait Anabelle Schwartz était l'arrière petite-fille de Otto Schwartz dont les os (du moins le supposait-elle) reposaient dans l'ossuaire. Elle accomplissait, en quelque sorte, un pélerinage. Cette jeune femme d'une trentaine d'année avait malgré tout l'air d'une touriste et si elle avait visité le village de Saint-Moutier qui se trouvait à trois kilomètres en bas dans la vallée elle eut immanquablement attiré l'attention au milieu de ces paysans, vétus de bleus de chauffe élimés, venus se rassembler au café du coin à la fin de leur pénible journée de travail. Tout à sa contemplation du panorama sublime qui s'étalait à 360° tout autour du mont elle ne prit pas garde à la venue d'un jeune résident du parc qui s'approcha d'elle. Quand il se trouva à quelques pas d'elle dans son dos il se racla la gorge pour attirer son attention. Surprise, elle se retourna vivement et dit : " Oh ! Tu m'as fait peur. . .". Jean Gagnaire décela son accent allemand et s'enquit : " Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas mademoiselle ?
_ Tu ne vas pas me dénoncer ? " Anabelle tutoyait l'inconnu car il lui semblait tout naturel de tutoyer quelqu'un de son âge. Jean s'en étonna mais il en fut aussi touché et il trouva l'étrangère fort sympathique. Il répondit en rigolant : " Mais non ! nous ne sommes plus en 40/44 et le temps des délations est passé.
_ Quel mauvais goût ! " La jeune allemande aurait pu être choqué étant donné sa nationalité et l'allusion à cette période de l'histoire où un grand nombre de ses contemporains s'étaient illustrés par leur barbarie en temps qu'acteurs de l'holocauste où des millions de juifs avait péri. Mais là elle s'amusa de cette sortie déplacée et considéra avec attention le jeune homme qui se trouvait devant elle ; des cheveux blonds dépassaient de sa casquette d'ouvrier encadrant un visage glabre aux yeux bleus rieurs, il était vêtu à la mode des Hautes Gâtines c'est à dire d'un costume quasiment folklorique constitué d'une veste de coutil et d'un pantalon de même d'un bleu céruléen délavé. Elle le trouva grandement sympathique et elle aussi finit par rire, elle finit par lui dire : " Je ne suis pas une touriste ; je ne viens pas là pour voir des aborigènes ; je suis venu rendre hommage à mon arrière grand-père qui s'est fait tuer sur cette montagne en 1917 et dont les restes se trouvent à l'intérieur de ce monument.
_ On sent à quel point vous étiez attachée à cet arrière grand-père.
_ Oh ! tu n'en rates pas une ! " Elle aurait pu s'offusquer mais tout ce qu'elle trouva à faire c'est de rigoler à nouveau, elle reprit : " Oui, c'est vrai cette commémoration n'est qu'un prétexte : je viens avant tout visiter cette si belle région interdite. . .
_ Et voir de près à quoi ressemblent les sauvages, n'est-ce pas ?
_ Oui, ces cannibales ; j'espère que toi et ta tribu vous n'allez pas me capturer et me faire bouillir dans un grand chaudron ! " Les deux jeunes gens s'esclaffèrent de plus belle. . .
On va la faire court. . . Oui, ils sont tombés amoureux l'un de l'autre et ils ont fini par se marier et Anabelle a suivi son mari dans les Hautes Gâtines et ils se sont installés dans la forge paternelle à Saint-Moutier et Jean a continué son métier de forgeron. Anabelle s'est très bien adaptée au retour à la terre et à la frugalité et a même trouvé le bonheur sans aucunement regretter sa vie de citadine en Allemagne.
En 2040 Anabelle dut se rendre à Paris. Elle se leva de bonne heure, elle attela le cheval à la carriole et roula par le chemin de terre jusqu'au poste frontière de Villeparisis. Puis, passé la frontière, elle dut emprunter une départementale car il n'était évidemment pas question de prendre l'autoroute. Ah, c'est sûr qu'elle détonnait ! sur sa carriole vêtu de sa longue jupe noire et de son châle brodé, avec son fouet à la main ; on se serait cru au XIXème siècle ! Derrière elle, des automobilistes au bord de l'apoplexie n'arrêtaient pas de claxonner en l'injuriant : " Connasse de Gâtinaise, tu vas avancer ! Va rejoindre tes copains les Amish aux States ! ". Une jounée de voyage ne suffit pas pour atteindre sa destination et elle dut s'arrêter en route et coucher dans sa carriole dans une banlieue sordide. Enfin au bout de ce trajet éprouvant, elle trouva à se garer au pied de la Tour Montparnasse. Elle prit l'ascenseur et monta jusqu'au dixième étages, là elle poussa la porte d'une étude de notaire et s'adressa à l'accueil où elle se présenta en ces termes : " J'ai rendez-vous avec Me Pelletier ; je suis Anabelle Gagnaire.
_ Je le préviens, dit la secrétaire, pouvez-vous patienter sur un des fauteuils près de la baie vitrée ? ". Anabelle s'assit sur un fauteuil juste en face de la baie et contempla le panorama qui s'étendait à l'est. Il faisait beau et sec et le massif des Hautes Gâtines semblait très proches, semblable à une mer aux vagues bleu vert : Anabelle fut impressionnée par la hauteur de ces collines et trouva une certaine irréalité à ce paysage comme si elle pressentait que ce n'était là qu'un décor de théâtre cachant tout autre chose. . . Son regard s'arrêta sur ce qu'elle reconnut comme le Mont Ardun, " du gaulois Ardodunon, la haute forteresse " se dit-elle. Elle discerna la pyramide de l'ossuaire et cela lui fit remonter le souvenir de sa première rencontre avec Jean et les larmes lui montèrent aux yeux. Accaparée par ses pensées elle ne prit pas garde de l'arrivé du notaire qui la salua ainsi : " Bonjour, Madame Gagnaire, je vous prie de m'excuser de vous avoir fait attendre, belle vue n'est-ce pas ? À cette saison les montagnes de l'est sont magnifiques. . . Dire que vous habitez cette si belle région. . . " Anabelle sourit faiblement et le tabellion se rendit compte de ses propos en décalage face à la situation. . . Me Pelletier introduisit Anabelle dans son bureau la fit asseoir et entra dans le vif du sujet : " Nous voilà réunis pour régler la succession de votre mari Jean Gagnaire décedé le 10 juin 2040 à Saint-Moutier dans le Parc des Hautes-Gâtines. Il vous lègue sa maison et un atelier de forge ainsi qu'un jardin de 2 000 m². Vous êtes sans enfants. . . " La procédure de succession se déroula pendant encore un petit moment, Anabelle signa tout les documents nécessaires puis elle fut sur le point de partir, mais le notaire la retint pour lui prodiguer ces quelques paroles de réconfort : " M. Gagnaire est mort si jeune, d'une embolie pulmonaire, et dire que s'il s'était trouvé près d'un hôpital. . .
_ Oui, je sais, Maître, il aurait pu être sauvé ; nous sommes bien sots nous autres les Gâtinais de vivre comme des Amish, n'est-ce pas ?
_ Vous participez à une expérience en vrai grandeur. . .
_ Oui, nous sommes des cobayes en quelque sortes. . .
_ Je crois savoir que vous avez encore de la famille en Allemagne : vous pourriez refaire votre vie là-bas ; l'existence dans les Hautes Gâtines est trop rude. . .
_ Peut être, mais je ne changerais pas cette vie pour un empire. Pour moi l'expérience est concluante, même si nous sommes loin de tout et privés du confort moderne et des soins médicaux du dernier cri, nous sommes heureux et ne vous préoccupez pas de ma famille en Allemagne ; ma vraie famille est à Saint-Moutier. Les moustériens m'ont accueilli comme une des leurs et se sont moqués éperdument que je sois allemande, une étrangère. À ma mort je veux être enterré à Saint-Moutier : dans ce lieu c'est là que l'on me pleurera le plus ; pas en Allemagne où les membres de ma famille sont devenus des étrangers. " L'entretien s'arrêta là et Anabelle rentra chez elle sans encombres.
Elle reprit sa vie, heureuse, malgrés son veuvage. Elle cultiva son jardin qui lui suffit à sa subsistance et bénéficia du soutien tant matériel que moral de ses voisins et amis. Seulement elle déplorait que les Gâtinais fussent sans soins médicaux modernes ce qui avait coûté la vie à Jean son bien aimé. En faisant le ménage dans le grenier elle trouva une sorte de vieux livre, quasiment un vieux grimoire, sur les plantes médicinales et comment les administrer pour guérir toutes sortes de maladies. Elle se prit de passion pour les simples et finit par parcourir les bois et le prés pour les cueillir. Elle prépara toutes sortes de tisanes pour soigner son entourage et s'aperçu de l'efficacité de ces traitements. Au fil des ans elle accomplit de grands prodiges en matière de guérison et elle finit par acquérir des dons de guérison jusque là ignorés et latents. Sa réputation de thérapeute sauvage s'étendit par toute la France et même au-delà. De plus en plus d'étrangers aux Hautes Gâtines s'introduisirent clandestinement sur le territoire pour aller la consulter et obtenir des guérisons. Les contrôles se firent plus sévère et le flux de patients exogènes en souffrance finit par se tarir. Les autorités ne pouvaient permettre que l'expérience echouât à cause d'un sorcière ! Mais elle lui laissèrent pratiquer son art estimant que cela faisait aussi partie de l'expérience ; cependant pas question que l'extérieur du parc vint corrompre les Gâtinais par un afflux d'argent quand bien même Anabelle prodiguât ses soins gratuitement.
En la fin de cette journée de l'automne 2055 Anatole Le Skoazelec labourait son champ près de Saint-Moutier. Il s'enfonçait dans la terre grasse de cet ancien marais asséché et son cheval peinait à tirer la charrue s'ébrouant souvent en secouant la tête. Soudain le soc de la charrue se trouva coincée sous une grosse pierre ; le cheval se cabra en hennissant et Anatole commença à l'injurier. Il batailla tant et tant que l'obstacle finit par céder brusquement et la charrue fut renversée sur le côté, il la redressa vaille que vaille et chercha à savoir ce qui lui avait causé tant de misère. Le paysan décela dans le sillon nouvellement creusé une grosse pierre de la taille d'une tête humaine ; il la tira sur le chaume non encore labouré et se mit en devoir de la dégager de sa gangue de terre. Le paysan fut extrèment surpris de constater qu'il s'agissait là en effet de la tête d'une statue en marbre. La nuit tombait et il commençait à pleuvoir et son cheval était fourbu ; il décida d'arrêter le labour pour ce soir. Il détala le cheval, posa sa trouvaille sur son épaule et rentra à la ferme. Plus tard dans la soirée, après avoir mangé la soupe en compagnie de son épouse, il alla chercher la tête qu'il avait laissée à l'écurie, l'installa dans l'évier et se mit en devoir de la nettoyer. Quand ce fut fini il la posa sur la table où il put l'examiner de près à la lumière du feu dans la cheminée. Fanny s'exclama : " Qu'est-c'est donc cette cochonnerie que tu nous as encore ramenée !
_ Silence la femme, commence pas tes jérémiades !
_ Y'a bien de quoi avoir peur. . "
En effet le bloc de marbre blanc représentait la tête d'un homme à la coiffure hirsute tirée en arrière semblant sourire mais on s'apercevait bien vite que cela n'était qu'un rictus inquiétant. Les flammes de la flambée parraissait animer les traits de ce visage que l'on eut dit venu de l'enfer.
" En tout cas je ne veux pas de ça chez moi ! " Déclara Fanny sur un ton qui ne présageait rien de bon sur la suite de la discussion qui promettait d'être orageuse. " C'est bon je vais la mettre dans la grange. " Répondit Anatole sur un ton conciliant.
En fait il la posa sur le plancher du grenier juste au dessus de leur chambre à coucher. Fanny, tout occupée à sa vaisselle, ne s'en aperçut pas car on accédait au grenier par une échelle à l'extérieur. Au cours de la nuit le couple fut réveillé par des bruits étranges comme si on trainait un objet lourd sur le plancher. Fanny cria, au bord de l'hystérie : " Qu'est-ce que c'est que ça !
_ C'est bon, ce doit être un grand-duc qui a dû s'introduire dans le grenier. . . ". Anatole alluma la lampe à pétrole, s'habilla sommairement, descendit les escaliers, sortit dans la cour et grimpa par l'échelle du grenier, puis il ouvrit le vantail et scruta l'intérieur à la lueur de sa lampe. Il faillit tomber à la renverse en bas de la cour et l'épouvante le saisit : la tête ! elle bougeait toute seule ! Il redescendit très vite et se précipita auprès de Fanny, il hurla : " Vite sortons de la maison : elle est hantée ! ". Ils se réfugièrent dans la grange où il passèrent la nuit plus mort que vif. Au petit matin ils allèrent frapper à la porte de leur voisins les Sénéchal. Mathurin Sénéchal leur ouvrit à peine tiré du lit, il vit leur mines défaites et paniqués et leur demanda grandement étonné : " Oh ! les Le Skoazelec, vous avez-vu le diable ?!
_ C'est tout comme, Mathurin. . . " Le père Sénéchal les fit rentrer et leur offrit à chacun un bol de café que venait tout juste de passer la Félicie. Anatole conta par le menu les derniers évènements qui venaient de se dérouler ces dernières heures. À la fin Sénéchal déclara : " Il faut faire venir la Gagnaire elle saura ce qu'il faut faire.
_ Quoi ? La sorcière ?
_ Anabelle n'est pas une sorcière ! répliqua vertement Félicie Sénéchal, c'est une amie et elle m'a guéri de mon cancer du sang ; sans elle je serai au cimetière !
_ On dit qu'elle invoque le diable ! intervint Fanny.
_ Oh ! Ce sont de commérages tout ça ! allez il faut faire venir Anabelle dés maintenant. . ." Ainsi fut fait.
La vieille Anabelle exigea qu'Anatole apportât la tête dans la salle de la ferme car pas question pour elle de grimper au grenier avec ses rhumatismes ! Le paysan dut s'exécuter malgré sa trouille et il finit par rapporter le bloc de marbre qu'il posa sur la table. N'oublions pas qu'Anabelle était d'origine citadine et qu'elle avait fait des études poussées notamment en archéologie : elle examina la tête de tout les côtés et finit par déclarer : " La cassure est fraîche, là, à la base du cou, le reste de la statue doit être encore dans ton champs, Le Skoazelec : il faut la ramener ici. " On alla dans le champs à l'emplacement où le paysan avait laissé sa charrue et avec des pelles et des pioches Le Skoazelec et Sénéchal finirent par déterrer ce qui restait de la statue, on la transporta dans la brouette et après nettoyage on s'aperçut qu'il lui manquait les bras, plus tard un des bras sera retrouvé dans le labour. La statue représentait un homme nu semblant chevaucher une vague et elle finissait par un socle de forme grossièrement octogonale d'une vingtaine de centimètres de haut. Anabelle demanda à Anatole de poser la tête sur la cassure où elle pu tenir toute seule en équilibre. La vieille phytothérapeute considéra la statue et finit par dire : " C'est une statue antique, probablement gallo-romaine, elle représente le dieu gaulois de l'océan Nequotanis. Il faut faire venir un archéologue de Paris qui nous en dira plus. . . Il faut prévenir les autorités du Parc.
_ En tout les cas elle ne reste pas chez nous ! exigea Fanny, on a eu trop peur cette nuit.
_ C'est bon, il n'y aura qu'à l'installer à la forge. " Ainsi fut fait. La statue fut posée sur l'enclume et la tête recollée avec de la colle à bois. Les manifestations parapsychologiques ne reprirent pas.
Quinze jours plus tard le Pr Venceslas du collège de France, accompagné du directeur du Parc, se présenta à la maison d'Anabelle. L'archéologue examina la statue et la trouva remarquable ; il demanda à voir le lieu de la trouvaille et Anabelle les conduisit au champ de Skoazelec. Le professeur regarda le site et finit par dire : " Il faut fouiller l'endroit, Monsieur le Directeur il va falloir organiser des fouilles dés cet été. J'espère que nous aurons les autorisations nécessaires. . ." Le directeur soupira : " Cela ne va pas être facile : je vous rappelle que les Hautes Gâtines sont un sanctuaire écologique et que ce chantier risque de provoquer des perturbations dans l'expérience en cours.
_ Cela fait 33 ans qu'elle dure et nous n'en voyons toujours pas la conclusion : elle devait servir de pilote pour le monde entier et on voit bien que ce n'est pas le cas. Personne ne veut suivre cet exemple. Les habitant du tiers-monde ne rêvent que d'une chose : se goinfrer comme les occidentaux.
_ Avec pour résultat que nous sommes au bord du cataclysme.
_ On disait la même chose en 2022 à l'inauguration du parc : l'Apocalypse prend son temps on dirait. C'est pas pire qu'il y a 33 ans.
_ Et puis, y'a Le Skoazelec qui va faire vilain si on lui pique son champs, intervint Anabelle, déjà qu'on a du mal à se nourrir avec le peu de terre qu'on nous alloue, n'est-ce pas Monsieur le Directeur ?
_ Oh, je sens un ton de reproche dans le son de votre voix, Madame Gagnaire, nous faisons tout notre possible pour que vous surviviez. . .
_ Avec un seul mot d'ordre : démerdez-vous.
_ C'est les conditions initiales de l'expérience : il faut jouer le jeu et puis vous êtes libres de quittez les Hautes Gâtines ; le Parc n'est pas une prison. Or depuis la fondation de celui-ci nous n'avons noté aucun départ, bien au contraire ; avec les naissances la population gâtinaise s'est accrue sensiblement et nous dénotons qu'elle est globalement en bonne santé.
_ Grâce à moi et à mes élèves car s'il avait fallu compter sur vous pour nous soigner. . .
_ Même remarque que précédemment et nous considérons comme très positive l'émergence d'un corps de phytothérapeutes, à votre initiative d'ailleurs, ce dont nous vous remercions, sur ce plan, au moins, l'expérience a marché.
_ Admettons, mais qu'allez vous faire pour indemniser Le Skoazelec ; allez lui lui fournir un autre champs ?
_ Tout les champs sont pris sur la commune de Saint-Moutier.
_ Dans ce cas il faudra défricher une partie de la forêt.
_ C'est strictement interdit.
_ Alors les Le Skoazelec vont mourir de faim.
_ Il n'en est pas question. Professeur, j'ai bien peur que votre projet de fouiller ce champs soit compromis. " La discussion s'enlisait quand tout à coup le Pr Venceslas remarqua dans la terre fraîchement retournée un curieux petit objet, il se baissa et nettoya sa trouvaille avec un mouchoir en papier et un peu de salive. Il s'exclama : " Une pièce de monnaie antique ! " Il examina l'objet discoïdale qui ne faisait guère plus que 30 mm de diamètre et dit : " Non, à la réflexion ce n'est pas une pièce de monnaie mais un objet de défixion ; un dispositif pour jeter un sort : voyez il comporte ce symbole maléfique. " Anabelle rigola : " Déjà que l'on me traite de vieille sorcière au village alors là c'est le bouquet. . .", elle regarda de près l'objet et reconnut le symbole et dit : " Quoi ? Un svastika ? Ce n'est pas un symbole maléfique susceptible de jeter un sort, certes depuis que ce sauer Hitler l'a récupéré pour en faire l'emblème de son putain de parti c'est un symbole maudit mais au temps des Celtes c'était un symbole, au contraire, tout ce qu'il y a de bénéfique. Herr Professor, vous avez des idées préconçues qui s'appliquent peut-être à notre époque mais pas à celle des Parisii, les ancêtres des Hauts Gâtinais mais aussi des Parisiens. Oh! comment un homme de science comme vous peut-il souscrire à de pareilles calembredaines tout au plus dignes de l'intellingetsia parisienne ? Et d'abord il me semble qu'il s'agit là plutôt d'une pièce de monnaie que d'un objet de défixion.
_ Nein, Frau Schwartz, vous voyez je suis bien renseigné ; je connais même votre nom de jeune fille. " Venceslas semblait avoir été piqué que l'on lui ait donné du Herr Professor et l'on pourrait s'étonner qu'il en sût tant sur Anabelle : la vieille femmes, non seulement était une figure des Hautes Gâtines mais elle était aussi la maire de Saint-Moutier ; il savait qu'il devrait composer avec elle si jamais il fouillait le champ et c'est pourquoi il s'était renseigné sur cette notable. Il reprit : "Madame la Maire, vous qui vous piquez d'archéologie, voyez la couleur de ce petit disque : il est gris ; ce ne peut donc être du bronze et encore moins de l'or et l'argent ; il s'agit bel et bien de plomb et le plomb ne servait pas à faire de la monnaie. Les tablettes de défixion étaient de minces feuilles de plomb gravées de formules de malédiction comme les plombs du Larzac sur lesquelles on a d'ailleurs pu reconnaître des inscriptions en langue gauloise que l'on a déchiffrées ce qui a considérablement fait avancer les connaissances sur cette idiome. Là, il ne s'agit pas d'une mince feuille mais plutôt d'une rondelle d'une certaine épaisseur qui pourrait la faire passer pour une pièce de monnaie mais ce n'est pas le cas. Les rondelles de défixion sont plutôt rares mais pas inexistantes ; celle-ci à défaut d'inscription en latin ou même en gaulois ne comporte qu'un symbole et je soutiens que ce symbole a servi à jeter un sort. Etant donnée la destination de l'objet il ne peut en être autrement.
_ Comment donc ? Répliqua, sceptique, Anabelle. Il s'agit pourtant bien d'un symbole bénéfique et porte bonheur : tout ceci n'a pas de sens. Cela ne veut rien dire le métal : c'est pas le métal qui jette le sort.
_ Allons donc, intervint le directeur du Parc sur le ton de la plaisanterie, votre réputation de sorcière n'est plus à faire et vous savez très bien que la matière dans laquelle est confectionné un porte malheur a toute son importance !
_ C'est bien parce que vous êtes le directeur, répliqua la phytothérapeute, sinon je vous aurais flanqué un coup de pied au cul pour votre insolence !
_ Oh, si on peut même plus rigoler. . .". La vieille femme haussa les épaules et reprit : " Sans être sorcière, j'en sais un peu long sur la sorcellerie grâce surtout à un certain grimoire que j'ai découvert dans mon grenier : on se fait bien des idées sur les objets prétendument de sorcellerie ; on pense qu'il faut une codification précise mais c'est pas vrai. Par exemple un viel écrou au bout d'une simple ficelle fait un excellent pendule : c'est comme ça que le père Régnier a découvert la source qui irrigue son champs et puis pas besoin de boule de cristal pour voir l'avenir : un simple bol d'eau est largement suffisant. Ce n'est pas le matériel qui fait la voyance mais le medium.
_ Je suis d'accord avec vous, Madame la Maire, intervint le professeur, la matière de la rondelle me fait penser qu'elle est un objet de défixion mais je ne crois pas qu'elle avait un rôle à jouer, supposé ou non, dans l'ensorcellement. On a retrouvé pareils objets de sorcellerie en écorce de bouleau dans des tourbières du Jura datant eux aussi de la période gallo-romaine : je pense que le plomb, les écorces d'arbre ou de simples morceaux de bois ont pu être employés indifféremment pour la défixion et si on en a retrouvé que dans les tourbières c'est grâce aux conditions de conservation de ce milieu ; sinon partout ailleurs tout le objets de maléfice en matière organique se sont décomposés et ont disparus.
_ C'est vrai ce que vous dites, répondit Anabelle, mais pourquoi diable est-ce que ça devrait être lié à la sorcellerie ? Cela a pu être un porte-bonheur, le support importe peu du moment qu'il est bon marché. Votre hypothèse ne tient pas Monsieur le Professeur.
_ Pourtant toutes les rares rondelles de cette typologie que l'on a trouvées sont sans ambiguïté dans leur destination : les inscriptions qu'elles comportent sont bien des malédictions. L'expression : in neces ibi, tu iras à la mort, revient souvent mais il est vrai que nous n'en avons pas encore, jusqu'à présent, retrouvées qui comportent des symboles.
_ Encore une fois vous extrapolez ! Vous tirez des conclusions hâtives d'un fait isolé ; en l'occurence ce plomb qui comporte un svastika.
_ Excusez-moi de vous avoir traité de sorcière, Madame la Maire, je me suis visiblement trompé : vous êtes d'une parfaite rigueur scientifique.
_ Quand on soigne les gens il le faut bien : si j'avais fait partie de la corporation des charlatans j'aurais eu beaucoup de mort sur la conscience. Dieu merci, j'ai toujours guéri mes patients : y'a peu de grands professeurs de médecine qui pourraient se vanter de pareils résultats. Et puis pourquoi les sorciers ne seraient-ils pas des scientifiques après tout ? ". Le Pr Venceslas se sentit visé et un ange passa. Mais au bout d'une minute il reprit : " Il n'y a qu'un moyen de vérifier mon hypothèse : la fouille. Là, il est impossible de trancher : nous en saurons plus en allant voir ce qu'il y a sous la terre ; si nous sommes en présence des vestige d'un temple où l'antre d'un sorcier.
_ Très bien, je crois que dans ces conditions je pourrai obtenir les autorisations pour vous.
_ Et pour le père Le Skoazelec, qu'est-ce qu'on fait ? Intervint la Maire.
_ L'administration du parc lui attribuera une allocation exeptionnelle sous forme de nourriture et de fournitures diverses.
_ Je croyais qu'il ne fallait pas faire d'exception ; ne pas laisser le ver dans le fruit ?
_ Nous sommes ici face à une énigme archéologique dont la non résolution risque d'entraîner un trouble à l'ordre public qui pourrait être fatal à l'expérience du Parc. Vous souvenez-vous de l'affaire Glozel, Professeur ?
_ Certainement, toute cette horde d'illuminés qui ont envahi et saccagé un site archéologique. . . Vous avez raison : si les télé, les radios, les jounalistes envahissent les Haute Gâtines ça sera foutu. Bien entendu on pourrait étouffer l'affaire mais c'est déjà trop tard car on parle de la découverte de la statue à Paris et dans le monde entier. Vous allez devoir renforcer les contrôles, Monsieur le Directeur, si vous ne voulez pas subir un tsunami de touristes. ".
La statue fut transporté aux Antiquités Gallo-Romaines de Saint-Germain-en-Laye et une campagne de fouille fut projetée pour l'été suivant.
Donc en juillet 2056 le chantier débuta. L'équipe des fouilleurs qui se composait d'une vingtaine de personnes, essentiellement des étudiants, installa un camp de toile sur le site même car il n'était pas question que personne ne logeât chez l'habitant en vertu de la charte de préservation écologique et culturelle, et la gendarmerie du Parc veilla au bon respect des règles. Les gendarmes du Parc faisaient intégralement partie du Parc et étaient astreint au même mode de vie que tout les autre Gâtinais : ils étaient rémunérés en nourriture et en fournitures par les habitants. Comme il n'y avait pas de circulation d'argent à l'intérieur du parc mais qu'il fallait pourvoir, malgré tout, à l'entretien des routes, des chemins, des bâtiments publics et nourrir les instituteurs et autres agents administratifs le règlement de l'impot se faisait en nature et en corvée comme au Moyen-Àge à cette différence près que ce n'était pas au bénéfice de seigneurs tyranniques et arrogants mais à celui de la communauté toute entière. Les Gâtinais s'auto-administraient en élisant des conseillers qui se réunissaient dans un bâtiment situé au village de Gourveusan dans le centre du parc. Les conseillers étaient bénévoles et avaient tous une activité à côté ; soit paysan soit artisan, en fait ils étaient tous aussi maires des deux cents communes qui se répartissaient sur le territoire des Hautes Gâtines. Heureusement l'administration interne du Parc était légère et le Conseil Territorial ne se réunissait qu'une fois par mois. Le Conseil élisait chaque année un président du conseil pour un an. Cette année 2056 il se trouva que ce fut Anabelle Gagnaire qui fut élue Présidente. Le Parc comportait ainsi une administration intérieure et une administration extérieure dépendant de l'état français qui n'était là que pour maintenir le cordon sanitaire et empêcher toute intrusion indue d'éléments étrangers ; pour le reste les Gâtinais étaient libres de se gouverner à leur guise. Sur le plan économique c'était la stricte autarcie : il n'y avait ni exportation et ni importation. On trouvait tout ce qui était indispensable à la vie dans les Hautes Gâtines : une mine de sel était exploitée à la limite sud du parc, du minerai de fer était présent un peu partout et il y avait nombre de bas fourneaux pour fournir assez de fer à la communauté, pareillement, la providence avait permis à une mine de cuivre de se situer sur le territoire ; un petit gisements d'étain sur le flanc du Mont Ardun la complètait pour pourvoir tout les Gâtinais suffisamment en bronze.
Donc les fouilles allèrent bon train et firent apparaître les fondations d'un petit temple, un fanum, et on dégagea la cella où avait dû se trouver la statue de Nequotanis et c'est là que gisait l'un des bras du dieu, l'autre bras resta manquant. Dans l'ensemble les résultat furent maigres : peu de mobilier, de tessons de poterie, de charbons de bois, d'outils, d'armes en bronze ou en fer. On ne trouva pas d'autres petits disques en bronze comme celui que le Pr Venceslas avait ramassé dans le labour l'automne dernier. La campagne fut courte et les fouilleurs durent replier le chantier seulement au bout de quelques semaines. Tout çà pour çà se dit Venceslas, c'était bien la peine. Il avait engagé ces fouilles pour vérifier si le plomb qu'il avait trouvé était bien un objet de défixion et il se retrouvait gros Jean comme devant. Tout avait été remballé, les carrés de fouille rebouchés, les camions chargés, les fouilleurs installés dans les véhicules et ce matin du 1er août 2056 et que ne vit-on pas venir ? Madame la Présidente du Territoire en personne.
La vieille Anabelle s'approcha avec un petit sourire de l'archèologue sur le départ.
" Vous venez me narguer, n'est-ce pas ? demanda Venceslas.
_ Oh, non Professeur, vous semblez déçu ?
_ Je n'ai pas résolu l'énigme et vous le savez très bien.
_ Cela vous aurait plu que le svastika serve à jeter un sort, n'est-ce pas ?
_ Et alors ? Un symbole maudit ne peut servir qu'à ça : jeter un sort.
_ Décidemment, vous êtes indécrottable. Vous êtes parti sur de mauvaises prémisses : vous avez projeté une fait moderne sur une réalité passée. C'est une grave erreur conceptuelle, car le svastika n'est maudit que depuis 1933 date de la prise de pouvoir de Hitler, soit en tout 123 ans. Qu'est ce que c'est 123 ans face à plusieurs millénaires où il fut bénéfique? ". L'archèologue ne trouva rien à répondre : qu'aurait-il pu dire de nouveau par rapport à ce qu'il avait déclaré 9 mois auparavant ; il ne pouvait que tourner en rond. Soudain une pensée lui vint en tête et il en fit part à la chef du micro état. " Que vient faire votre dieu de l'Océan à plusieurs centaines de kilomètres de la mer ? Êtes-vous sûr qu'il s'agit de Nequotanis ? Et puis c'est la première fois que j'en entends parler ; en fait il n'a jamais existé. Vous nous avez bien manipulés, vieille sorcière. ". Anabelle se mit à glousser d'un rire gourmand qui lui plissait les yeux. " Oh, Professeur, vous êtes si facilement manipulable. . . En effet les auteurs antiques n'ont jamais parlé d'un dieu gaulois qui se serait appelé Nequotanis, l'équivalent celtique de Neptune mais dans la mythologie irlandaise il existe bien un Nechtân qui semble avoir été une déité marine de la race des Fomhôire, de la même manière le dieu forgeron Gobanios a sans doute été l'objet d'un culte même si on a jamais cité son nom dans l'histoire de la Gaule : pourtant son pendant irlandais Goibhniû est bien présent dans ces anciens textes. Et puis comment un archéologue au renom international de votre stature peut-il ignorer que les Parisii ont émigré des rivages de la Mer du Nord, sur l'estuaire du Rhin, suite à la poussée des peuples germaniques qui ont envahi cette région ? ". Décidément la vielle sorcière avait réponse à tout. Il lui revint en mémoire leur conversation qu'ils avait eu tout trois, lui, le directeur du Parc et Anabelle neuf mois auparavant : Et puis pourquoi les sorciers ne seraient-ils pas des scientifiques après tout ? . Il fit cette dernière question : " Croyez-vous vraiment que les sorciers soient des scientifiques ? ". La présidente prit un air mystérieux et répondit : " En gaélique sorcier se dit drui, mais ça veut dire aussi druide : on disait des druides qu'ils étaient des philosophes gaulois et dans l'Antiquité les philosophes étaient des proto-scientifiques pas comme de nos jours des mirliflores qui viennent se la péter dans les média. . . Evidemment tout les sorciers de la région, ou prétendus comme tel, ne sont pas des druides mais il se pourrait qu'il en reste un ou deux. . .". Un petit sourire entendu ponctua cette dernière déclaration. Les moteurs des véhicules s'étaient mis à ronronner et la caravane des fouilleurs s'ébranla et on ne la revit jamais.
Une série noire de décès suivie la campagne de fouille : le Pr Venceslas mourut en novembre d'une mystérieuse pneumonie que l'on attribua à un refroidissement, son assistant tomba du toit de sa maison et fut tué sur le coup, puis se fut le tour des étudiants qui avaient participé à la campagne ; une jeune fille connue une fin atroce violée et tué, un jeune homme trouva la mort au cours d'une rixe, un autre se suicida à la suite d'un chagrin d'amour, un autre succomba à une maladie opportuniste suite à une contamination au HIV et ainsi de suite. . . Au printemps 2057 il ne restait aucun survivant de l'équipe des fouilleurs. Une rumeur enfla : on parla du temple maudit des Hautes Gâtines ; on fit un parallèle avec la tombe de Toutankhamon et la mort mystérieuse de Lord Carnarvon. Une hystérie médiatique se déclencha et les pouvoirs publiques eurent fort à faire pour que le Parc des Hautes Gâtines ne fût pas envahi par des hordes de badauds. Mais ce n'est pas tout : le château de Saint-Germain-En-Laye, siège du Musée des Antiquités Nationales, fut entièrement détruit par un gigantesque incendie mais la statue de Nequotanis fut épargnée car elle se trouvait dans une réserve au sous-sol et celle-ci ne fut pas touchée. La statue fut déménagée quelques semaines plus tard mais le camion qui la transportait eut un accident sur l'autoroute ; le chauffeur et son accompagnateur furent tués mais la caisse contenant l'antiquité ne fut même pas endommagée et la statue resta intacte. L'éffigie de Nequotanis fut transportée au Musée Gallo-Romain de Lyon avec d'infinies précautions : il s'agissait presque d'un convoi exceptionnel mais, malgré toutes les craintes qu'elle suscitait elle arriva à bon port et fut relèguée au sous sol dans un réserve. La collines de Fourvière subit un terrible glissement de terrain qui détruisit entièrement le musée. Miraculeusement, si l'on peut dire, la statue fut retrouvée intacte car l'éboulement avait ouvert la réserve sur l'extérieur par un curieux concours de circonstances géologiques : une cavité se trouvant sous la réserve, et dont on ignorait tout, s'était effondrée avalant du coup tout les éboulis ce qui avait dégagé la salle. Un sentiment de peur se saisit de tout ceux qui devait s'approcher de la statue : plus personne ne voulu la toucher et elle resta dans son emplacement ce qui empêcha le sauvetage et la restauration du musée. Pendant des années les Lyonnais purent contempler, de loin, la statue maudite parmi les ruines du musée.
Toutes ces nouvelles désastreuses finirent par sourdre à l'intérieur du Parc. Les découvreurs de la statue avaient bien de quoi s'inquiéter et c'est pourquoi Le Skoazelec et Sénéchal vinrent trouver Anabelle Gagnaire. "Madame la Maire, commença Anatole, la malédiction va-t-elle s'étendre à nous ?
_ Mais non, vous n'avez rien à craindre tout deux : vous êtes les gens de cette terre et ce n'est pas à vous que l'entité s'en prend mais aux étrangers.
_ L'entité ?
_ Oui, le dieu Nequotanis.
_ Heureusement que M. le Curé n'est pas là, intervint Mathurin, il pousserait de haut cris et vous traiterait de païenne. . .". L'abbé Le Cointrec desservait plusieurs paroisses autour du Mont Ardun et avait peu d'ouailles car la dechristianisation ne s'était pas arrêtée au cours de ce XXIème siècle mais il jouissait, néanmoins, d'une certaine influence spirituelle. Anabelle sourit et dit : " Bah ! déjà que je suis une sorcière. . .T'inquiètes pas pour Le Cointrec j'en fais mon affaire. . .Mais dis donc : Le Skoazelec, Le Cointrec, qu'est-ce que ces bretons viennent faire en plein pays Gâtinais ?
_ Oh, c'est mon arrière arrière grand-père qui est venu s'installer ici, il était originaire de Bourbriac dans les Côtes-d'Arvor, répondit Anatole, quand à M. le curé je crois savoir qu'il vient de Guingamp mais vous aussi vous êtes une pièce rapportée Madame la Maire.
_ C'est vrai, il y a beaucoup de noms polonais, allemands, flamands et même italiens parmis nos compatriotes des Hautes Gâtines. La seule condition pour rester ici à l'ouverture du Parc a été d'y être né où être marié à un résident ce qui a été mon cas. Ce qui m'étonne c'est que toi, Anatole, dont l'ancêtre est d'origine bretonne donc celtique ait découvert la statue d'un dieu celtique. . .". On frappa à la porte de l'humble chaumière d'Anabelle. Elle alla ouvrir : c'était justement l'abbé Le Cointrec. " Tiens ! Quand on parle du loup. . . Bonsoir l'abbé, et ben justement on parlait de vous. . .
_ Pas en mal, j'espère. . .
_ Oh, non, Monsieur le Curé, vous savez bien que dans la région vous n'avez que des amis, même si peu de gens viennent à la messe vous rendez beaucoup de service ici. . .
_ Heureux de vous l'entendre dire, Madame La Maire.
_ Qu'est-ce qui vous amène par cette sombre et froide soirée ? " Le prêtre jeta un coup d'oeil dans la salle seulement éclairé par une lampe à pétrole et le feu dans la cheminée. " Tiens, bonsoir Anatole, bonsoir Mathurin, j'espère que je ne dérange pas. .
_ Oh non, pensez-vous. . . On parlait des origines celtiques d'Anatole et aussi des vôtres l'abbé ; toutes aussi celtiques. Vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi vous êtes ici.
_ Les esprits s'échauffent à cause de la malédiction de Nequotanis ; je pourrais en rire, mais j'ai charge d'âmes et beaucoup de nos compatriotes sont déboussolés : ils ont peur.
_ Mais de quoi, bon sang ?! Anatole et Mathurin sont ici pour les mêmes raisons qui vous ont amenées. J'ai déjà répondu à leur question en disant. . . Ah oui, il ne faut pas le dire parce que Mathurin a dit que vous alliez me criez dessus en me traitant de païenne. . .
_ Et même de druidesse ? ". Le curé semblait avoir posé cette question sur le ton de la plaisanterie mais ceci n'abusa pas Anabelle et elle sembla se troubler mais elle reprit : " Vraiment, mon Père, vous croyez au druidisme ? Vous craignez de la concurrence pour votre pratique ?
_ Trève de plaisanterie. Les gens sont au courant des informations qui viennent de l'extérieur et ce n'est pas moi qui emploie le terme druidesse mais les tabloïdes à sensations.
_ Bah ! Laissez les dire : un ramassis d'imbéciles qui s'adresse à un autre ramassis d'imbéciles. . .
_ Peu importe, après tout, ce n'est pas là le problème : le problème est que nous sommes au bord de la panique et que vous devriez faire une déclaration publique afin de rassurez les Gâtinais.
_ Pour leur dire quoi ?
_ Ce que vous venez de nous dire, Madame la Maire, que le dieu Nequotanis nous protège et qu'il ne nous fera aucun mal. ". C'était Le Skoazelec qui venait d'intervenir, le prêtre parut frémir d'horreur mais il sembla encaisser le coup, il demanda : " Mais qu'est-ce que c'est cette superstition ? Non, je ne vais pas criez, Anabelle, mais là vous jetez un sacré défi à ma raison. L'Eglise Catholique a été confrontée dans son histoire à toutes sortes de tribulations : plusieurs hérésies, deux schismes et, pire encore, la déchristianisation mais là c'est le bouquet : la résurgence du paganisme.
_ Allons, allons, je ne vais pas restaurer le paganisme avec mes petits bras musclés ; soyons serieux.
_ Oui, mais vous avez évoqué l'existence spirituelle d'un dieu païen : c'est grave.
_ C'est pour rassurer les gens : pour leur faire comprendre qu'il ne leur arrivera rien. . .
_ Contrairement à ce qui se passe à l'extérieur ? Moi je dis que c'est une entité démoniaque qui est à l'origine de toutes ces malédictions ! Votre dieu Nequotanis est une émanation de Satan ! ". La voix du prêtre s'était élevée crescendo et les deux paysans frémirent d'horreur : ils retrouvèrent ce geste ancestral depuis si longtemps oublié ; ils firent leur signe de croix. Anabelle se redressa et dans une attitude de défi regarda le prêtre droit dans les yeux. Elle demanda : " Est-ce que vous me prenez pour la Keben ?
_ Je ne vois pas de quoi vous parlez.
_ Comment ça, Père Le Cointrec ? Un breton comme vous, vous ignorez l'histoire de la Keben et de son adversaire Saint Ronan ? Keben était druidesse comme vous pensez que je le suis. Qu'est-ce que vous allez faire maintenant ? Vous allez faire venir la Sainte Inquisition qui fera dresser un bûcher pour m'y brûler ? Vous savez bien que ça ne se fait plus : l'Eglise a perdu ce pouvoir.
_ Je ne vous permet pas de faire le procès de l'Eglise Catholique : vous êtes mal placée pour ça.
_ Ah tiens, et pourquoi ? Parce que je suis protestante et que je ne suis jamais allé à la messe ? ". Le Père Le Cointrec fit volte face ouvrit la porte et sortit en claquant la porte sans rien dire. . .
Après cette scène les deux paysans prirent congé d'Anabelle dans une attitude courtoise mais craintive. Elle leur dit, sur le pas de la porte pour les rassurer : " Ne craignez rien : il ne vous arrivera rien. Vous savez bien que je vous ai toujours bien soigné et toi Mathurin, j'ai guéri ta femme d'un lymphome très grave. J'ai le don qui m'a été donné par. . . ". Elle n'acheva pas sa phrase et dit simplement : " Bonne nuit ". Le Père Le Cointrec au sortir de la maison d'Anabelle cheminait dans la forêt pour rejoindre sa cure qui se trouvait à 10 km de là au village de La Ramée. Il était encore en proie à une vive colère quand tout à coup il entendit un grand bruit : un grand chêne centenaire au tronc vermoulu s'abattit sur lui le tuant sur le coup. On retrouva son corps le lendemain.
Cet évenement suscita une vive émotion dans toutes les Hautes Gâtines. Le Skoazelec et Sénéchal avait raconté à tout le village ce qui s'était passé la veille chez la vieille femme. Désormais la réputation de sorcière d'Anabelle ne fut plus à faire. De sorcière ou de druidesse ? Les termes ne sont pas anodins et la population se divisa en deux camps selon l'emploi de l'un ou l'autre des deux mots. Ceux qui gardèrent leur confiance envers la phytothérapeute dirent que c'était une druidesse, les autres qui se méfièrent d'elle parlèrent d'une sorcière. Cependant il n'y eut pas d'affrontement, ni de guerre civile, la vie sur le territoire repris son train trains tranquille.
Il n'en était pas de même à l'extérieur et l'Apocalypse qui semblait s'être endormie durant ces trois dernières décennies se manifesta à nouveau par le monde entier. Les inondations, les sécheresses, les feux de forêts reprirent de plus en plus belle ; les zoonoses engendrèrent de nouvelles pandémies qui destabilisèrent encore un peu plus l'économie mondiale ; des canicules catastrophiques sévirent plusieurs fois par ans ; la mortalité s'accrut. En 2058 l'Europe subit la pire sécheresse jamais connue : l'agriculture ne produisit plus rien et l'on dû importer de la nourriture, ce qui ne s'était jamais vu ; il y eut des pénuries d'eau et dans de nombreuses grandes villes la distribution d'eau fut coupée durant de longues heures. La pauvreté, voire la misère, s'installa dans maints pays d'Europe, y compris la France et l'Allemagne que l'on pensait pourtant épargnées par ce fléau, et le spectre de la disette, voire de la famine, commença à se profiler. Toutes les régions de la France furent impactée par la sécheresse ; sauf une. . . Les Haute Gâtines ne furent pas touchées. Les météorologues assistèrent, ebahis, à un phénomène extraordinaire : durant toute l'année 2058 de nombreux nuages traversèrent la moitié nord de la France poussés par le vent d'ouest mais ne donnèrent pas une seule goutte de pluie, seulement, arrivés sur le massif de Haute Gâtines ils s'élevaient et se condensaient en précipitations bienfaisantes. Ces nuages, quoique relativement assez nombreux, n'étaient pas de très grande taille et une fois passé ce massif montagneux aux portes de Paris n'avait plus assez d'eau pour arroser les autre massifs de l'Europe du Nord : les Vosges, la Forêt Noire, le Harz et tout les massifs hercyniens de l'Europe Centrale. De plus le Parc ne fut pas touché par l'épouvantable canicule de cette année là qui fit plusieurs centaines de morts : l'altitude moyenne du massif était de 500 m ce qui combiné avec les pluies abondante rendit la chaleur beaucoup plus supportable. Les récoltes dans les Hautes Gâtines furent d'une abondance inouïe ; les greniers se remplirent jusqu'à être plein à craquer si bien qu'il fallut bâtir de nouveaux silos, une petite industrie de la conserve se mit en place pour pouvoir mettre en conserve tout les légumes et fruits que cette terre pourtant ingrate avait produits. Une petite verrerie s'établit ; le sable ne manquait pas, ni non plus la soude fournie par la cendre de bois, de plus, comme depuis plusieurs années le climat s'était radouci on pu acclimater des hévéas qui fournirent le latex nécessaire pour confectionner toute sortes d'objets en caoutchouc dont des joints qui permirent de fermer hermétiquement les bocaux en verre qui purent ainsi servir d'emballages pour lesdites conserves ; ainsi l'autonomie du territoire fut maintenue et les Gâtinais ne souffrirent aucunement de la grande crise économique mondiale qui s'installa durant toute ces années et qui se prolongea très longtemps. L'auto-suffisance et le faible impact du changement climatique firent des Hautes Gâtines un véritable paradis sur terre. Les Gâtinais s'en rendirent compte et surent ainsi qu'il était sous la protection du dieu Nequotanis : des voix s'élevèrent pour exiger le rapatriment de la statue. Le président du territoire d'alors, Fulgence Pitralon, pour exaucer ses compatriote pétitionna auprès de l'Etat Français pour obtenir ce transfert : la réponse tomba, cinglante : " Venez la chercher vous même : nous avons déjà eu suffisemment de problème comme ça. . . ". Ce n'est pas ça qui allait arrêter la ferveur des Gâtinais pour leur nouveau dieu. Ils mirent au point une expédition d'une vingtaine d'hommes et de cinq charettes et avec des moyens matériels dignes du XIXème siècle ils réussirent à transporter l'antiquité des ruines du musée de Lyon à Saint-Moutier. Cela leur prit deux mois : ils passèrent par les départementales et les petites route ; sur leur passage une foule de badauds et de curieux souvent hostiles et ricanants les regardaient passer mais il n'arriva rien à la caravane de ces personnages anachroniques en costume folklorique. En janvier 2059 la statue arriva à sa destination. Où la placer ? Le conseil du Territoire décida de reconstruire le temple sur les fondations qui se trouvaient dans le champs d'Anatole Le Skoazelec. Un grand nombre de paysans se convertirent en maçon ; on les nourrirait avec les surplus de récolte de l'année précédente. Restait à savoir quelle forme donner au temple car les fondations ne donnaient que le plan mais tout restait à faire pour l'élévation. Fulgence Pitralon vint trouver Anabelle dans sa petite maison. Après les salutations d'usage le chef de l'état entra dans le vif du sujet : " Madame la Maire, vous qui avez tant de grandes connaissances historiques et archéologiques vous pourriez conseiller notre architecte pour la construction du temple de Nequotanis. ". Anabelle regarda Fulgence Pitralon d'un air las et répondit : " Vous savez bien que je n'approuve pas ce projet : c'est de l'idolâtrie et de la superstition. . . que va penser de nous le monde entier ? Notre réputation de sauvages arriérés ne sera plus à faire. ". Le président eut un léger haut le corps mais il reprit : " Mais en tant que druidesse vous pourriez être la prêtresse de ce nouveau culte. ". Le visage de la vieille femme s'empourpra d'une colère qui était prète à exploser à tout moment ; elle prit une inspiration et parvint à se calmer : " Qu'est-ce à dire, Monsieur le Président ? Vous cherchez à m'acheter avec de vains honneurs ? Ne comptez pas sur moi pour ça. Vous cherchez un prêtresse pour votre temple ? Je connais à Paris une connasse qui tient une boutique qui s'appelle Secret des Druides où elle vend toutes sortes de pacotilles, de cailloux, de grigris, de talismans porte-bonheur destinés aux naïfs et aux imbéciles superstitieux. Cette druidesse auto-proclamée prétend que les cristaux peuvent soigner et guérir les maladies ; ce que des études scientifiques ont toujours infirmé. Cette salope s'est enrichie en profitant de la détresse de ceux qui souffrent ; après tout je la vois très bien dans votre futur temple continuer son business en contravention avec la chartre culturelle du Parc. Je ne crois pas que les autorités extérieures du Parc permettent ça.
_ C'est bien pour ça que ce sera vous ou personne. . . Mais je ne comprends pas : vous croyez à la réalité de Nequotanis en tant que dieu.
_ Je crois en l'entité Nequotanis.
_ Mais n'est-ce pas un dieu.
_ C'est ainsi que l'on nommait ces entités dans l'Antiquité. Mais de nos jour ça ne veut plus rien dire de même que les vocables de druide, druidesse, on a la manie d'employer des mots qui ne s'appliquent qu'à une époque donnée en ignorant le sens que ces mots recouvrait vraiment.
_ Pourtant tout le monde vous appelle la druidesse. . .
_ Ou la sorcière c'est selon. Pourtant moi je ne me suis jamais qualifiée de druidesse et pour moi sorcière est une insulte : je ne mérite ni cet excès d'honneur, ni cette infamie. je récuse tout simplement ces deux termes je fais tout simplement mon boulot de guérisseuse et ce qui m'importe c'est de soulager ceux qui souffrent quand au reste. . . La vaine gloriole et les titres ronflants ce n'est pas pour moi.
_ Mais pourtant cette entité Nequotanis elle a bel et bien un pouvoir : un pouvoir bénéfique.
_ Ou maléfique. . . pour moi c'est une exhalaison du MAL.
_ Mais alors vous êtes d'accord avec le Père Le Cointrec, pourtant vous l'avez. . .
_ Je l'ai quoi ? Monsieur le Président. je l'ai tué ? C'est ça ?
_ D'après ce que Le Skoazelec et Sénéchal ont rapporté vous vous êtes fortement empoignés peu avant sa mort.
_ Et est-ce pour ça que ça fait de moi une sorcière qui lui aurait jeté un envoûtement ? Alors qu'au fond j'étais d'accord avec lui : l'entité Nequotanis est une émanation de Satan. Si j'ai dit ce soir là que Nequotanis était un dieu c'était pour éviter qu'Anatole et Mathurin qui se trouvaient là ne se montent le bourrichon et n'aillent colporter partout que le diable s'était installé sur nos terres. Cela aurait abouti à une hystérie collective et les cas de possession se seraient multipliés.
_ Et la mort du curé ?
_ Le prêtre a reconnu la présence de Satan et celui-ci lui a oté la vie.
_ Dans ce cas, vous-même, n'êtes vous pas en danger ?
_ Je suis une scientifique qui a étudié à fond les pouvoirs de l'Esprit toutes ces années : je sais combattre les forces spirituelles contraires.
_ Quel dommage que l'Abbé Le Cointrec n'ait pas eu votre science. . .
_ C'est justement à cause de ça que nous nous sommes frittés ce soir là : il s'est sclérosé dans une attitude dogmatique alors qu'il aurait dû se servir de la Raison pour contrer le MAL. La foi est nécessaire mais il faut qu'elle soit étayée par la Raison. ". Fulgence Pitralon soupira et reprit : " Mais Nequotanis nous a comblé de bienfaits ; reconnaissez le.
_ Quand Satan a tenté le Nazaréen au désert il lui a promis toutes sortes de bienfaits et de pouvoirs, souvenez vous du mythe de Faust. Satan essaye de nous acheter pour qu'on lui fasse allégeance. Ne courbez pas l'échine devant cette idole que vous vous apprêtez à installer dans ce temple.
_ Que me conseillez vous de faire, Madame la Maire ?
_ Renoncez à ce projet et faites creuser une fosse très profonde à l'emplacement où Le Skoazelec a découvert la statue et enfouissez la à cet endroit qu'elle n'aurait jamais du quitter.
_ Que vais-je dire à mes administrés ?
_ La vérité : utilisez votre éloquence et votre force de persuasion pour les convaincre.
_ Et si les malheurs s'abattent sur nous ?
_ J'en fais mon affaire : ayez confiance. . . ". L'entretien s'arrêta là. Ainsi fut fait et Le Skoazelec recommença à cultiver son champs.
Contrairement aux craintes de Pitralon l'entité courroucée ne parvint pas à se venger et le territoire continua à prospérer et, même, la situation mondiale connut un léger mieux ce qui donna de l'espoir à tout les habitants de la Terre.
Dans les mois qui suivirent la conclusion de cette affaire Anabelle songea au petit disque de plomb frappé du svastika qu'avait découvert le Pr Venceslas et se demanda ce que ça signifiait. Tout ces événements de ces dernières années et ce petit morceau de plomb. Et si feu l'archèologue avait eu raison ? Un objet de défixion ? Un porte malheur ? Il n'avait pas trouvé la réponse en fouillant le temple du dieu maudit. Mais pourquoi ces Parisii, ces Parisiens de l'antiquité, avaient élevé un fanum au démon ? Les Parisien modernes n'érigeaient-ils pas chaque jours ce genre de temples à autant d'entités démoniaques ? Ces dieux qui se nommaient l'argent, le pouvoir, l'orgueil, le prestige ? Il se faisait tard et la vieille femme était lasse ; elle alla se coucher mais avant de s'endormir il lui vint l'idée d'aller se promener sur la frontière dés le lendemain. Ce qu'elle fit.
Tôt dans la matinée, elle attela sa carriole et son cheval et alla jusqu'au poste frontière de Villeparisis. Quand elle y fut elle gara sa carriole à l'écart du chemin, elle salua le douanier en poste dans sa guérite, celui-ci la reconnut et ne lui demanda rien. Anabelle se mit a parcourir le chemin de ronde dans le no man's land. Au bout de quelques dizaines mètres de sa promenade elle s'étonna : elle avait découvert une particularité géologique à laquelle elle n'avait jamais pris garde auparavant ni aucune personne avant elle. De l'autre côté de la frontière, matérialisée par des barbelés, elle voyait une plaine quasiment horizontale avec quelques champs et terrains vagues et un kilomètre ou deux plus loin les grands ensembles de la banlieue parisienne et si elle se retournait du côté du parc elle voyait le terrain s'élever brusquement à quasiment 45°, sans transition, pour former la première colline des Hautes Gâtines. Elle avait fait des études de géologie et elle savait que pareille configuration était impossible : qu'une colline, une montagne ne pouvait comme ça surgir de la plaine ; un glacis en pente plus ou moins douce précèdait l'élévation de terrain et ce pour une bonne raison. Les éboulis résultant de l'érosion de la colline n'eurent pas manqué de s'accumuler à son pied formant une légère pente faisant transition entre la plaine et la montagne. Mais là rien de tel : c'est comme si le massif dans son entier avait été déposé sur la plaine et ce d'une manière artificielle ! Le Mont Gargan au pied duquel elle était culminait à 800 m d'altitude soit un dénivelé de 730 m par rapport à la plaine qui faisait moins de 100 m d'altitude, ce qui aurait été très impressionnant pour qui aurait vu pour la première fois cette haute colline ; là vraiment, on pouvait parler de montagne ! Il était tard et elle avait du chemin à faire car se serait plus rude et plus long au retour pour son cheval Valac : ils devraient suivre la vallée de la Samone qui s'encaissait fotement entre les monts et grimper toute un série de raidillon pour finalement arriver à Saint-Moutier, à 510 m d'altitude soit dit en passant, tard dans la soirée. Après un frugal repas elle se coucha mais malgré sa fatigue elle eut du mal à s'endormir. Elle ne pouvait s'empêcher de visualiser le massif tout entier comme une île de granite qui plongeait profondément ses racines dans l'abysse de l'océan puis elle voyait la surface marine se changer en plaine. Bien sûr, Anabelle, qui s'intéressait à la géologie, savait que la plaine sédimentaire du Bassin Parisien s'était formée au fond de la mer et avait émergé au cours des ères géologique grâce à la surrection des massifs cristallins qui l'entouraient : le Massif Armoricain, le Massif Central, les Ardennes et les Vosges. Et le Massif des Hautes Gâtines ? Anabelle avait du mal à l'inclure dans sa vision d'ensemble du Bassin Parisien : quelque chose la turlupinait ; comme une anomalie. . . Elle finit par s'endormir. Au matin cette question l'obsédait toujours. On était mercredi et les enfants n'avaient pas classe ; en tant que maire du village elle disposait des clés de l'école communale ; elle irait se documenter plus amplement à l'école. Là, elle sortit toutes les vieilles cartes géologiques qui dataient du milieu du XXème siècle : de véritables reliques. Ah, ces vielles cartes de cartons épais qui faisaient 2 m sur 1 et que l'on accrochait au tableau grâce à deux oeillets de métal sertis dans le haut ! Il y avait bien de quoi être nostalgique. Elle repéra la carte du Morvan et elle l'accrocha au tableau pour la considérer plus commodément. C'est le Morvan qui présentait le plus d'analogie avec le Massif des Hautes Gâtines. Contrairement à sa vision de la nuit dernière le massif cristallin ne surgissait pas brusquement des profondeurs sédimentaire mais semblait une excroissance, un bombement, d'un plateau, d'une pénéplaine recouverte par des couches essentiellement calcaires : l'érosion avait dégagé le Morvan qui sinon serait passée inaperçu sous la Montagne Bourguignonne : ce plateau sédimentaire peu élevé que la Saône avait découpé en de si pittoresques coteaux si favorables à la culture de la vigne. La si belle pierre calcaire de bourgogne venait de là. La théorie géologique officielle voulait que le Massif Hercynien s'étendît sur une grande partie de l'Europe ; de la Bretagne aux Carpates en passant par le sud de l'Allemagne tout en englobant le Massif Central et la Péninsule Ibérique, et aussi le sud des Îles Brittaniques. Le Massif Hercyniens était ainsi tout ce qui restait d'une haute et vaste chaîne de montagnes comparable à l'Himalaya. De cette manière les racines de cette montagne usée formait un bouclier géologique : le Bouclier Européen ; une plaque tectonique formée de granite et de gneiss. Ainsi le Massif Armoricain, le Massif Central, les Ardennes et Les Vosges formant le Massif Hercynien s'enfonceraient sous le Bassin Parisien constituant de cette manière le fond de la cuvette recouverte de couches sédimentaires. Le Massif des Hautes Gâtines constituait une anomalie en ce sens que tout se présentait pour que quelqu'un, un démiurge impertinent en l'occurence, avait extrudé le fond de la cuvette pour faire surgir un dyke aux parois quasi verticales figurant ces improbables montagnes. Mais pourquoi improbables après tout ? Du point de vue géologique ce n'était pas si absurde que ça : des forces colossales issues de la convection du magma dans les profondeurs de la terre auraient très bien pu provoquer ce phénomène. En tout les cas ce n'était pas une extrusion de magma car le granite du Mont Ardun avait le même âge que celui du Mont Beuvray dans le Morvan : dans cette configuration la roche aurait été plus jeune car engendrée bien après la totale érosion du Massif Hercynien. Non : il s'agissait bien d'un véritable emboutissement du Bouclier Européen. Les fractures, les surrections de montagnes et les effondrements étaient monnaie courante dans la vie de la planète mais on pouvait expliquer tout ces fait par la tectonique des plaques or ici rien de tel. . . Aucune plaque ne venait s'enfoncer sous une autre plaque pour la soulever : le fond de la cuvette était homogène. La perplexité d'Anabelle augmenta. Elle examina une carte de la région parisienne : le Massif Gâtinais se présentait comme une tache qui aurait recouvert une carte préexistante. On aurait dit que l'on aurait découpé un morceau de carte grossièrement elliptique pour la coller sur la carte du Bassin Parisien ! La ligne des côtes briardes et champenoises semblait être interrompu, se prolonger sous le massif pour réapparaître de l'autre côté ; il en était de même des rivières dont les cours naturels paraissaient interrompus pour s'organiser de bric et de broc afin de contourner les Hautes Gâtines qui formaient un barrage naturel. Ce barrage étaient à l'origine du vaste lac Sénan, qui s'étendait entre le plateau de Langres et le massif, alimenté par un certain nombre de rivières qui s'écoulait vers l'ouest. Au nord le lac Sénan se jetait dans l'Aisne qui elle même aboutissait dans l'Oise. La présence de ce lac immense sur le flanc est des Hautes Gâtines constituait déjà en soi une bizarrerie géographique qui n'avait jamais intrigué personne jusqu'à présent et voilà que la phytothérapeute en découvrait l'énorme anomalie ! Elle rangea les cartes sortit de l'école et verouilla la porte ; il se faisait tard elle n'avait pas vu le temps passer.
Le jour suivant d'autres affaires l'occupèrent et elle oublia complètement cette épineuse question. Elle apprit qu'un certain nombre de Gâtinais adoraient en secret Nequotanis et projetaient de déterrer sa statue pour l'installer dans un temple clandestin. Cela l'inquièta au plus haut point et elle vint trouver le Président du Territoire pour l'entretenir de ce qu'elle considérait comme une future menace. " Que craignez-vous, Anabelle, lui demanda Fulgence Pitralon ? Ce n'est pas un quarteron de paysans superstieux qui va vous flanquer la pétoche, quand même.
_ Ce que je crains ? Mais que cette bande d'imbéciles réveillent des forces malèfiques dont ils ignorent tout de la puissance. Il ne faut pas laisser ces merdeux jouer avec des allumettes sinon il vont foutre le feu au monde entier.
_ Oh, vous exagérez. . .
_ Savez-vous bien qui est à la tête de cette coterie ? Quelqu'un que vous connaissez bien et qui lorgne votre place. . .
_ Quoi ?! Ce taré d'Adolphe Leclerc ?
_ Tout juste. . .
_ Mais ce type est à moitié brehaigne : il est quasi en invalidité mentale ; quelle puissance pourrait-il avoir ?
_ S'il s'allie à Nequotanis tout est à craindre : y compris qu'il conquiêre le monde entier.
_ Je croyais que vous aviez réfuté la divinité de cette idole.
_ Je maintiens toujours en effet qu'il ne peut s'agir d'un dieu mais, cependant, c'est bel et bien une entité maléfique qui est capable du pire. ". Le président se tut un moment en proie à la plus grande des réflexions puis il reprit : " Cela n'a rien à voir, Anabelle, mais pourquoi les parents de cet huluberlu l'on affligé d'un tel prénom ?
_ Fulgence, vous et moi sommes d'une génération qui pourrait être choqué par ce fait mais ça fait pas mal de temps, maintenant, que ce prénom et le monstre qui le portait n'impressionne plus personne. La Deuxième Guerre Mondiale c'est loin vous savez, si loin. . . que tout le monde est en train d'oublier. À qui la faute ? Oh, certainement à la banalisation de l'outrance : à force de s'entrinsulter de nazi, à grimer un Président de la République Française en Hitler, entre autres exemples, à arborer l'étoile jaune au prétexte qu'un gouvernement vous fait des misères pour vous protéger d'un péril mortel, soit disant contre votre gré, comment s'étonner que cela ne veuille plus rien dire et ne choque personne. Et même la croix gammée : elle a remplacé la tête de mort qui était si à la mode entre les années 2000 et 2040 ; ça n'offusque plus personne alors qu'avant elle était si décriée. Si vous aviez le malheur de représenter le svastika _ ne serais-ce que dans un but pédagogique, pour montrer seulement que ça existe _ vous aviez une cohorte de père-la-pudeur hypocrites qui vous tombaient dessus à bras raccourcis ; maintenant on la voit partout, y compris sur des pyjamas de nourrissons.
_ Mais j'y pense, qu'est devenu le plomb avec le svastika que le Pr Venceslas avait trouvé dans le labour de Le Skoazelec ?
_ Je suppose qu'il doit se trouver dans une réserve aux Antiquités de l'Île de France.
_ D'après ce que l'on m'a rapporté il croyait que c'était un objet de défixion, de malédiction, contrairement à votre avis.
_ Je crois que finalement, au vu des derniers événements de ces dernières années, il avait raison.
_ Revenons à nos moutons. . . Qu'est-ce qu'on fait à propos de cet imbécile de Leclerc ?
_ On va quand même pas le mettre en prison ; d'autant plus qu'il n'y a pas de prisons par chez-nous.
_ En l'absence de toute délinquance et de toute criminalité. Justes des chapardages ici et là de temps en temps ; rien de bien méchant, ça se résoud toujours à l'amiable. . .
_ Oh, certainement, mais je suis obligé de fermer à clé la mairie et l'école ; mais bon. . . Et puis nous sommes dans un état de droit : il faudrait une lourde charge pour l'arrêter. Pour l'instant il n'a rien fait.
_ Peut-être que l'on devrait en informer la Direction du Parc.
_ Vous savez bien qu'elle ne s'occupe que de maintenir le cordon sanitaire et de faire respecter le Charte Culturelle pour le reste c'est toujours la même chose : démerdez-vous.
_ Dans ce cas là ; démerdons-nous.
_ Oui, mais dans ce cas précis qu'est-ce que ça veut dire se démerder ?
_ Est-ce que c'est le droit ordinaire, le droit extérieur qui doit s'appliquer dans les Haute Gâtines ? ". Anabelle chancela : elle comprit que Fulgence Pitralon proposait ni plus ni moins que de faire zigouiller Adolphe Leclerc. Elle prit une grande inspiration et dit : " Dans ce cas là, Monsieur le Président, la responsabilité de la décision vous incombera quand à moi. . .
_ C'est ça ; défilez-vous, je vous rappelle que c'est vous qui êtes venu me trouver pour m'exposer le problème. C'est facile de me refiler le paquet merdeux et de me dire de me débrouiller mais je ne veux pas être le seul à me dépatouiller avec ce cas de conscience. ". Anabelle convint dans son fort intérieur que Fulgence avait raison ; mais que faire ? Faire assassiner quelqu'un ? Les forces contraires dont Nequotanis faisait partie jubileraient. . . C'est comme si on nous poussait à la faute, se dit-elle, et ça aurait de lourdes conséquences pour le Territoire : ça créerait un précédent et les crimes se multiplieraient comme à l'extérieur. . . Cruel dilemme ! Tout à coup il lui vint une idée. Elle en fit part au Président : " J'ai une idée ; il faut faire sortir Leclerc du Parc pour cela nous allons infiltrer le groupuscule de néo-païen avec un de nos agents. Celui-ci flattera si bien l'égo de Leclerc, en soulignant combien quelqu'un de sa trempe se doit d'avoir un destin mondial, que ce taré n'aura qu'une seule envie : se lancer dans la politique sur le territoire de la République Française. De cette manière il sera bien obligé de sortir des Hautes Gâtines et comme ça on en sera débarassé.
_ Mais admettons qu'il connaisse un destin semblable à celui de Hitler et qu'il devienne dictateur comme lui : est-ce qu'il ne va pas annexer les Hautes Gâtines comme l'a fait Hitler avec les Sudètes ?
_ Il n'y a rien à craindre de ce côté là : j'en fais mon affaire. . .
_ S'il vous le dites Madame la Maire. . .". Le complot se mit en place et on décida que ce serait Lionel Gagnaire, le neveu par alliance d'Anabelle, à qui reviendrait la délicate mission d'infiltrer les néo-païens.
Lionel avait repris depuis peu la forge de son oncle. Anabelle avait une grande affection pour ce neveu qui lui rappelait tant par le physique que par le moral son bien aimé Jean. La vieille femme entra dans la forge où résonnait un joyeux tintamare ; Lionel martelait un fer rouge sur l'enclume tout en chantant une vielle chanson, rythmée, venue d'on ne sait où : " Ding dong dederô, buail sin, séid seo, ding dong dederô, buail sin, séid seo. . .". Le jeune homme perçut la présence de sa tante qui lui souriait amusée : " Encore cette vielle chanson venue de ta mère : l'Irlandaise, comme on l'appelle au pays. . . ". Fit-elle. L'histoire de Sîle, la mère de Lionel, était similaire en bien des points à celle d'Anabelle : Gérome, le jeune frère de Jean, avait rencontré, cette jeune irlandaise, touriste clandestine, en 2035 au sommet du Mont Ardun ; elle aussi avait argué de la présence des os d'un arrière grand-père, combattant d'un régiment irlandais de la Couronne Britannique, à l'intérieur de la pyramide pour justifier sa visite du monument et là aussi ça s'était terminé par une histoire d'amour et un mariage. Synchronicité à peine croyable, n'est-ce pas ? Mais les faits sont là. Le jeune forgeron sourit à son tour à la vue de la vieille femme, replaça le fer dans le brasier, posa son marteau sur l'enclume, s'essuya les mains sur son tablier et dit en guise de salut : " Oh, la tante qu'est-ce que t'as contre les Irlandais ?
_ Mais rien, bien entendu, Trésor de mon Coeur, c'est manière de plaisanter : tu sais aussi que les gens d'ici m'appelle l'Allemande et même la Boche ; même au bout de 35 ans. .
_ Je sais bien . . . y'en a même des qui t'appellent la Sorcière.
_ Ou la Druidesse ; c'est selon, dit-elle en riant.
_ C'est mieux la Druidesse, c'est quasiment un compliment, quand j'étais petit Maman me racontait souvent des histoires de druidesses, à moins que ce ne soit de sorcières. . .
_ En Irlande ça ne fait pas de différence. . . ". Puis Anabelle sauta du coq à l'âne : " Mon neveu adoré, la République des Hautes Gâtines veut te confier une mission, une mission d'agent secret.
_ Tah-tatiiin ! fit-il sur un ton mélodramatique, Agent Triple Zéro au service de la République des Arriérés. . .
_ Un peu de serieux, vaurien, il en va de l'avenir du monde.
_ A vos ordres, Madame la Maire. ". Le vaurien se cambra et fit le salut militaire. Anabelle soupira plus amusé que fâché. Elle lui rendit compte de son entretien avec le Président de la République. Lionel écouta attentivement et quand Anabelle eut fini déclara : " Mais, y'a quelque chose qui me chiffonne dans votre bigntz : le but de la manoeuvre c'est de faire sortir Leclerc pour qu'il fasse ses conneries ailleurs mais si le monde devient un brasier il en sera de même pour les Hautes Gâtines ; c'est une stratégie à la Gribouille ça, Madame la Maire, on se jette dans la rivière pour ne pas être mouillé par la pluie. . .
_ T'inquiète pas pour ça j'en fait mon affaire : quoi qu'il puisse se produire à l'avenir les Hautes Gâtines seront épargnées. . .". Lionel, à l'instar de Fulgence Pitralon, s'inclina car il savait tout comme lui que la vieille phytothérapeute avait plus d'un tour dans son sac. . .
Il fallait mettre au point une stratégie. Il se trouva que Lionel connaissait bien Adolphe car ils avait été ensemble à l'école communale de La Ramée. Ils s'étaient un peu perdus de vue mais il ne serait pas trop difficile de renouer les liens. Anabelle suggéra d'être le plus direct possible et d'aborder Leclerc, puisqu'ils étaient du même village, dans la rue et de lui proposer de déterrer la statue en déjouant la surveillance de la gendarmerie qui s'était mis en place suite aux rumeurs de menaces de vol : il devrait arguer du fait qu'étant donné qu'il travaillait à Saint-Moutier il connaissait les habitudes des gendarmes de faction et où se trouvait la faille dans leur planque. " Alors la statue devra être déterrée ?
_ Non, répondit Anabelle, vous devrez mettre ensemble, vous deux et quelques complices, un plan pour le faire mais au dernier moment une patrouille non prévue de gendarmerie vous contrera et vous devrez fuir sur la charette qui vous aurait servi à transporter la statue : les gendarmes vous poursuivrerons jusqu'à la frontière que vous passerez sans encombre puisque le douanier de faction ne vous soupçonnera même pas d'une tentative de délit. Tu ne le sais peut-être pas mais à l'extérieur il existe une mouvance néo-païenne : elle vous accueillera et ensuite. . .
_ Je reviendrai dans le Parc.
_ Non, car ta mission ne sera pas fini. Adolphe Leclerc prendra la tête du parti néo-païen à l'extérieur et tu deviendra son second.
_ Cela va prendre des années. . .
_ Cela ira beaucoup plus vite que tu ne l'imagines. Pour la suite nous te donnerons des instructions au fur et à mesure. ". L'entretien semblait terminé mais Anabelle sentit son coeur se serrer à la pensée qu'elle envoyait peut-être ce neveu tant chéri au casse-pipe, elle eut comme un regret qu'elle exprima de cette manière : "Prends soin de toi, mon grand. . .".
Ainsi fut fait ; tout se passa selon le plan prévu. Quelque mois plus tard Leclerc devint le chef du parti Néo-Païen de France et conquit sans peine le pouvoir car la situation politique allait à vau-l'eau. En janvier 2061 le dictateur Adolphe Leclerc et son bras droit Lionel Gagnaire se réunirent dans le bureau présidentiel de l'Elysée pour un entretien en tête à tête. Leclerc commença : " Il nous faut récupérer la statue de Nequotanis, Lionel.
_ En quoi est-ce donc si important, Président, tu as le pouvoir maintenant ; tu es à la tête de la quatrième puissance du monde ; c'est inespéré ; que demander de plus ? Que compte tu faire ; envahir et annexer les Hautes Gâtines ? Normalement, tu sais que le territoire est inviolable.
_ Je veux restaurer le culte du dieu : avec son aide je vais conquêrir le monde entier. ". Lionel se doutait depuis le début que le dictateur était fou ; il s'abstint de le contrarier et il acquiessa. " Très bien, Président, reste à fixer une date : je pense que le 1er août serait le plus favorable.
_ Pourquoi si loin, pourquoi le 1er août ?
_ Parce que c'est la fête du dieu Lug et que l'on pourra cocélébrer les deux divinités. De plus cela nous laisse le temps de construire un temple pour Nequotanis.
_ Il n'y aura pas d'autre temple que celui de Saint-Moutier qui sera construit sur les fondation de l'ancien fanum initial. ". Lionel ne put que s'incliner.
Le lendemain Lionel se rendit en cachette à Saint-Moutier et là il rencontra sa tante qui venait d'être élue Présidente des Hautes Gâtines pour la deuxième fois de sa vie. Elle le reçut dans sa petite maison de Saint-Moutier le plus secrètement possible, Lionel fit son rapport et fit état de la menace qui pesait sur le territoire. À la fin Anabelle déclara : "Ah, Leclerc veut faire comme Hitler avec les Sudètes ; on voit comment ça s'est terminé. Décidément on ne retient jamais les leçons de l'histoire mais fort heureusement ça ne se passera pas comme çà. . .". On frappa à la porte ; il était tard qui pouvait-ce bien être ? Anabelle ouvrit et fut toute surprise de découvrir Sîle Gagnaire. " Bonsoir Anabelle, Lionel est là ?
_ Mais oui, entre Sîle. Mais qui t'a dit que lionel était là ? " Tout occupée à embrasser son fils chéri qu'elle n'avait pas vu depuis plus d'un an Sîle tardait à répondre, enfin elle dit : " Tout le monde le sait au village. . .
_ Mais c'est terrible ce que tu me dis là ! s'alarma la Présidente, car si tout le monde le sait à Saint-Moutier, alors ça veut dire que toutes les Hautes Gâtines le savent donc qu' à cette heure-ci Leclerc est au courant de ta présence ici. Mon Dieu, Lionel, tu es grillé !
_ Comment ça !? Intervint l'intéressé, j'ai pris toutes les précautions possibles et inimaginables ! d'où peut provenir la fuite !? ". L'agent secret de la République des Hautes Gâtines se rembrunit et dit : " Je suis sûr que cet enculé de Leclerc m'a fait filer jusqu'ici : j'aurais dû me douter qu'il me soupçonnait depuis déjà un moment. . .
_ Pas de grossièreté, Maicîn, je ne t'ai pas élevé comme ça ! s'exclama la maman de Lionel. ". Anabelle soupira et elle déclara : " Malheureusement je ne crois pas que l'heure soit au leçon de maintien : nous avons un espion du dictateur sur le Territoire et c'est autrement grave ; il importe d'abord de le démasquer, l'heure est grave. Lionel comment es-tu venu jusqu'ici ?
_ Sur un cheval que j'ai pris au poste frontière.
_ Bon, et bien tu vas aller à Gourveusan et réveiller le capitaine de la gendarmerie pour qu'il se mette à la recherche de cet espion.
_ Bien ma tante, à tout l'heure maman.". Heureusement Gourveusan ne se trouvait pas loin de Saint-Moutier ; à 10 km tout au plus. Gourveusan était plus qu'un village : une toute petite ville située sur la pente nord du Mont Ardun, c'était le siege du gouvernement et aussi le quartier générale de la Gendarmerie Gâtinaise. Lionel arriva au milieu de la nuit et alla bien vite frapper à la porte du grand et imposant bâtiment de la gendarmerie. Là, un le gendarme de permanence à moitié endormi lui ouvrit et reconnut immédiatement le neveu de la Présidente. Lionel demanda à voir le capitaine Merlu. La chef de la gendarmerie fut furieuse que l'on la reveillât ainsi en pleine nuit et commença par engueuler Lionel : " Ben quoi, Yoyo ! c'est asteur-ci que tu me réveilles ! Qu'est-ce qui se passe ?!
_ Ce qui se passe, Capitaine !? Y'a sur le territoire un espion de Leclerc et faut faire fissa pour le trouver car l'invasion n'est pas loin. ". Le capitaine Merlu savait que Lionel était un agent secret et il n'était que trois à le savoir sur le territoire : Anabelle Gagnaire, Fulgence Pitralon et elle même. Jocelyne Merlu rameuta son monde et fit rassembler tout les gendarmes de la garnison elle les briefa ainsi : " Y'a un espion de cet enculé de Leclerc sur le territoire il faut le retrouver au plus vite et lui faire cracher le morceau, allez ! allez! et qu'ça saute bande de bras cassés ! ". Lionel participa aux recherche et au petit matin on mit la main sur l'agent étranger. Il s'agissait d'un certain Levasseur que l'on repèra grâce au fait qu'il s'était trouvé à loger chez les parents du dictateur à La Ramée. La mère Leclerc était une véritable pipelette et c'est comme ça qu'elle avait répandu la nouvelle de l'arrivée de Lionel à Saint-Moutier et puis quelle erreur de stratégie de la part du dictateur que d'avoir demandé à son sbire de loger chez ses parents ! Hitler en son temps avait commis pareilles bévues qui avaient précipité sa chute. Les gendarmes interrogèrent l'espion à la gendarmerie de Gourveusan en présence de Lionel, ce dernier déclara : " Ah, mais je te connais, tu es Levasseur de la police politique, je t'ai déjà vu à la Cambuse. ". La Cambuse était le nom du siège de la police politique où se passaient interrogatoires et séances de tortures. Dieu merci, Lionel n'avait jamais participé à ces sévices mais il était évidemment, de part ses fonctions, au courant de ce qui se passait dans cet endroit sordide qu'était la Cambuse. Il n'avait jamais non plus ordonné d'arrestations d'opposants ; durant toute cette année au côté du dictateur il avait dû louvoyer pour ne pas se compromettre vis à vis de sa conscience et s'en était plutôt bien tiré. Il reprit : " Ici, on applique les mêmes méthodes qu'à la Cambuse ; ça te dit ? Tu as le choix : la baignoire, très bien la baignoire, je te la conseille, l'électricité : la gégenne appliquée sur les couilles ; ça fait son effet, sinon nous avons aussi les fers rouges, les tenailles et aussi, en plus moyenâgeux, l'entonnoir dans la bouche et la bonbonne de 20 L. Alors qu'est-ce que tu choisis ? ". L'agent du dictateur frémit : une chose était de torturer, une autre était de subir la torture ; il se remémora la scène finale du film Le Pacha où le commissaire divisionnaire après avoir blessé mortellement le Stéphanois disait : " tu vois, les bastos c'est plus facile à envoyer qu'à recevoir. . ."; il comprit qu'il devait se mettre à table. Alors voilà ce qu'il avoua : " le Président Leclerc savait depuis le début que vous étiez un agent double, c'est pourquoi il vous faisait surveiller constamment. . .". Lionel émit un long sifflement : eh bé ! moi qui l'ai toujours pris pour un imbécile fini voilà que je découvre qu'il n'est pas si concon que ça finalement et c'est ce qu'il y a de plus inquiétant, se dit-il. La fatigue l'envahissait, il laissa les gendarmes interroger Levasseur plus avant et alla à La Ramée prendre quelques heures de sommeil chez ses parents. Puis Anabelle vint aux nouvelles le soir même ; elle demanda, fébrile : " Alors qu'est-ce que vous avez tiré de ce Levasseur ?
_ Rien de plus que tu ne sais déjà ; j'imagine que Merlu t'as déjà mise au parfum. . .
_ Oui, mais ce que je veux savoir c'est comment Leclerc a su dés le début que tu participait à une machination contre lui ?
_ Ah ça, je n'ai pas pensé à le lui demander. . .". Anabelle était furieuse : " Ah, tu fais un bel agent secret ! Comment on va faire pour avoir le renseignement maintenant, hein ?! Nous ne sommes pas à l'extérieur ! y'a pas le téléphone. . .
_ Eh oui ma tante, on ne peut pas tout avoir : l'idéalisme écologique c'est bien beau mais face à une menace d'invasion nous sommes totalement désarmés. Nous sommes comme des pygmés face à des colonisateurs armés de mitrailleuses et de canons ; je crois bien que c'est foutu. ". La Présidente ne pouvait plus cacher son impatience mais providentiellement le capitaine Merlu fit irruption au milieu de cette tempête émotionnelle. "Ah, Capitaine, demanda précipitamment Anabelle, est-ce que vous avez réussi a en tirer plus de cet espion ?
_ Oh là, oh là, on se calme, Madame la Présidente, ouais, cet enculé de Leclerc était déjà au courant dés que vous avez bidouillé ce complot à la con avec Pitralon. Alors vous autres, question confidentialité ; chapeau ! Laissez-nous faire notre boulot ! C'est pas aux pékins de se méler d'affaires d'espionnages : toutes les Hautes Gâtines étaient au parfum !
_ Oh ! Capitaine ! Un peu de respect et surveillez votre langage ! Je vous rappelle que je suis la Présidente de la République des Hautes Gâtines et que ça mérite un minimum de respect : si l'heure n'était pas aussi grave je vous ferais révoquer !
_ La paix vous deux ! intervint Lionel, comment ça se fait, Capitaine, que tout le monde le savait ?
_ Mais parce que dans les campagnes tout se sait et vous le savez bien. . . y'a toujours des oreilles qui traînent quelque part. Est-ce que vous souvenez des circonstances de ce briefing en ce qui concerne le complot, Madame la Présidente, où est-ce que vous étiez avec Fulgence Pitralon ?
_ Eh ben, je suis venu le trouver dans la chênaie qu'il était venu inspecter. .
_ Et qui il y avait à part vous dans la chênaie ?
_ Personne d'autre que nous.
_ Ah oui, et vous n'avez pas remarqué la vielle Mab qui était là pour faire ses fagots : elle a tout entendu, et comme commère vous pouvez lui faire confiance ; le soir même tout le Territoire était au courant. Ah ben, on n'a pas besoin du progrès ; à l'extérieur ils ont des smartphones ; nous, ici, on a le téléphone arabe ; ça marche tout aussi bien. Et, toi, mon Yoyo, ça t'arrive de fermer la porte quand tu travailles à la forge et qui plus est quand tu cause d'affaire d'état avec ta tante ?
_ Si je ferme la porte j'y vois plus rien. .
_ Si je ferme la porte j'y vois plus rien, nananère. . . fit le capitaine en prenant un ton enfantin, le problème c'est qu'au moment où Madame la Maire te briefait le vieux Servoz, qu'on croit pourtant sourd comme un pot, passait par là et il a tout entendu, le bougre, et résultat. . . même motif même punition, comme on dit dans l'armée. ". Anabelle et Lionel se retrouvèrent bien penauds : ils comprirent qu'ils avaient facilité l'ascension du dictateur en le faisant passer pour un fugitif ; ainsi il put attirer la sympathie des néo-païens de l'extérieur et faciliter aussi son incorporation dans cette mouvance. Leur plus grande erreur avait été d'avoir pris Adolphe Leclerc pour un imbécile. . . Erreur qui pourrait s'avérer fatale pour le monde entier. La Présidente demanda : " Qu'est-ce qu'on fait maintenant, Capitaine, vous qui semblez de si bon conseil ?
_ D'abord pour causer il faut une zone de confidentialité ; y'en a une dans cette carrée ?
_ Y'a la cave répondit le père de Lionel.
_ Très bien ça fera l'affaire. Et vous, Sîle et Gérome, dehors, allez jusqu'au potager pour voir si j'y suis. Je suis sûr que vous avez un tas de mauvaises herbes à y arracher.
_ À dix heure du soir ? Demanda naïvement Gérome.
_ Oh là là. . . C'est pas possible d'être aussi con. . .fit Jocelyne Merlu semblant être en proie à la plus grande des lassitudes ". Véxé, Gérome ne dit rien et il sortit avec sa femme. Les trois conspirateurs descendirent à la cave avec une lampe à pétrole . Lionel referma la trappe et s'assura qu'elle était bien fermée et qu'aucun son ne sortirait de l'endroit. le capitaine commença : " Voilà ce que nous allons faire : nous allons intoxiquer Leclerc, nous allons lui faire croire que nous avons la pétoche et que nous allons nous présenter à lui comme les Bourgeois de Calais en chemise avec les clé du Parc sur un coussin : comme ça il annexera les Haute Gâtines sans coup faire rire. . .
_ On dit sans coup férir, fit respectueusement remarquer Lionel.
_ Oh ! Le morveux ! tu vas pas apprendre à faire la grimace à une vielle guenon comme moi, je sais jacter tout de même !
_ Chut! s'inquiéta Anabelle, un ton en dessous, mezzo voce. . .
_ Oui, reprit le capitaine Merlu presqu'en chuchotant, du moins c'est ce que nous allons lui faire croire mais ça ne se passera pas comme ça. L'annexion signifie : retour à la normale, ce qui veut dire que le Territoire se retrouvera comme avant la création du Parc en 2022 ; il y a de quoi attiser l'appétit de tout les promoteurs véreux de France, les entreprises de BTP, les forestiers, tous vont se jeter sur les Hautes Gâtines ; des fortunes immenses vont pouvoir s'édifier et bonjour la corruption. . . Leclerc et sa clique vont pouvoir s'en mettre plein les fouilles. . . Mais on va leur faire croire qu'on va pas lâcher le morceau comme ça : qu'on veut en croquer nous autres, toi, Madame la Présidente et ton clan, et que moi aussi je veux ma part du gâteau ; qu'ils auront besoin de nous pour applanir le terrain, pour museler les oppositions. . . il faudra bien qu'il y ait des pourparlers, des trafics d'influences en sous-main, les intérets divergents seront immenses, ce genre de négociations ça va prendre des années. Comme ça on va gagner du temps. . .
_ Oui, mais si on gagne du temps ce sera pour quoi faire ? Demanda Anabelle.
_ T'as pas ta petite idée, Maame la Présidente ? insinua la gendarme.". La vieille femme ne s'offusqua pas que le capitaine Merlu prît ce ton si familier avec elle ; l'heure ne se prêtait pas au respect du protocole et elle connaissait le style pour le moins décontracté et surprenant de sa subordonnée. . . Elle réfléchit : au cours de ce complot foireux, elle avait conclu chaque entretien, tant avec Pitralon qu'avec son neveu, par ces mots mytérieux : j'en fais mon affaire. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire? Ce n'étaient pas vaines paroles destinées à rassurer. Elle le savait bien au fond d'elle-même même si elle avait occulté ce fait en apparence insignifiant. Il était tant d'agir. Mais agir sur le plan spirituel. Comment ? Au bout de quelques minutes elle reprit la parole : " Leclerc veut annexer les Hautes Gâtines pour restaurer le temple et le culte de Nequotanis ? Ce n'est sans doute qu'un prétexte : et bien nous allons lui couper l'herbe sous les pieds ; c'est nous qui le ferons.
_ Et ensuite ? Demandèrent presque d'une seule voix la gendarme et l'agent secret.
_ J'en fais mon affaire vous le verrez bien. . .
_ Qu'est-ce qu'on en fait de ce Levasseur ? Demanda le capitaine.
_ Expulsez le du Territoire ; on ne va tout de même pas le fusiller.
_ D'autant plus qu'on n'a pas de fusils. . .
_ Très juste, sers toi du téléphone arabe pour que la nouvelle parvienne jusqu'au oreilles du dictateur.
_ Et moi, qu'est-ce que je fais, demanda anxieusement Lionel.
_ Tu es grillé, donc tu reste ici ; tu vas prendre le maquis et te déguiser en charbonnier, en te faisant passer pour un qu'a pas toute sa tête sous un faux nom.". L'entretien s'arrêta là et les conspirateurs sortirent de la cave. La Présidente et le capitaine rentrèrent chez elles chacun de leur côté et Lionel récupéra ses parents qui battaient la semelle dans le potager.
Ainsi fut fait. On pourra penser que la phytothérapeute avait mangé son chapeau mais tout ceci n'était qu'un simulacre. Qui ne trompa personne : pas même les néo-païens. Mais que pouvaient-ils dire et surtout faire ? Au 1er août 2061 le temple de Nequotanis, dont la statue fut replacée dans la cella, fut à nouveau debout, après 1600 ans d'absence, dans le champs de Le Skoazelec. Conforme au plan carré des anciennes fondations, ce n'était pas un bâtiment d'une grande dimension. Un péristyle de douze colonnes entouraient la cella seulement éclairée par l'ouverture de la porte et par un lanternon situé au sommet d'un toit pyramidal couvert de tuiles rondes d'un très joli rose. Le tout ne faisaient pas plus de 10 m de côté sur 10 m de haut, seul luxe : tout était en marbre blanc que l'on avait dû importer. Qui avait financé ces travaux ? La main d'oeuvre avait été fourni par les corvées mais pour les matériaux ? Mystère. On supposa une souscription occulte de la part de néo-païens. . . Il n'y eut pas d'inauguration même si la date officielle de l'ouverture au culte du sanctuaire fut fixé au 1er août date de la fête du dieu Lug pour les néo-païens. Si un culte fut rendu à Nequotanis celui-ci fut très discret car personne ne sembla jamais entrer dans le monument. Le Skoazelec continua de cultiver son champs autour du monument. On lui avait demandé de ménager un passage pour accéder au fanum, mais personne ne paraissait jamais fouler le gazon de l'étroit sentier que le paysan faisait en sorte de faucher pour le rendre praticable.
Curieusement un certain statu quo s'instaura et le Territoire ne parut plus craindre l'invasion. Mais où étaient passés les néo-païens des Hautes Gâtines ? Ils avaient suivi leur leader Adolphe Leclerc. C'est normal ; ils étaient allés à la soupe car ne nous y trompons pas : ce néo-paganisme n'était qu'un prétexte pour prendre le pouvoir et courir l'aventure, en cela il était conforme à l'islamisme qui avait mis une grande partie du monde entier à feu et à sang jusqu'à la fin de années 2030. C'est là que résidait le MAL : dans cette singerie, cette hypocrisie. Après tout ; Lug, Jupiter, Nequotanis ou Allah. . . quelle importances : tous des idoles. Où était la foi sincère, la spiritualité dans tout ça ? Voilà des écrits qui pourraient bien coûter la vie à leur auteur, n'est-ce pas ? Mais l'auteur n'a rien à craindre d'un croyant sincère car le croyant sincère ne pratique pas l'idolâtrie. Il existe des idoles sans représentations, sans statues, sans images, sans peintures : une conception suffit. Car la conception est déjà une pré-image ; il n'y a pas d'image sans conception préalable. Si vous commencer à définir la divinité, à dire que Dieu est ceci où cela, qu'il veut ceci où cela, qu'il aime ceux-ci et hait ceux-là alors vous le concevez et c'est déjà une image, une idole. Les musulmans qui ont vraiment la foi le savent.
Leclerc n'annexa pas les Hautes Gâtines car après la fuite de Lionel Gagnaire il eut d'autres chats à fouetter que cette histoire de statue. Il fut incapable d'enrayer les crises qui succèdaient aux crises. En premier lieu la crise climatique qui bouleversa la planète entière. Le gouvernement du dictateur alla à vau-l'eau et il fut destitué. Il fut remplacé par. . . Que nous importe par quoi il fut remplacé : une démocratie, une tyrannie. . . en ce temps là où tout semblait avoir sombré dans le chaos seule l'anarchie semblait prévaloir. Les anarchistes des années 2020 auraient dû se réjouir. . . vous savez, les anarchistes : ces enfants gâtés qui tagaient des A cerclés sur les murs de nos villes. . . mais il y avait-il là matière à se réjouir pour qui avait ne serait-ce seulement une once de bon sens ? Cette génération tête à claque avait-elle une once de bon sens ? Quoiqu'il en soit l'anarchie ne profita pas aux humbles et aux exploités mais aux bandits, aux criminels et aux seigneurs de la guerre qui firent la loi, LEUR LOIS, par toute la terre. Les Hautes Gâtines se maintinrent comme un hâvre de paix et de prospérité, certes, les Gatinais n'avait pas accès aux technologies du dernier cri _ qui de toute façon, à l'extérieur, ne servaient plus à rien _ mais tous mangeaient à leur faim, avaient un toit sur la tête et étaient en bonne santé ce que ne pouvait prétendre la plupart des autres habitants de la planète.
Cette félicité était-elle due au dieu Nequotanis ? Ou du moins, à l'entité qui se faisait appeler ainsi ? Qu'aurait pu répondre la vieille Anabelle, druidesse présumée, à cette question ? Voilà ce qu'elle aurait répondu : " Allons donc ; cette entité n'a jamais existé pas plus que le dieu Nequotanis.
_ Mais alors tu nous as raconté des carabistouilles, ma tante. ". Oui, nous sommes en 2065 et Lionel qui a érré dans les bois en se faisant appeler Salaün le fou pour echapper aux sbires de Leclerc vient de réapparaître à la vie sociale normale du Territoire et là il est en grande conversation avec sa tante pour faire une rétrospective de ces années de plomb. "Allons nous promener ; il fait beau, le printemps arrive. ". Anabelle n'a pas répliqué, du moins pour l'instant, à la remarque étonnée de son neveu. Ils sortent de la maison et comme par hasard, un hasard bien calculé par la vieille sorcière, ils se retrouvent devant le champs de Le Skoazelec. Tiens, pendant que nous y sommes et si on prenait ce si joli sentier engazonné qui serpente à travers le colza en fleur ? L'air embaume de l'odeur souffrée, qui pourrait être désagréable, qui se dégage de ces minuscules fleurs jaunes dont les graines, plus tard, serviront à fournir l'huile qui brûlera dans les lampes. Cette odeur n'est pas si désagréable ; c'est même le parfum énivrant de la félicité retrouvée. Lionel n'est pas dupe et sait bien où Anabelle le conduit, mine de rien. Au bout de quelques dizaines de mètres ils arrivent au péristyle du temple, ils s'assoient sur la murette qui supporte les colonnes et qui fait le tour du fanum en ne laissant qu'une ouverture, entre deux colonnes, devant la porte de la cella. Lionel s'étonne : " Dis donc, pour un monument à l'abandon il est sacrément en bon état, vous l'entretenez ?
_ Bien entendu, un monument qui a couté tant de peine à nos concitoyens, sans compter la dépense ; admire ce beau marbre. . .
_ Toi qui fustigeait l'idolâtrie pourtant. . .
_ Où est l'idolâtrie ici ? Pas de fleurs, pas d'offrandes, tu peux jeter un coup d'oeil à l'intérieur : l'autel devant la statue n'en porte aucune. Il y a quelque fois des visiteurs mais s'il sont là c'est plus par curiosité et pour admirer l'architecture ; on ne peut pas parler de tourisme tant ce concept est étranger au Territoire, ce sont simplement des promeneurs.
_ Et tu soutiens toujours que ce dieu, cette entité n'existe pas.
_ Evidemment.
_ Mais pourtant tu as déconseillé vivement à Fulgence Pitralon, qui était Président à cette époque, de le bâtir, ce temple, et voilà que quelques années plus tard on le construit sur ton instigation.
_ Fulgence était sur le point de céder à la pression de paysans superstitieux : on aurait été la risée du monde entier, on aurait eu, ici, une bonne raison de nous traiter de sauvages.
_ Mais quelle différence avec ta décision ?
_ Tu sais bien qu'il s'agissait là d'une entourloupe qui n'a abusé personne : le monde entier a su qu'on a fait ça que pour amadouer un dictateur. C'était un secret de polichinelle et personne n'a pensé que c'était par superstition. C'est ce despote délirant qui a été incriminé, pas nous.
_ Et tout ces faits paranormaux : la tête qui bouge dans le grenier, ces accidents pendant le transport de la statue, ces deux musées détruits ? ". Anabelle soupire et répond : " Je croyais au début qu'on était confronté à une entité d'émanation diabolique et au fil du temps j'ai changé d'avis. Moi aussi, face à ces faits parapsychologiques inquiétants j'ai pris peur et j'ai voulu stopper le maléfice mais j'ai compris que ce n'était pas en enterrant à nouveau une statue qu'on résolvait le problème et c'est d'ailleurs en partie pourquoi j'ai décidé la construction de ce monument.
_ Où se trouve le problème alors ?
_ Je ne sais pas ; il y a des questions auquelles on ne peut répondre, du moins pour l'instant. Tout ce dont je peux être sûr, présentement, c'est que tout danger est écarté. Bien sûr, des âmes superstitieuses attribueront la prospérité inespérée dont nous bénéficions sur le Territoire à la protection de Nequotanis mais moi je crois que ça nous le devons à nous-même, nous autre Gâtinais, la sobriété heureuse n'est pas un vain mot.
_ Oui, mais la pollution et le réchauffement climatique n'a pas de frontière et nous devrions être au diapason du monde entier ; or ce n'est pas le cas. " Anabelle accuse le coup ; elle se souvient des nuages chargés de pluie qui arrosaient les Hautes Gâtines tout en frustrant la totalité des territoires de l'Europe du Nord de la moindre goutte. Ce phènomène s'était produit par le passé et perdurait. Comment ne pas penser alors, en effet, à une protection surnaturelle. Au bout d'un moment elle dit : " Je refuse que notre prospérité puisse dépendre d'une idole où d'une quelconque puissance surnaturelle, si j'étais catholique je pourrais invoquer la providence or ce n'est pas le cas. Je suis sûr qu'il doit y avoir une explication rationnelle à tout ce ceci et je vais m'y atteler dans les jours prochains.
_ Je sais bien que tu n'es pas catholique et que c'est même à cause de ça que tu t'es engueulé avec le Père Le Cointrec. Certains disent que c'est à cause de ça qu'il est mort cette nuit là ; à cause du sort que tu lui aurais jeté.
_ Superstitions de paysans attardés. Une coïncidence tout au plus.
_ Pendant que j'errais dans les bois j'ai rencontré un agent forestier qui connaissait bien le chêne tricentenaire qui s'est abattu sur le prêtre : il m'a affirmé que cet arbre était sain et qu'il aurait du rester sur pied pendant encore longtemps ; pour lui il ne faisait pas de doute que ça tenait du surnaturel.
_ Il t'a raconté des craques ; il s'est foutu de toi étant donné que tu te faisait passer pour un bredingue. . .
_ Je ne faisais pas le fou devant tout le monde ; pour Richard, le forestier, j'étais tout à fait normal et nous sommes même devenus amis. J'ai eu besoin de lui durant toutes ces années pour survivre dans les bois. ". Anabelle soupire et reprend : " Admettons. Et puis après ? Un autre fait parapsychologique ? Soit. mais je n'y suis pour rien : je ne lui ai pas jeté de sort. J'espère que tu me crois ?
_ Bien entendu, ma tante. Il serait intéressant de savoir à qui profite le crime de cette façon on pourrait savoir qui a fait le coup. Le prêtre s'opposait à Satan c'est peut-être lui qui l'a tué.
_ Dans ce cas tout les prêtres catholiques qui font la chasse au diable ont du souci à se faire, cependant on ne les voit pas tomber comme des mouches par la faute de Satan : il faut chercher autre chose.
_ Tu ne connais pas d'autres sorciers ou sorcières, à part toi, sur le Territoire ? Plaisante Lionel.
_ Cht'y moudrais ! Tu es aussi taquin que ton oncle ; mon regretté Jean. . .". La vieille phytothérapeute reste songeuse un moment et finit par dire : " Mais j'y pense. . .y'a la mère Leclerc, la grand-mère d'Adolphe Leclerc, elle avait le mot, elle connaissait l'envoûtement ; on dit que des voisins à elle on eut des pertes de récolte, des bêtes crevées à cause d'elle, enfin c'est ce qu'il se dit. Elle était encore en vie au moment de la mort de l'Abbé Le Cointrec. . . C'est tout à fait plausible car la science à reconnu les pouvoirs de l'esprit dans les cas de hantises et poltergeists. . . Mais pourquoi elle aurait fait ça, cette vieille folle ?
_ Pour favoriser l'ascension de son petit-fils.
_ Oui, mais en quoi la mort du curé aurait favorisé la promotion d'Adolphe ? ". Anabelle s'interromp à nouveau : un souvenir très ancien vient de faire irruption dans son esprit : " Ah, mais oui ! Le Père Le Cointrec n'a pas toujours été le vieux curé que nous avons connu : à son arrivé ici dans les Hautes Gâtines frais émoulu du séminaire de Paris, en 2015, c'était un beau jeune homme qui faisait tourner bien des têtes dont celle d'Ananda Leclerc, la futur grand-mère du dictateur, elle en est tombé folle amoureuse et une histoire d'amour est née entre eux. Bien entendu ça c'est mal fini : le jeune prêtre, pour éviter le scandale, à fini par rompre de la jolie Ananda. Celle-ci, folle de douleur, a fait une tentative de suicide puis les choses se sont arrangées, mais mal comme on dit toujours. Ananda a fini par épouser Benjamin Leclerc, le grand-père du despote, mais la plaie ne s'est jamais vraiment cicatrisée, comment on le sait ? Ananda n'était pas très équilibrée : il lui arrivait d'avoir des accès de rage incontrôlée, même au bout de 40 ans, où elle s'en prenait à son ancien amant. Sa force psychique aura eu raison du malheureux prêtre. ". Mais quel est donc ce beau jeune homme en costume noir et en col romain qui s'approche d'eux ? Quand on parle du loup. . . Anabelle salut le jeune homme d'un : " Alors mon Père, vous venez dans ce temple adorer l'éternel comme aurait déclamé Attali ?
_ C'est ça, Druidesse, moquez vous de moi.
_ Je ne crois pas que vous connaissiez mon neveu Lionel Gagnaire. . ." Le jeune prêtre incline la tête en souriant légèrement et considère avec intérêt Lionel. Anabelle achève les présentations : " Lionel, je te présente l'Abbé Louga. ". Lionel pouffe et dit : " C'est une blague, ma tante ! vous vous appelez vraiment Louga, mon Père ?
_ Ooh, ta tante est une vieille farceuse : elle n'a pas pu s'empêcher de faire ce jeu de mot foireux mais tu peux m'appeler Bernard.
_ Bernard remplace le Père Le Cointrec. Qu'est-ce qui t'amène, gamin ?
_ Ton neveu. ". Anabelle agite la paume de la main droite d'un air réprobateur mais cependant amusé et elle le gourmande sur un ton facétieux : " Ah, tu ne vas pas commencer à courtiser mon neveu sous mes yeux ! Un peu de tenue, garçon ! ". Lionel est quelque peu désarçonné par la familiarité et la liberté qui relient le jeune prêtre et la vieille notable et il est même plutôt troublé, plus qu'il ne le voudrait, par la manière dont s'est faite cette irruption. . . Le jeune prêtre reprend : " Non, soyons sérieux, je viens pour quelque chose de grave qui pourrait remettre tout en question. Dis donc, Anabelle, et si la statue était un faux ?
_ Un faux ?! Comment ça un faux ? fait la phytothérapeute interloquée.
_ Dans le presbytère de La Ramée, où je ne vais jamais puisque je loge dans celui de Saint-Moutier, en faisant du rangement j'ai trouvé ce Libération datant du 1er Juin 2002 et voilà ce que j'y ai déniché. . . ". Bernard sort d'une de ses poches une coupure de journal et la présente à Anabelle. La vieille femme sent son coeur s'arrêter : sous ses yeux, là, sur cette vielle photo jaunie : la statue de Nequotanis ; elle lit fébrilement le court article qui l'accompagne et qui relate le vol de la statue oeuvre du sculpteur Cheval. Cette statue était la commande d'un portrait en pied du commanditaire. Il semble bien que cet artiste complètement oublié de nos jours ait eu une certaine renommée à l'époque. . . Suffisante tout du moins pour justifier un article dans le journal de ces néo-bourgeois que l'on appelait bobos. Anabelle craint que sa raison ne bascule mais elle arrive à se reprendre ; elle passe la coupure à Lionel qui à son tour ouvre une bouche toute grande et écarquille les yeux. Anabelle finit par réagir : " Mais qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? Nous nous sommes tous gourrés ; moi la première. C'est Venceslas qui avait avait raison ce dieu Nequotanis n'a jamais existé.
_ Mais ce temple gallo-romain il a bien existé, lui, intervient Lionel.
_ Comment être sûr que c'était un temple antique ? Cela aurait tout aussi bien pu être un lavoir datant du XVIIIème siècle : le champs de Le Skoazelec était à cette époque un étang qui a été asséché plus tard.
_ Il n'aurait pas pu être en marbre blanc précieux ; ce lavoir.
_ Les fondations étaient en pierre locale : du granite. C'est nous qui avons supposé que ce temple était en marbre : supposition gratuite.
_ Oui, mais les archéologues ont bien fait les datations et elles indiquaient bien la haute antiquité de ces vestiges.
_ Pff ! Ils ont presque rien trouvé : quelques tessons de poterie, quelques charbons de bois tous en dehors des fondations. Les labours anciens ont très bien pu les faire remonter sur une couche plus récente. Venceslas était très désappointé d'être aussi bredouille. Dans ces conditions les datations aux carbone 14 ne prouvent rien : nous nous sommes fait enfumés de bout en bout. . .
_ Mais qui nous a enfumé ?
_ J'en sais rien. . . répond Anabelle hébétée. ". Ils s'accoisent pendant de longues minutes, puis Lionel reprend : " Et la médaille en plomb trouvée dans le labour, avec la croix gammée ? Elle a bien du être datée, elle aussi.
_ Je l'ai vu de près cette médaille : une vague rondelle de plomb avec une grossière gravure représentant le svastika. Un soldat allemand de la Deuxième Guerre Mondiale aurait tout aussi bien pu la faire un soir d'ennui. Il n'y a pas eu de datation, du moins pas à ma connaissance, le Pr Venceslas a peut-être fait faire cette datation et il n'en a pas communiqué le résultat. Il y arrive que les scientifiques occultent les résultats qui ne correspondent pas à leurs attentes ; ça arrive souvent ; je me dis que si Venceslas n'a pas communiqué le résultat, alors qu'il faisait grand cas de cette médaille, c'est qu'il devait être négatif. Mais je n'en suis pas sûr. . .
_ Mais où est-elle cette médaille, présentement ?
_ Sans doute dans une réserve des Antiquitées Historiques d'Île de France.
_ Il faudrait contacter les archéologues de ce service.
_ Eh bien, très bien, mon Lionel, je te confie cette mission.
_ Agent Triple Zéro des Services Secrets de la République des Arriérés, à vos ordres Madame la Présidente. " Lionel se lève, se cambre, et fait le salut militaire ce qui fait rire tout le monde. La vieille notable rajoute ceci : " Ah, pendant que tu y es tu chercheras à savoir qui était cet homme dont Cheval a fait le portrait : l'article n'en parle pas. ".
Le lendemain, Lionel passe la frontière pour se rendre à Paris. Le poste frontière est vide : il n'y a plus de douanier ; l'Etat Français est en pleine désorganisation alors maintenir une surveillance au limite du Parc. . . c'est un luxe qu'il ne peut pas s'offrir, par contre la maréchaussé gâtinaise, elle de son côte, maintient un stricte surveillance et tout étranger est inpitoyablement refoulé. Il laisse son cheval à une ferme, héritière des anciens relais de poste. Ce service public financé en nature par l'administration interne des Hautes Gâtines consiste à garder les montures des Gâtinais qui se rendent à l'extérieur afin de leur éviter de circuler au milieu des automobiles avec tout les dangers que cela représente. Puis il prend le tram pour se rendre dans le centre de Paris. Les Gâtinais n'ont pas d'argent, du moins pas de numéraire, même si par ailleurs, collectivement, ils sont bien plus riches que la plupart des Français surtout dans cette période troublée : Lionel doit voyager en fraude, cependant il arrive à bon port sans encombre. Il se présente au secrétariat des Antiquités des Hautes Gâtines et demande à la secrètaire: " Je voudrais voir le directeur pour une affaire de la plus haute importance.
_ Vous avez rendez-vous ?
_ Bien sûr que non. ". Lionel hausse les épaules : comment prendre rendez-vous quand on n'a pas le téléphone ? La secrètaire fait obstruction mais l'agent secret insiste : Josiane, l'assistante du directeur, soupire et finit par aller voir son patron dans un bureau voisin. " Dis donc, Tanguy, y'a une espèce de clochard qui veut absolument te voir.
_ Comment il est habillé ?
_ En bleu de chauffe.
_ Ah, ce doit être un Gâtinais ; qu'est-ce qu'il me veut ce gueux ? Tu lui as pas demandé ? ". Josiane hausse les épaules. Tanguy Daniel se demande ce que ce va-nu-pied peut bien lui vouloir ; il le reçoit. Lionel entre dans le bureau et voit ce colosse rougeaud, barbu et lunetté qui ne semble pas boire que de l'eau. . . Après de brèves salutations l'agent secret entre dans le vif du sujet : " Je suis mandaté par le gouvernement de la République des Hautes Gâtines pour obtenir des renseignements au sujet des fouilles que le Pr Venceslas a effectuées à Saint-Moutier en 2055.
_ Ah oui, le temple de Nequotanis, quelle histoire ! n'est-ce pas ? Et qu'est-ce que vous voulez savoir de précis ?
_ C'est à propos de la médaille de plomb gravée d'un svastika ; vous l'avez toujours ? ". Daniel semble étonné et dit : " Je n'ai jamais entendu parler de ça : je vais me renseigner, je vais interroger l'ordinateur.". L'archéologue met ses lunettes en mode affichage et parle tout haut à l'appareil : " Fichier fouilles de Saint-Moutier 2055, Venceslas, objet de la recherche : médaille de plomb.". Daniel regarde ce qui s'affiche sur ses lunettes : il a une vue en 3D du chantier de fouille, de son évolution, et même de la reconstruction du temple, mise à jour récente se dit-il, il regarde tout autour de l'image en mouvement le mobilier trouvé mais il ne voit aucune médaille de plomb. Au bout de quelques minutes d'une recherche minutieuse il se déconnecte et peut à nouveau voir son visiteur. " Non, je n'ai rien trouvé.
_ Comment ça se fait, Mme Gagnaire nous a toujours certifié que cette trouvaille avait bien eut lieu : le Pr Venceslas ramassant dans le labour une rondelle de plomb et ma tante, car il s'agit de ma tante, la tenant entre ses doigts avec la croix gammée gravée dessus.
_ Gravée ou repoussée ?
_ Comment ? Je ne comprend pas. . .". Lionel en entrant n'a pas remarqué un petit frigo dans le coin du bureau : le gros homme se lève, l'ouvre et prend à l'intérieur une bouteille de bière de 75 cl. Daniel la montre à son visiteur : il s'agit d'une bière allemande de la marque Schwartz bouché à la champenoise par un bouchon de liège retenu par une griffe de fil de fer le tout recouvert d'une épaisse feuille d'étain et avec sur le sommet une croix gammée figurée au repoussée ! Coup de théâtre ! Lionel est passablement sécoué mais il se ressaisit et il dit : " Et alors ? Cela ne signifie rien : qu'est-ce que ça aurait à voir avec le plomb trouvé sur le site ?
_ Cette marque de bière est très ancienne, depuis 1775 si l'on en croit l'étiquette, le svastika a toujours figurée sur le bouchage sauf après la guerre où on ne l'a plus représenté pour les raisons que vous savez. Il n'y a que depuis très peu de temps que les brasseurs de cette marque l'ont fait réapparaître puisque le tabou semble avoir été levé. Jusqu'en 1945 c'était une bière très populaire vous savez. Il m'est arrivé de fouiller en Alsace et il arrivait fréquemment que la première strate soit polluée par ce genre d'artefacts. Mon prédécesseur aura fini par se rendre compte de son erreur et ne l'aura pas mentionné dans son rapport. Tenez, je vais vous confier cette pièce à conviction pour votre Présidente de cette façon elle se rendra compte par elle-même. ". Joignant le geste à la parole, le gros Tanguy retire l'enveloppe d'étain la donne à Lionel et se met à déboucher la bouteille, prend deux verres sur le dessus du frigo, les remplie, en prend un et offre le deuxième à l'émissaire et dit : "À ta santé, Jeune Ambassadeur ! ". Lionel boit le beuvrage et le trouve délectable ; voilà une bien fameuse bière ! Il se dit que l'archéologue ne l'a pas pris au sérieux et se demande s'il n'aurait pas dû lui jeter à la figure le liquide, ne serait-ce que pour sauver l'honneur de la République des Arriérés. Mais après tout ç'eut été dommage parce que cette bière est bien bonne et que sa tante lui aurait reproché d'avoir causé un incident diplomatique. . . Sa mission n'est pas terminé : il doit enquêter sur le commanditaire de la statue de Cheval. Mais il se fait tard ; où va-t-il dormir cette nuit ? Pas d'argent, pas d'hôtel, que faire ? À la guerre comme à la guerre, il couchera sous un pont où une entrée d'immeuble. Il soupire et il se dit, in petto, je suis l'agent secret de la République des Pouilleux ! La nuit tombe et il erre par les rues non loin de Notre Dame. Les derniers rayons illuminent au loin les imposantes forme du Massif des Hautes Gâtines. Il les contemple, impressionné comme toujours, les trouvant pour le moins irréelles. Tout à sa rêverie il n'a pas vu s'approcher quelqu'un dont il a fait la connaissance la veille. Une voix l'interpelle : " Alors, où en est ta mission ? Agent secret. ". Lionel se retourne et reconnait Bernard, le prêtre. Au comble de l'étonnement il lui demande : " Père Louga ! mais que faites vous ici ?
_ Mais moi aussi je suis en mission : une mission d'ange gardien. Ta tante n'a pas voulu t'envoyer au casse pipe, à l'aventure, comme ça : si vous autres Gâtinais avez fait voeu de pauvreté en refusant l'usage de la monnaie ce n'est pas le cas de l'Eglise Catholique et de ses serviteurs ; elle s'est soucié de ton hébergement et de tes repas. C'est pour ça que je suis là ; en fait je t'ai suivi pas à pas et me voilà. . .
_ Ah ben alors, je croyais que les curés des Hautes Gâtines n'avait pas le droit à l'argent. . .
_ À l'intérieur du territoire, oui, mais quand nous sommes dehors nous pouvons avoir ce genre de commodité que procure un compte en banque assorti d'une carte de paiement et de retrait d'espèces comme celle là. Tah, tatah. dit-il en brandissant sous son nez, comme pour le narguer, le rectangle de plastique sésame-ouvre-toi du monde moderne soi-disant civilisé.
_ Décidément, tu fais un drôle de curé : tu es à tu et à toi avec ma tante qui pourtant ne se laisse pas taper sur le ventre comme ça, tu as un quasi statut officiel de pédé, ce qui pour un prêtre pourrait la foutre mal. . . mais tout ça semble aller de soi dans le meilleur des mondes.
_ Je vais te faire un confidence : je suis un fils caché d'Anabelle. . .". Lionel commence à s'exaspérer et il s'exclame : " Je commence à en avoir ma claque de ce badinage ! Puisque c'est ça ; c'est à toi que ma tante aurait du confier la mission ! ". Bernard semble chagriné par cette réaction et se dit qu'il est allé un peu trop loin, il reprend un peu de sérieux et dit en soupirant : " Il n'y a que toi qui peut accomplir cette mission.
_ Et pourquoi donc ? Personne n'est irremplaçable.
_ Tu as approché de près le dictateur : cela te procure un avantage certain.
_ J'ai accompli aujourd'hui le premier volet de ma mission ; reste le second volet : l'identité de celui dont la statue se trouve dans le pseudo temple du pseudo dieu Nequotanis. En quoi le fait d'avoir connu Leclerc me donne un avantage ? ". Une fulgurante intuition traverse l'esprit de Lionel ; il dit tout à trac : " Tu n'es pas curé ! C'est de la comédie tout ça ! Tu as réussi à abuser Anabelle mais moi tu ne m'enfumeras pas ! Tu es un espion de Leclerc !
_ On se calme ! Oui, c'est vrai je ne suis pas prêtre et là dessus tu as raison mais je n'ai pas abusé ta tante et je ne suis pas un espion de Leclerc puisque celui-ci est mort depuis peu.
_ Leclerc est mort ! Je l'ignorais. Mais alors qui es tu ?
_ Tu n'as pas besoin d'enquêter sur l'identité du commenditaire de la statue car nous savons qui c'est.
_ Hein ! Lionel laisse exploser sa colère. Vous m'avez pris pour un con toi et ma tante ! Mais qu'est-ce que c'est cette histoire encore ?!! Alors qui c'est, nom de Dieu ?!
_ Hier soir je ne le savais pas encore ; je ne l'ai appris que ce matin et j'en ai immédiatement référé à Anabelle mais je n'ai pas eu le temps de te prévenir car tu étais déjà parti et c'est pourquoi je me suis lancé à tes trousses : voilà ce que j'ai déniché dans le presbytère de La Ramée. . . ". Bernard sort de sa poche une autre coupure de journal et la présente à Lionel : il y voit la photo d'un homme ; il s'agit bien en effet de celui dont la statue est dans le soit disant fanum. Lionel lit l'article qui est en fait la suite de celui qu'il avait lu la veille mais se trouvant dans le numéro du lendemain de Libération. Il a enfin l'identité de cet homme : un certain Benoît Pouleborde ; un riche soyeux lyonnais. Lionel réitère sa question : " Et toi qui t'es ?
_ Je ne suis pas prêtre, du moins pas encore ; ça ne saurait tarder, je suis encore séminariste.
_ Alors tu nous as menti.
_ Bien sûr que non. Anabelle sait très bien que je ne suis encore que séminariste mais elle tient tellement à ce que je reste à Saint-Moutier auprès d'elle qu'elle me voit déjà prêtre ; pour elle c'est comme si c'était fait. Hier, à aucun moment je n'ai affirmé que j'étais prêtre.
_ Oui, mais tu n'as pas démenti ; c'est un mensonge par omission.
_ Tu connais ta tante. . . C'est une femme de caractère on ne peut pas la contredire. . .
_ Admettons. . . " Il fait maintenant nuit noire et les lampadaires viennent de s'allumer ; des ombres inquiétantes rôdent autour d'eux : les forces de l'ordre sont en déroute et la criminalité est en pleine recrudescence. Bernard annonce : " Il ne faut pas rester là ; c'est trop dangereux. Nous allons rejoindre le séminaire qui ne se trouve pas loin d'ici ; j'y ai une chambre, je t'y herbergerai pour la nuit et demain tu regagneras le Territoire. Cinq minutes plus tard, ils se retrouve dans ce logement, Bernard propose : " Tu as faim ? Je suppose que tu n'as rien mangé de la journée. À cette heure-ci la cafétéria du séminaire est fermé mais j'ai ici de quoi casser la croûte. ". Le séminariste prépare une collation pour eux deux, après ça Lionel réenclenche la conversation : " Tu m'as dit que Leclerc était mort ?
_ Oui, il y quelques jours ; je l'ai appris par la bande. Il n'y a plus personne maintenant à la tête de l'Etat ; il a été assassiné par un de ses proches : un ambitieux qui cherche à le remplacer. . . Mais ce n'est pas le plus important : ça fait un moment que l'Apocalypse se manifeste et nous allons vers un dénouement. . .
_ Pourtant dans les Hautes-Gâtines, on ne ressent rien de tout ces bouleversements
_ La Divine Providence à mis sous cloche le Territoire : elle protège les Gâtinais des tribulations de l'époque.
_ Tu parles comme le Père Le Cointrec : tu feras un drôle de curé ; à la fois traditionnaliste et complètement émancipé. . .
_ Au moins je ne suis pas un hypocrite : c'est tout ces mensonges et ces scandales qui ont miné l'Eglise Catholique. Anabelle m'apprécie beaucoup pour ça. Alors ta mission ; où ça en est ? La médaille de plomb ? ". Lionel sort la feuille d'étain que lui à remis le gros Daniel et lui conte toute l'histoire. Bernard ne semble pas plus étonné que ça et dit : " Voilà une affaire réglée mais il y autre chose : si je t'ai dit qu'il n'y avais que toi qui pouvait mener l'enquête à cause de ta proximité passée avec Leclerc ce n'est pas pour rien, en effet la fuite hors du Territoire de Leclerc et de ses complices, dont tu faisais parti, a été un fait hautement significatif dans toute cette histoire de dupes. Qui a dupé qui ? Leclerc a bien caché son jeu et tout le monde est tombé dans le panneau ; ta tante en premier.
_ Il y avait bien de quoi : tout ces événement paranormaux. . .
_ Provoqués par le psychisme malade d'Ananda Leclerc qui était, ne l'oublions pas, la grand-mère d'Adolphe Leclerc. L'accession au pouvoir de ce dictateur, qui aurait pu conquêrir le monde si l'Apocalypse climatique ne s'en était pas mélé, a sans doute été causé par son désir inconscient de venger sa grand-mère et celle-ci aura utilisé ses pouvoirs de sorcière pour l'aider dans son funeste dessein. En tant qu'ex-compagnon de la première heure du despote assassiné tu as ton rôle à jouer. Voilà comment tu vas procéder. . . ". Lionel l'interrompt vivement : " Mais c'est mission accomplie : l'énigme de la médaille de plomb a été résolue ainsi que l'identité du commanditaire de la statue et toi même tu m'as dit que je rentrerais demain sur le Territoire. . .
_ C'est exact en ce qui concerne le deuxième terme de ton assertion mais ta mission est loin d'être finie.
_ Comment ça ? Ma tante ne m'en a pas parlé hier. . .
_ C'est que la découverte ce matin de l'identité du portraité a rebattu les cartes : au vu de ce fait nouveau Anabelle t'a confié une autre mission. L'identité de ce quidam n'était que subsidiaire car qu'est-ce qu'on en a à foutre que ce soit Benoît Pouleborde ou Béchamel Tartempion ? Ce n'était pas ça qui était important et ta tante s'en est aperçu ce matin quand je lui ai montré l'article : elle a compris, dans une sorte d'épiphanie, que c'est les circonstances du vol qui importait le plus pas la personnalité du lésé. Ce que je m'apprêtais à te dire quand tu m'as interrompu c'est que tu vas approcher les parents de Leclerc sous le fallacieux prétexte que tu a des révélations à leur faire sur leur fils. Certes au début il ne voudront pas te recevoir étant donné le rôle occulte que tu as joué auprès du dictateur mais tu sauras jouer sur la corde sensible pour que finalement tu puisse parler avec eux.
_ Et qu'est-ce que je vais leur révéler ?
_ Qu'Ananda Leclerc a déniché la statue du prétendu Nequotanis en 2045 dans le local d'un ancien fourgue qui sévissait dans le années 2000. Or ce local n'était autre qu'une vielle grange à moitié pourrie qu'il lui venait de ses parents. Elle aurait découvert la statue dissimulée sous un tas de saloperies et, sorcière comme elle était, elle aurait décidé pour envoûter quelqu'un qu'elle haïssait tout particulièrement, le père d'Anatole Le Skoazelec, d'enterrer avec l'aide de complices inconnus ladite statue dans son champs sans que personne ne le sache jamais.
_ C'est sûrement faux.
_ Quel est le but de la manoeuvre ?
_ En prêchant le faux Anabelle espère connaître le vrai.
_ Et Leclerc m'aurait confié ce fait qu'il aurait été le seul à connaître et d'abord comment ?
_ Sa grand-mère le lui aura révélé peu avant sa mort et si Leclerc t'a fait cette confidence c'est pour que tu la révèles à ton tour à ses parents si il lui arrive malheur. . .
_ Très bien, mais dans quel but ?
_ Qui dit repaire de fourgue dit trésor caché : tu leur feras croire que des bijoux d'un certain casse commis en 2003 sont enfouis sous la vielle grange.
_ Et après ?
_ Alors on verra bien ce qui va se passer. . . ". Lionel est troublé : quelle histoire invraisemblable ! Il considère le séminariste d'un drôle d'air ; celui-ci s'en aperçoit et lui demande : " Qu'est-ce qui ne va pas ?
_ Qui es tu vraiment ? Est-ce que tu te rends compte que ça ne tient pas debout ce que tu viens de me raconter ? ". Bernard le regarde avec une expression figée et finit par déclarer : " Le mieux sera de demander à ta tante dés demain, en attendant il faut dormir : je te laisse mon lit ; moi, je vais coucher sur la banquette. ".
Le lendemain Lionel rentre à Saint-Moutier et va directement voir Anabelle. Il lui fait part du résultat de sa mission et lui montre la feuille d'étain ; la vieille femme hoche la tête, pas surprise pour un sou et dit : " Oui, je m'en doutais, ça ressemble tout à fait au plomb supposé de défixion que j'ai eu entre les mains en 2055, je croyais que la croix gammée était gravée mais je n'avais vu que le verso : l'avers embouti je n'y ai même pas fait attention ; Venceslas de retour dans son laboratoire aura constaté son erreur initiale et ne se sera plus du tout soucié de tout ça. . . ". Puis Lionel lui relate l'étrange conversation qu'il a eut avec le séminariste, là encore Anabelle hoche la tête et dit : " En effet c'est moi qui ai bâti cette histoire qui n'est qu'une pure hypothèse qu'aucun fait n'étaye. . .
_ Mais d'où t'est venue cette supposition ?
_ Je ne sais pas.
_ Le futur curé, lui, parle d'épiphanie.
_ Oh, il a sans doute raison.
_ Et c'est vrai cette mission ? Que j'aille voir les Leclerc ?
_ Oh, Bernard a sans doute exagéré. . . Je le soupçonne de t'avoir fait marcher ; dans quel but ? Je ne préfère pas le savoir. . . ". La supposée druidesse prend un air madré à la fois pour la raison qu'elle vient à peine d'énoncer et aussi pour celle qu'elle s'apprête à révéler : " Après tout, c'est le capitaine Merlu qui a raison : laissons faire le téléphone arabe. . . ".
Quelque jours plus tard il se passe un drôle de remue-ménage dans une vielle grange en ruine du côté de La Ramée. Mais quelle sont ces fouilles, tout ces tas de terre qui s'accumule devant le vieux bâtiment ? Le vieux Leclerc, dans le courant de la matiné, arrive en trépignant accompagné du capitaine Merlu ; il hurle : " Bande de saligauds, pillards ! vous êtes sur mes terres ! ". La gendarme conseille : " Holà ! Papy, on se calme ! Tu vas pas nous faire un AVC tout de même !? ". Elle interpelle les fouilleurs : " Oh ! Qu'est-ce que vous faites ici ? Gendarmerie Territoriale, vous arrêtez immédiatement où je vous fait coffrer ! " Il y a là une dizaine de paysans avides qui ne semble pas avoir entendu l'admonestation de l'officier, le capitaine Merlu si elle avait eu une arme de poing aurait bien tiré en l'air un coup de semonce mais les armes sont interdites sur le Territoire. Tout un coup on entend un cri de joie ; le capitaine Merlu comprend immédiatement, heureusement elle est venu avec toute une escouade de gendarmes ; si ceux-ci n'ont pas d'arme à feux, en revanche, ils ont de solides gourdins, le capitaine fait immédiatement donner l'assaut et les fouilleurs illégaux sont finalement dispersés, la chef des forces de l'ordre s'approche de l'endroit où est parti le cri ; deux gendarmes maintiennent fermement à terre celui qui a crié ; il a devant lui une valise en alumium qu'il vient de forcer, à l'intérieur toutes sortes de joyaux en or sertis de diamants et de toutes sortes de pierres précieuses ! Le butin du casse de Mauboussin de 2003 ! La zone est sécurisé. La chef de la Gendarmerie Territoriale décide de confier l'affaire à ses collègues de la Gendarmerie Nationale Française. Ceux-ci arrivent le lendemain. Ils font les constats nécessaires et finissent la fouille : ils ne trouvent pas d'autres bijoux mais par contre en fouillant le tas de saloperies dans la grange il y dénichent un autre des bras de la statue représentant M. Pouleborde ! Ce bras tient une sorte de vasque en forme de grande coquille saint-jacques sur laquelle demeure l'autre main qui était au bout de l'autre bras trouvé en même temps que la statue en 2055. Alors maintenant la sculpture peut être reconstituée dans son entier comme elle figure sur la photo de Libération : un dieu marin, chevauchant une vague, les bras levés au-dessus de la tête tenant une vasque en forme de coquillage. La Gendarmerie Française s'attribue le butin qui devra être restitué à Mauboussin mais bien sûr les fragments de marbres de la statue reste la propriété de la République des Hautes Gâtines. Le conseil décide de faire restaurer la sculpture et confie ce soin à Jean Davedienne tailleur de pierres à Balory, village situé non loin du Mont Gargan.
Arrive le jour de l'inauguration de la statue restaurée. Sont présent : Madame la Présidente, quelques membres du Conseil, M. Davedienne, Lionel et Bernard. Ce sont en tout dix personnes qui se tiennent debout dans la cella en face du faux dieu ; dix verres, une bouteille de vin et des victuailles ont été disposés sur l'autel ce qui fait s'exclamer le séminariste, sur un ton plaisant : " Quoi ! quelle est donc cette résurgence du paganisme !? Une offrande à une idole ! à un dieu-mensonge ! idolâtrie ! idolâtrie! En tout les cas bravo, Monsieur Davedienne, la restauration est parfaite ; on dirait que la statue vient d'être taillée : vous êtes un véritable artiste ! " Le reste de l'assistance félicite à son tour l'artisan qui ne sais plus où se mettre tellement sa modestie lui fait paraître excessive et génante cet assaut de conpliments. L'éclairage zenithal prodigué par le lanternon donne une expression inquiétante au faux dieu ; Fulgence Pitralon le fait remarquer : " Eh bé ! Heureusement que nous ne sommes pas des païens parce que certains diraient que nous sommes venus adorer Satan ! Y'a bien de quoi avoir peur.
_ On a dit la même chose du dieu gaulois Cernunnos ; sa ramure de cerf a été considérée par les premiers evangélisateurs comme un attribut du diable. . . ". Pendant que les élus jabotent Lionel a entraîné Bernard sous le portique du temple et lui dit : " Tu t'es bien foutu de ma gueule : me donner pour mission de briefer les Leclerc !
_ En quoi je t'aurais menti ? Tout ce que je t'ai dit s'est avéré. Tu es de mauvaise foi : tu as refusé de me faire confiance ; si tu avais tout raconté aux Leclerc, c'est à dire la voyance d'Anabelle car il s'agit bien d'une voyance, le résultat aurait été le même. Et maintenant tu viens chouiner comme quoi je t'aurais enfumé. La vérité c'est qu'il qu'il y a quelque chose qui ne passe pas entre nous : tu crois que je badine, que je déconne, que je ne suis pas très sérieux mais tu devrais me croire au moins sur une chose : je suis ton ange gardien.
_ Et ça recommence, soupire Lionel. " Le séminariste lui saisit le bras et l'oblige a le regarder droit dans les yeux. À ce moment là Lionel a l'impression qu'il se produit un changement surnaturel sur le visage du futur prêtre : les pupilles de ses yeux se dilatent et ces yeux là sont comme autant de portes pour accéder à l'immensité de l'Univers et à l'Eternité, la carnation de sa peau s'éclaircit au point de devenir lumineuse et le jeune homme perçoit comme un nimbe de vapeur phosphorescente tout autour de sa tête. C'est un être spirituel qui vient de transcender l'aspect ordinaire du séminariste et l'expression de son visage est tout en gravité sereine. Bernard lui annonce : " Je dois être ordonné prêtre demain mais ça ne se fera pas.
_ Pourquoi ?
_ Parce que demain je ne serai plus de ce monde. ". Lionel est saisi d'effroi et soudain un immense chagrin le submerge : des larmes lui coulent sur les joues. Bernard le console : " Ne pleure pas ; je serai toujours avec toi de la même manière que j'ai toujours été à tes côtés. ". L'inauguration est terminé et les conviés sortent du temple ; tout le monde prend congé et rentre chez-soi. . .
Les jours se suivent et se ressemblent. Lionel a reprit son activité de forgeron. Quelque mois après la célébration de la restauration de la statue, Anabelle vient le voir à la forge, elle s'étonne : " Tu n'as toujours pas de nouvelle de Bernard ?
_ Eh, bien non.
_ C'est pourtant le prêtre de ce groupement de paroisses autour de Saint-Moutier et il nous fait défaut. . . ". Lionel ne répond pas ; pour lui il ne fait pas de doute que Bernard a disparu. . . cette période de grande incertitude et de grande insécurité se prolonge : les assassinats et les enlèvements sont nombreux ; c'est la principale cause de mortalité à l'extérieur. . . Lionel semble avoir totalement oublié sa toute dernière entrevue avec le jeune homme. La vieille phytothérapeute repart en hochant la tête quelque peu attristée. . . En fait la guerre civile a déjà commencé depuis quelque temps et les Hautes Gâtines semble toujours bénéficier d'une protection surnaturelle.
Lionel achève sa jounée de travail et va se promener. Ses pas l'amènent au fanum. Mon Dieu, le colza fleurit encore, ce printemps, dans le champs de Le Skoazelec comme. . . Lionel a commencé sa phrase in petto mais n'ose la terminer. . . Soudain il se souvient de tout et surtout de la dernière conversation qu'il a eut avec Bernard : il est bouleversé, son soufle est suspendu et le sang lui bat les tempes. . . Il entre dans la cella, le jour déclinant éclaire à peine l'intérieur du monument cependant la statue est encore visible dans sa blancheur marmoréenne. Le vide se fait dans son esprit. Soudain il entend une voix, une voix familière ; c'est celle de Bernard ; cette voix n'est qu'intérieure mais pourtant bien distincte et voilà ce qu'elle lui raconte : " Lionel, cette fois c'est bon ; tu es prêt à m'entendre. Je ne suis plus de ce monde ; j'ai été assassiné le soir même de notre dernière rencontre en rentrant au séminaire, peu un importe les circonstances de ce meurtre car ceci est d'une grande banalité : la banalité du MAL dans votre monde terrestre. Comme je te l'ai dit je suis une entité spirituelle qui se charge de ta protection. Une autre mission t'attend. L'Apocalypse est en train de mettre le point final à l'histoire de l'humanité. Mais, cependant, ici dans les Hautes Gâtines, vous êtes protégés et serez protégés jusqu'au processus terminal de l'extinction du genre humain qui malgré tout survivra à travers vous. Le Massif des Hautes Gâtines est l'arche de Noé de ce nouveau déluge et cette Apocalypse est une nouvelle genèse. " Toujours in petto, Lionele réagit vivement en se rebellant : " Stop ! Assez, ça suffit ce gargarisme !
_ Eh bien ! Voilà comment se passe nos retrouvailles. . . Une fois de plus tu ne me fais pas confiance : homme de peu de foi ; tu n'as plus la foi, si tu ne l'as jamais eu.
_ Ce n'est pas ça mais je ne vois pas à quoi ça rime : une mission quelle mission ? Depuis un moment tu nois le poisson, tu es incapable de me préciser de quelle mission il s'agit ; sans doute parce que tu n'es qu'une émanation de mon psychisme qui n'a trouvé que ce moyen pour faire revivre un mort. Bernard est sans doute mort et je ne sais quelle partie de moi même essaie de le faire revivre. C'est comme jouer au échecs tout seul ou écrire une pièce de théâtre en imaginant ce que pourrait dire l'autre mais tout ceci n'est que trop artificiel car trop prévisible.
_ Et toc ! Tu es content ? Tu as fait venir le sceptique de service ? Tu peux m'écouter cinq minutes ? Cinq minutes ce n'est pas trop te demander quand même.
_ Pour moi tu n'as aucune consistance : certes je reconnais bien la voix de Bernard et certaines de ses expressions mais tout ça ne me dit pas que tu n'es pas un simulacre.
_ La dernière foi que nous nous sommes vus et que je t'ai pris le bras tu ne doutais pas de mon existence. . .
_ Admettons, mais là, présentement, je ne te vois pas, tu ne me touches pas et je ne sens pas ta présence.
_ Qu'est-ce qui ne va pas ?
_ Comment ça : ce qui ne va pas ?
_ Oui, ce qui ne va pas dans ta vie, quel est donc ce malaise que je sens en toi ?
_ Je crois que j'aimais Bernard et qu'il me manque : j'ai eu beaucoup de mal à me l'avouer. . .
_ Tu ne peux pas aimer ton ange gardien comme on aime un humain, je veux dire charnellement car c'est ici tout le problème.
_ Pour moi c'est la seule façon d'aimer.
_ Je ne peux pas te donner ça.
_ Si tu étais encore de ce monde me le donnerais tu ?
_ J'ai été de ce monde et je ne l'ai pas fait : ce n'est pas l'occasion qui a manqué. . . Je ne l'ai pas fait car je te le répète je suis ton ange gardien et qu'on ne peut avoir de relation charnelle avec son ange gardien fut-il temporairement en chair et en os. Et puis l'occasion s'est présentée ; pourquoi, toi-même, n'en as tu pas profité ?
_ Je ne savais pas que je t'aimais ; du moins pas encore.
_ Et pourquoi ?
_ Sans doute parce que tu étais sur le point de devenir prêtre et que pour moi ta personne était sacrée.
_ Pourquoi ? Tu n'es pas particulièrement chrétien.
_ C'est le conditionnement social, l'éducation : on n'a pas de relations sexuelles avec certaines personnes ; les membres de sa famille, les enfants ; ça ne se fait pas c'est mal vu.
_ Pourtant, y'en a des qui ne se gènent pas. . .
_ Des malades qu'il faut faire soigner.
_ Admettons. . . Cependant, en cette période de déchristianisation l'éducation a bon dos : il n'y a plus rien de sacré. . . es-tu sûr qu'il n'y a pas une autre raison ?
_ Pour avoir une relation charnelle il faut être deux et j'ai sans doute senti que je buterais contre une fin de non-recevoir.
_ Voilà une raison qui se tient mais est-elle suffisante ?
_ Il y a des amours qui sont tellement grands qu'ils ne peuvent être qu'immatériels, totalement sublimés : dans ce cas la relation sexuelle revient à une souillure.
_ Dans votre monde ici bas où tout doit être acquis, pris, l'amour platonique est tourné en ridicule, pourtant l'amour le plus fort est celui qui est totalement désincarné. Tu t'es aperçu que tu m'aimais quand je t'ai annoncé que nous allions nous séparer car cela t'as rempli de chagrin.
_ Cela ne résout pas le problème : celui de ta présence réelle ou non.
_ De quelle manière voudrais-tu que je me manifeste ?
_ Fait un miracle.
_ Qu'entends tu par miracle ? Le miracle c'est généralement une guérison ou le sauvetage d'un péril mortel. Or est-ce bien le cas ?
_ Pour l'instant je ne suis dans aucun des cas de figures que tu as évoqués mais est-ce pour ça que toutes manifestations du surnaturel m'est interdites ?
_ Non, pas forcément : le tout est de savoir ce que tu attends de la manifestation ; est-ce que tu veux du music-hall ?
_ Bien entendu que non : je ne suis pas à la recherche de sensations fortes je cherche juste à savoir si tu existes vraiment.
_ Pourquoi ? Parce que tu me prends pour un simulacre, n'est-ce pas ?
_ Oui.
_ Si tu ressentais mon amour qui est si fort, si brûlant, tu n'aurais pas besoin de ça.
_ Je ne ressens rien ! C'est bien des prêches de curé, ça ! " Toujours in petto Lionel s'était mis en colère. L'ange reprit : " Es-tu sûr que Bernard est vraiment mort ? Tu n'as jamais vu son cadavre.
_ Comment ça ? Mais c'est toi qui prétends être Bernard !
_ Où sommes nous ici ?
_ Et bien dans le temple d'un faux dieu à l'intérieur des Hautes Gâtines.
_ Non ne sommes pas dans les Hautes Gâtines, là, présentement tu es dans une chapelle funéraire en face de l'effigie du défunt : Benoît Pouleborde, dans le cimetière de Meaux et les Hautes Gâtines n'ont jamais existées, sors du monument tu vas bien voir ; tu voulais un prodige et bien le voici. ". Lionel s'exécute et qu'elle n'est pas sa surprise ! Il est effectivement dans un grand cimetière urbain. Il fait nuit mais l'éclairage des rues à l'extérieur du cimetière fait assez de clarté pour qu'il constate qu'il est au milieu de tombes en granite et en gneiss. Désemparé il se demande s'il n'est pas en plein cauchemard. Il se dirige vers la sortie du cimetière qui bien sûr à cette heure-ci est fermé. Il va devoir actionner cette grosse cloche prévue pour les visiteurs qui se sont retrouvés enfermés à l'intérieur. Il sonne, au bout d'un moment le gardien arrive, pas content, il lui demande sans aménité : " Qu'est-ce que vous faites là, Monsieur? À une heure aussi tardive je vais devoir appeler la police; vous êtes en infraction. Vous n'avez donc pas lu le réglement ? ". C'est ce que fait le gardien. Il fait entrer Lionel dans son bureau et ce dernier considère les lieux, hébété, abasourdi ; le gardien s'énerve il n'arrive pas à joindre la police, il grommelle : " Tout est en train de foutre le camps : bientôt ce sera les gangs armés qui feront la loi. . . Et vous, qu'est-ce que vous foutiez dans ce putain de cimetière ?! Hein ? Vous trouvez pas qu'il y a assez de bordel comme ça alors que tout fout le camps ? ". Et là Lionel fait un constat épouvantable : il se rend compte qu'il est dans la peau d'un autre ; cet autre dont il voit le visage dans le reflet de ce miroir derrière le gardien, ce n'est pas du tout lui ! Dans la glace se présente un quinquagénaire ventripotant, dégarni, pourvu d'une longue moustache noire à la gauloise et vêtu d'un blouson de cuir fatigué ; et cet homme répond au gardien : " Excusez-moi, Monsieur le Gardien, mais je suis venu sur la tombe de ma femme et je me suis saoulé puis comme je ne tenais plus debout je me suis traîné jusque dans le mausolé de Pouleborde et là j'ai dû m'endormir et quand je me suis réveillé il faisait nuit.
_ Allez, foutez le camps. . . soupire le gardien, mais que je ne vous y prenne plus. ". L'individu sort du cimetière se rend au parking et récupère son automobile. Il rentre chez lui dans le centre de Paris dans un immeuble miteux. Il prend l'ascenseur jusqu'au septième étage, rentre dans son deux pièces cuisine puis après quelques ablutions, se couche et s'endort. Lionel se retrouve dans le noir et le cauchemard se prolonge : il est comme enfermé dans un placard mais sans corps ; sans aucune sensation physique ! Après une attente interminable, son hôte se lève au petit matin et en allant assouvir un besoin pressant passe devant une fenêtre et jette un coup d'oeil sur le jour qui se lève : Lionel voit effectivement les premiers rayons du soleil poindre à l'est mais les Hautes Gâtines ne sont plus là ! Elle ont été remplacées par un morne et bas horizon constitué par les hideuses cités de la banlieue proche. Lionel sent que sa raison vacille et il est pris dans un tourbillon : il lui semble s'évanouir. . .
Quand il reprend connaissance il se retrouve à nouveau devant la statue de l'idole mais cette fois les rayons du soleil levant l'illumine à plein la rendant éblouissante. La voix de Bernard résonne à nouveau dans la tête de Lionel : " Tu es à nouveau dans les Hautes Gâtines que tu n'as, en fait, jamais quitté. . .
_ Mais quoi ? Ce n'était rien d'autre qu'un cauchemard ou une hallucination ?
_ Une incursion dans un monde parallèle si semblable à celui-ci : tout comme celui-ci il est sur sa fin et connaît l'Apocalypse, la seule différence c'est que les Hautes Gatines n'y existe pas et la géologie du Bassin Parisien y est plus conforme à la plausibilité scientifique. Tu n'y existes pas non plus car ton destin est étroitement lié à celui des Hautes Gâtines.
_ Pourquoi cette démonstration ?
_ Tu me demandais un miracle et il s'est produit : tu devrais être content.
_ Une illusion : il n'en reste rien. . .
_ Ah, il te faut un constat d'huissier en plus ? Tu ne peux donc pas faire confiance à ton expérience vécue ?
_ Cela reviendrait à tenir pour réels tout les rêves.
_ Et pourquoi les rêves ne seraient-ils pas réels ?
_ Ce n'est que confusion, chaos et incohérence.
_ C'est la mémoire qui est défaillante pour te faire ressouvenir l'expérience. C'est la même chose pour les souvenirs des toutes premières années de ta vie : il n'y a là que chaos, confusion et incohérence, seulement tu ne doutes pas un instants de la réalité des événements que ces souvenirs rapportent. ". Lionel se souvient de cette question posée précédemment : Es-tu sûr que Bernard est vraiment mort ? . Il demande : " As tu vraiment été assassiné ?
_ Oui.
_ Tu m'as tellement menti, comment te croire ? Et puis pourquoi avoir posé cette question ?
_ Je te parle avec ma voix du temps où je partageais votre monde : je suis vivant.
_ Je ne sens pas ta présence.
_ En quoi t'ai-je menti ? Il faut que tu soit honnête et arrête de croire certaines choses sous le coup de la colère.
_ Admettons. Seulement je ne te sens pas.
_ C'est parce que tu es en colère.
_ Je suis en colère parce que quelque chose qui a la même voix que Bernard essaye de me faire croire qu'il est là. Et puis si tu as été assassiné tu ne peux être que mort.
_ Je ne suis plus de ce monde, de ton monde, mais je suis dans un autre monde où je suis tout ce qu'il y a de plus vivant. Un monde parallèle. Les univers parallèles existent ; je t'en ai fait la démonstration hier.
_ Et ce monde où tu prétend être ; c'est l'au-delà, le paradis ?
_ À moins que ce ne soit l'enfer ! dit Bernard en riant.
_ Je ne pourrais te croire que quand je sentirai ta présence, quand je pourrai tâter ton corps.
_ Si tu tâtais le corps que j'ai un temps occupé tu ne toucherais qu'ossements au fond d'un trou où on l'a négligemment jeté.
_ Dans le monde où tu es est-ce que tu as un corps ?
_ Oui, tout aussi tangible que le corps de cet homme du cimetière de Meaux dans lequel tu t'es brièvement incorporé : tu as senti l'air entrer et sortir de ses poumons, le sang circuler dans ses veines et même la pression de l'urine dans sa vessie quand il a du se lever au petit matin. ". Lionel se souvient en effet de ces sensations qu'il était sur le point d'oublier. La conversation reprend : " Et avec ce corps est-ce que. . . ". Lionel n'ose aller plus loin mais Bernard a tout deviné et finit sa phrase à sa place : " . . . que je peux faire l'amour ? Est-ce que je pourrais te faire l'amour ?
_ J'aimerais avoir ta peau contre la mienne alors je pourrais croire en toi.
_ C'est impossible.
_ Et pourquoi donc ?
_ Parce que je suis toi et que tu es moi. Plus précisément je suis ton moi futur ; ton moi dans l'avenir.
_ Cependant tu as eu un corps et ce corps je pouvais le toucher et toi même tu m'as pris le bras la toute dernière fois que nous nous sommes vus.
_ Moi, ton ange gardien, cette entité spirituelle, j'étais dans ce corps comme dans un scaphandre ; aussi gauche et aussi mal à l'aise que dans un scaphandre. Ce que tu sous-entends c'est qu'étant donné que nous avions deux corps distincts nous ne pouvions être que deux personnes séparées mais ce n'était qu'une illusion car l'amour nous unit en une seule entité, une entité future.
_ Mais dans le monde où tu vis actuellement, tu as un corps et ce corps doit être lui aussi un scaphandre pesant et incommode.
_ Non, car ce corps est un corps spirituel même s'il est tout aussi tangible que le tien.
_ Quelle différence alors ?
_ Ce corps est comme l'esprit ; il en a toutes les propriétés ; il peut se projeter à l'autre bout de l'Univers en un instant ; il ignore la souffrance, la viellesse et la mort.
_ Peut-il aussi se manifester dans mon monde ?
_ Oui, assurément et il l'a déjà fait par le passé : tu ne te souviens pas ? Cela n'a duré qu'une seconde. . . ". Et Lionel se souvient effectivement de la scène de transfiguration sous le portique du temple et du chagrin incohercible qui s'en est suivi. . . Lionel demande : " Dans ce cas apparais moi à nouveau.
_ Je me suis incarné par amour pour toi ; ça été un sacrifice très lourd car un être spirituel déroge en s'incarnant. ". Et puis tout s'arrête ; la communication s'arrête. Lionel reprend son train-train comme avant. . .
Puis au bout de quelques semaines Lionel se demande de quelle mission son présumé ange gardien voulait le charger. Bernard assassiné : comment en être sûr ? Où son corps a-t-il été enterré ? Il comprend que la brusque interruption de cette communication est du à son incrédulité. Mais que croire ? Qui croire ? Je vais aller voir le capitaine Merlu, se dit-il, il y a peut-être moyen d'enquêter. Lionel se rend à Gourveusan et il y rencontre la gendarme. Il lui fait part de la disparition de Bernard et de la présomption de son assassinat. Jocelyne soupire : " Mais hé ! Ton futur curé il a réintégré son séminaire à Paris la veille de son ordination : avec tout ce qui se passe il a sûrement été zigouillé. S'il était resté ici il lui serait rien arrivé. Et, puis comment veux-tu qu'on enquête ? Autant chercher une aiguille dans une meule de foin ! On peut, peut-être, commencer par une enquête de voisinage ici ; avant de sortir du Territoire, la veille de son ordination, il y a quand même bien des gens qui l'ont croisé : ça pourrait être intéressant de savoir ce qu'il a bidouillé. . .". La gendarmerie fait les recherches : en fait il semblerait que le séminariste ne soit pas sorti du territoire ; personne ne l'a vu sortir de Saint-Moutier et prendre le chemin sur son cheval vers le poste-frontière de Villeparisis et on ne peut pas compter sur un quelconque douanier pour savoir s'il aurait passé la frontière car ils ont tous déserté !
Le capitaine Merlu ne lâche pas le morceau : il y a dans cette histoire quelque chose qui l'intrigue au plus haut point. Qui aurait pu en vouloir à ce jeune séminariste dans les Hautes Gâtines ? On soupçonne un éphèbe. La vie amoureuse du futur prêtre ne faisait mystère pour personne. Le jeune Nicolas est mis en garde à vue à Gourveusan et au bout de quelques heures il finit par avouer. Le mobile est la jalousie. Nicolas avait-il un rival, ce qui aurait déclenché une querelle fatale entre les deux présumés amants ? Non, en fait il n'y a jamais eu de relations sexuelles entre Bernard et Nicolas mais ce dernier fou d'amour ne pouvait plus supporter que le séminariste eût des vues sur autre que lui. Mais alors quel était ce mytérieux rival ? Mais Lionel lui même. Or nous savons bien que cette relation était toute platonique mais il n'empêche : pour chaste qu'elle fût cette relation a été insupportable pour Nicolas. Le jour où Bernard s'apprêtait à seller son cheval pour se rendre à Paris il était venu le voir et s'était jeté à ses genoux pour le supplier de lui accorder son amour ; le séminariste l'avait doucement éconduit et, Nicolas, fou de douleur et de rage, l'avait assommé à coup de bûche. Puis paniqué par son acte il avait traîné le corps de Bernard à la cave du presbytère et l'avait enterré là. Les gendarmes fouillent le sol de la cave et finissent par dégager le corps de Bernard ; ou du moins ce qu'il en reste : quelques ossementss. Lionel assiste à l'exhumation ému aux larmes comme il se doit. Cette cave sordide : quelle triste sépulture ! Il se souvient des paroles du supposé ange gardien : tu ne toucherais qu'ossements au fond d'un trou où on l'a négligemment jeté. Il se tourne vers Nicolas qui, les mains liés, encadré par deux gendarmes, a été amené dans la cave pour indiquer l'endroit de l'inhumation, il l'apostrophe avec rage : " Tu l'as enterré comme un chien et tu prétendais l'aimer ?! ". Le prévenu font en larmes et entre deux sanglots bredouille : " Mais oui, je l'aimais ! ". Il se tord de douleur et va jusqu'à se rouler par terre ; les gendarmes le relève vivement. Il en fait trop, se dit Lionel, il nous joue la comédie. Son intuition lui dit qu'il doit il y avoir autre chose. . . Il fait part de ses doutes au capitaine Merlu. Celle-ci léve les sourcils et abaisse les commissures de ses lèvres dans un expression comique peu en rapport avec la tristesse de la situation, puis la gendarme exhale un : " Rhooo dis donc ! C'est quoi encore cette galère ? Pour moi l'enquête est bouclée ; qu'est-ce qu'il pourrait y'avoir de plus ?
_ Mais comment vous l'avez trouvé ce présumé assassin ?
_ Et bien à force de secouer le cocotier il est tombé quelque chose : on a interrogé tout le monde à Saint-Moutier et alentour et quelqu'un l'a dénoncé.
_ Qui ?
_ Ah, ça on sait pas c'est une dénonciation anonyme : quelqu'un a glissé une lettre anonyme dans notre boîte aux lettres accusant un certain Nicolas Bouvier de La Ramée. Alors par acquis de conscience, même si en principe on n'accorde pas trop d'importance aux dénonciations anonymes, nous avons interrogé ce jeune mec et il y a pas eu à le secouer beaucoup : il s'est mis à table tout de suite !
_ Et ça ne vous a pas paru suspect tant de facilité ?
_ Eh, dis donc mon gars, c'est pourtant lui qui nous a dit où était le corps. . .
_ Êtes vous sur qu'il s'agit bien de Bernard Louga ?
_ Oh, puis quoi encore ! Tu crois qu'on a un laboratoire pour faire des tests ADN dans cette république de pouilleux !? Pour ça faut aller à Paris et étant donné la situation c'est quasiment miction impossible. . .
_ On dit mission.
_ Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?
_ Tu as dit miction.
_ T'es toujours en train de me reprendre, hein ?! Bon, de toute façon pour moi l'affaire est bouclée.
_ Il manque la preuve de l'identité de celui qu'on a trouvé dans la cave : le tribunal va prononcer un non lieu.
_ Quel tribunal ? Où est-ce que tu vois qu'il y'a une cour d'assise sur le Territoire, toi : y'a jamais eu de crime donc pas de cour d'assise ; pour le cas où ça serait arrivé la constitution de la République des Hautes Gâtines avait prévu de faire juger tout criminel par la cour d'assise de Paris et tu pense bien que. . . même remarque que précédemment.
_ Est-ce que je peux l'interroger en tête à tête ce Nicolas ?
_ C'est pas très réglo : tu n'es qu'un simple pékin. . .
_ Je suis toujours agent secret de la république : je n'ai jamais été relevé de cette fonction. ". Jocelyne soupire mais finit par céder : l'interrogatoire aura lieu dans la salle d'interrogatoire de la Gendarmerie Territoriale à Gourveusan.
Lionel se touve en présence de Nicolas dans la salle ; il sont assis de part et d'autre de la table. Lionel observe le présumé assassin : une chtite créature d'à peine dix-neuf ans vêtu comme tout les gâtinais, puis il lui demande : " Qu'est-ce que tu fais dans la vie, Nicolas ?
_ Je travaille à la ferme avec mon père.
_ Comment est-ce que tu as connu Bernard ?
_ Ben, à l'église, après la messe. . .
_ Bernard n'avait pas été ordonné prêtre il ne pouvait donc pas dire la messe.
_ Au patronage.
_ On t'a jamais vu au patronage.
_ Il venait à la ferme.
_ Pour quoi y faire ?
_ Pour se fournir en denrée alimentaire.
_ C'est la municipalité de Saint-Moutier qui lui fournissait tout ses repas.
_ Il m'a dragué une fois dans la rue quand je suis venu à Saint-Moutier et c'est comme ça que tout a commencé. . .
_ Tu mens : il n'y jamais rien eu entre toi et lui et il ne t'a pas dragué et personne ne vous a jamais vu ensemble et de plus le jour du meurtre présumé, le jour où il devait se rendre à Paris, tu n'étais pas à Saint-Moutier mais à Gourveusan où tu as troqué dix sacs de blé contre un cheval ; tu as fait le trajet avec ta charette, à Gourveusan, après la transaction, tu as passé le restant de la journée à boire avec des copains dans une auberge ; il y a de nombreux témoignages pour le confirmer. ". Lionel a refait l'enquête et a pu recueillir tout ces faits qui batissent un alibi irréfutable pour innocenter le jeune Nicolas Bouvier. Mon Dieu ! se dit-il, cette enquête à été bâclée de bout en bout : il est temps que Jocelyne prenne sa retraite. Lionel reprend l'interrogatoire : " Pourquoi as-tu menti ? À qui appartenait ces ossements que l'on a retrouvé dans la cave du presbytère de Saint-Moutier ?
_ C'est bien le corps de Bernard.
_ Qui l'a tué ? Tout ce qu'on sait c'est que c'est pas toi. Alors ?
_ C'est Benjamin qui l'a tué.
_ Qui est Benjamin ?
_ Un fils de pute.
_ On est bien avancé : ça ne nous dit pas ce qu'il fait et où on peut le trouver. Alors ? Il m'en faut plus.
_ C'est quelqu'un du dehors : c'est un dealer venu des cités.
_ Tu te drogue, n'est-ce pas ?
_ Seulement de l'herbe.
_ Pourquoi Benjamin a tué Bernard ?
_ Bernard avait repéré le trafic et était sur le point de le dénoncer à la gendarmerie : c'est pour ça que Benjamin est venu au presbytère avec deux complices et qu'ils ont fait la peau à Bernard. ". Lionel bout intérieurement de colère : ces mots, ces horribles mots ! Il comprend qu'il a en face de lui, sous des airs d'ange, une petite frappe de la pire espèce. Il reprend : " Et toi, tu participais au trafic, hein ?! Qu'est-ce que c'est ces manigances : pourquoi t'as endossé cet assassinat commis par ce fils de pute, comme tu dis ? Qui a envoyé cette lettre anonyme ?
_ C'est un coup monté par Benjamin : la lettre c'est lui. Voyant qu'on s'agitait beaucoup ces temps-ci autour de la disparition de Louga il a eu une idée de dégueulasse à sa façon. Le mieux aurait été de ne rien faire car le meurtre n'aurait jamais été élucidé étant donné qu'il n'y avait pas de témoins mais ce fils de pute s'est dit qu'il y'aurait beaucoup de fric à se faire avec cette histoire et c'est pourquoi il a monté ce coup tordu. En fait il me tient par les couilles.
_ Il te fait chanter ? Pourquoi ? ". Puis, tout à coup, Lionel a l'impression que cette petite frappe le mène en bateau, il interrompt brusquement l'interrogatoire, fait venir le gendarme en faction à l'extérieur de la salle et demande à ce que le suspect soit remis en cellulle. Il va voir le capitaine dans la pièce à côté qui a tout entendu et tout vu derrière une glace sans tain. Le capitaine Merlu fait remarquer : " Déjà gueudé ? Et ben dis donc t'es pas très endurant.
_ Il se fout de ma gueule, tout ça nous mène à rien. Et puis ton enquête. . . pardon. . . mais il a un alibi en béton pour le jour de l'assassinat.
_ Il s'en est jamais servi, ton macaque, de cet alibi ! Tu nous prends pour des brèles, mon p'tit pote ?! Mais l'investigation criminelle ça s'apprend, ça s'improvise pas : j'ai trente ans de métier tout de même ! Et toi tu débarques, là, la gueule enfarinée, et tu crois que tu vas tout résoudre en trois coups de cuillères à pot ! Mais ça se passe pas comme ça, mec !
_ Y'a les témoignages de ses trois copains qui étaient avec lui à Gourveusan.
_ Boh ! ça veut rien dire ça : un alibi ça se fabrique. . .
_ Très bien, Capitaine, ça me dépasse j'y renonce : fais ton boulot comme tu as l'habitude de le faire ; moi j'en ai ma claque. . .
_ Petite nature ! Tu parles d'un agent secret, tu te prends pour James Bond ?! ". Jocelyne rigole et Lionel bat en retraite. . .
Revenu à son petit logement au-dessus de la forge, à Saint-moutier, Lionel passe une nuit sans sommeil. Est-on bien sûr que les restes humains trouvés dans la cave sont bien ceux de Bernard ? Il se tourne et retourne dans son lit et au petit matin, alors qu'il est sur le point de s'endormir, il entend la voix de Bernard : " Quelle comédie : on veut me faire passer pour une folle tordue alors que la réalité est tout autre : je n'ai jamais été homosexuel ; c'est de la blague tout ça !
_ Un ange ne s'exprime pas de cette manière.
_ Et comment je devrais m'exprimer ? Durant ma vie terrestre j'ai joué un rôle de composition qui n'avait rien à voir avec ma vraie nature.
_ Et quelle est donc ta vraie nature ?
_ Elle est spirituelle.
_ Qui t'a assassiné ? Nicolas ? Ou Benjamin ?
_ Ce ne sont pas mes os que vous avez retrouvés dans la cave du presbytère.
_ Alors ce sont les ossements de qui ?
_ Peu importe : je n'ai rien à voir avec cette histoire ; oublie la et ne t'en occupe plus.
_ C'est trop facile, mais peu importe après tout. Dois-je renoncer à connaître les circonstances de ta mort ?
_ Elles sont pourtant simples : par ces temps troublés, où les criminels peuvent faire ce qu'ils veulent, j'ai été assassiné comme de milliers d'autres pour quelques piécettes et mon corps a été jeté dans un trou sans même avoir été recouvert de terre et sans plus de cérémonie. C'est la triste banalité du MAL.
_ Est-ce moi qui aurait suscité cette histoire sordide ? Par mon acharnement ?
_ Oublie la car elle n'est pas très intéressante.
_ À quoi ça rime tout ça ?
_ À salir ma mémoire.
_ Pourtant tu y as contribué.
_ Certes, mais si j'ai joué cette comédie c'était pour me rapprocher de toi. Je t'ai donné mon amour, tu l'as ressenti et tu me l'as rendu. Tu ne peux me ressentir, sentir ma présence que par cet amour. Mais cet amour n'a rien à voir avec le plan terrestre ; je te l'ai déjà dit.
_ Et ma mission ?
_ Tant que tu douteras de ma présence ça ne servira à rien que tu saches en quoi elle consiste. ". Et puis là, plus rien comme le dernière fois.
Le havre de paix et de prospérité ne pouvait pas durer indéfiniment : à l'extérieur sévissait la disette et la famine et les Hautes Gâtines avec leur champs riches en récoltes de toutes sortes, de prés où broutaient de grands troupeaux de vaches suscita la convoitise des populations de l'extérieur. De plus, comme l'affaire Nicolas Bouvier l'avait révélé, la pègre avait déjà mis un pied dans le territoire. Le squelette du presbytère s'avera être celui d'un dealer totalement étranger au territoire et faisant partie d'une bande rivale de celle de Benjamin. Nicolas était un membre de la bande de Sélim Bouchra que Benjamin et ses complices avait assassiné dans le presbytère désormais innocupé suite à la disparition du séminariste. Le branle-bas de combat provoqué par la réouverture de l'enquête sur la disparition de ce dernier avait donné l'idée à Benjamin d'accuser, fallacieusement, Nicolas du meurtre de Bernard. Pour enfoncer le clou _ et pour ternir l'honneur du jeune Gâtinais, si tant est qu'un délinquant eût un quelconque honneur _ il lui prêta une relation sexuelle avec le séminariste. Si en ce milieu du XXIème siécle l'homosexualité n'était plus une honte depuis longtemps, il n'en allait pas de même dans les cités où une influence orientale avait fait de celle-ci une infamie punissable de mort. Si le jeune Bouvier avait avoué ce crime c'était pour rester en prison car il craignait pour sa sécurité en étant en liberté et c'est pour ça qu'il avait joué cette comédie qui avait tant révulsé Lionel. La pègre n'allait pas s'arrêter là et bientôt les crimes, les vols et les viols se multiplièrent à l'intérieur du Territoir. Lionel dut fuir car il était en danger comme des milliers de Gâtinais. Il alla se réfugier à Paris. Durant toute cette période apocalyptique il survécut comme il put. Il ne plut pas durant une année entière, cet été là la canicule fut terrible et les températures atteignèrent les 50°. Les Hautes Gâtines ne furent épargné, ni par la sécheresse, ni par la canicule comme si la protection surnaturelle du Territoire avait été levée ; comme si le fait d'avoir été souillé par les forces du MAL l'avait privé de la grâce divine.
Un matin d'août Lionel dormait dans un squatt à Montparnasse ; il fut réveillé par une odeur acre de bois brûlé, il se dirigea vers la fenêtre et regarda vers l'est : les Hautes Gâtines brûlaient ! Incendies criminelles. La racaille avait mis le feu au Territoire. Lionel fut bouleversé : le pays de son enfance partait en fumé, des charognards, des cancrelats, le rebut de l'humanité avait détruit ce paradis terrestre sans doute par pure malignité. . . Lionel contempla durant un long moment les collines embrasées par de hautes flammes, terribles préfiguration de l'enfer ! Le vent rabbatait la fumée noire vers la capitale de ce pays maudit qui avait été autrefois la France car la France n'existait plus. L'invasion étrangère avait fini par mettre à genoux ce malheureux pays qui avait été autrefois une grande puissance. Lionel vomit le peu qu'il avait mangé la veille. Il sortit dans la rue pour s'aérer, il alla s'asseoir sur un banc dans un square à la végétation desséchée. Heureusement à cette heure matinale il n'y avait personne. Et là, à nouveau, il entendit la voix de Bernard : " Rien de tel que l'épreuve pour comprendre certaines choses : loin des tiens, ton pays en ruine, que vas-tu faire maintenant ?
_ Tu te dis mon ange gardien et tu me dis démerde-toi maintenant : il y a là contradiction. Tu pourrais me donner un conseil pour me sortir de ce merdier. . .
_ Je n'ai pas dit ça. Attends-tu vraiment mon aide ? Est-ce que tu me fais confiance ?
_ Pourquoi est-ce que je te ferais confiance : tu ne peux rien faire.
_ Afin de prouver mon existence tu m'as demandé, il y a quelque temps, de faire un miracle, n'est-ce pas le moment ? Au moins ce sera un miracle utile et non pas futile comme, par exemple, un tour de prestidigitateur.
_ C'est parce que tu ne voulais pas faire un tour de prestidigitateur que tu n'as pas fait de miracle ?
_ Cependant j'ai fait un miracle ; souviens-toi, tête de linotte. . .
_ Quoi, cette incursion dans un monde parallèle ?
_ Tu n'as aucune reconnaissance ; ta foi est bien faible. . .
_ À quoi a servi cette incursion dans cet univers parallèle ?
_ Il y a, dans un de ces univers parallèle, ton jumeau cosmique qui se débat comme toi dans l'adversité mais sa situation est bien pire que la tienne car il a créé un grand symbole de l'humanité qui ne suscite qu'indifférence, incompréhension et même mépris de la part des imbéciles. Ici tu souffres de bien des maux ; de la faim, de la soif et de l'insécurité mais lui endure le manque de reconnaissance de la part de ses contemporains et crois moi c'est bien pire. Pourtant, lui, n'a, ni faim, ni soif et jouis d'un relatif confort et tu pourrais l'envier ; bien à tort crois moi. Il a l'impression d'avoir été enterré vivant et il n'y a rien de pire comme sensation. Lui aussi attend un miracle mais ce miracle ne vient pas : oh, ce ne serait pas un grand miracle, rien d'extraordinaire, le surnaturel n'aurait même pas besoin d'être sollicité, simplement il attend que l'on réponde à une des centaines de lettres qu'il a envoyé ; est-ce trop demander ? Et même cette simple grâce lui est refusée.
_ Pourquoi ?
_ Parce que les gens dont il a sollicité l'attention n'arrivent même pas à percevoir ce qu'il a créé : ils n'y croient pas. Dans l'univers parallèle où évolue ce malheureux les Hautes Gâtines n'existent pas ; de la même manière qu'elles n'existent pas dans le monde que tu as visité. Si du jour au lendemain les Parisiens, de l'univers parallèle du malheureux, voyaient se profiler à l'est de leur ville une haute chaîne de collines à l'instar des Hautes Gâtines ils n'y croiraient pas, ils ne la percevraient même pas. Ce serait pour eux inconcevable : ce serait un cas de dissonance cognitive. Bien sûr, au bout d'un temps plus ou moins long ils seraient bien obligés de reconnaître cette nouvelle réalité mais sur le coup ils ne verraient rien. Mais un symbole n'est pas un massif montagneux : c'est quand même moins imposant, ce n'est qu'un simple dessin dont on se soucie peu ; sur lequel on jette un rapide coup d'oeil en haussant les épaules. Si de hautes collines apparaissent comme par miracle à l'est de la capitale d'un grand pays on peut s'attendre à de grands bouleversements : s'interroger sur la nature de ces bouleversement n'est pas dans mon propos présentement ; ce que je veux dire c'est qu'il y aurait un avant et un après. Dans le cas du symbole du créateur maudit si sa reconnaissance est un jour effective ça produira autant de bouleversement car on se posera la question : pourquoi quelque chose d'aussi élémentaire, un symbole au graphisme aussi simple, n'a pas été créé plus tôt ? Beaucoup plus tôt : à la préhistoire par exemple. Mais pour ça il faudra du temps : un temps trop long, un temps dont le malheureux créateur a l'impression de ne pas disposer.
_ Très bien, mais je ne vois pas en quoi ça me concerne. Je suis dans le malheur : fais un miracle pour me sortir de ce malheur.
_ Les Hautes Gâtines : es-tu si sûr qu'elle existent ?
_ Quelle question ?! Tu cherches à m'embrouiller : bien sûr qu'elles existent n'est-ce pas une évidence ?
_ Pourtant ta tante Anabelle se pose, elle, des questions sur leur existence. Elle m'a fait part, la veille du jour de ma disparition, de ses doutes quand à leur présence. Elle a fait, il y a quelques années, une grande investigation géologique et a fini par se demander si la présence du massif n'était pas artificielle tant elle était en contradiction avec la science géologique. Les Hautes Gâtines un artefact ? Voilà qui est pour le moins incroyable, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Anabelle m'a suggéré, en plaisantant, que des extraterrestres avait peut-être déposé le massif dans cet endroit du Bassin Parisien comme on dépose une part de gâteau sur une assiette. Elle avait même eu l'idée d'aller fouiller à la frontière juste au pied du Mont Gargan pour voir si son socle de granite n'était pas directement posé sur le terrain calcaire de la Seine-Saint-Denis et même si une couche d'humus n'était pas présente entre le calcaire et le granite ! ". Ce que vient de lui dire son ange gardien laisse Lionel rêveur. Et en effet il se met à rêvasser dans les heures, les jours, les semaines et les mois suivants : il rêve de faire cette fouille qu'avait projeté sa tante il y a bien longtemps. . . Le temps passe et, curieusement, la situation semble s'améliorer non seulement pour lui, mais aussi de manière générale. Les pluies sont revenues, un général de l'Armée Française a entreprit la reconquête de la France et finit par chasser au bout de quelque mois la vermine qui avait pris possession du sol français, l'ordre est rétabli, l'économie est rétablie mais une économie bien différente de celle qui prévalait dans l'ordre capitaliste d'avant l'Apocalypse ; les leçon de l'Apocalypse ont porté leurs fruits et désormais on produira de quoi nourrir les populations, les vêtir, les loger, les éduquer et les soigner dans le respect stricte de la nature. Ce qui fait qu'en 2070 Lionel peut rentrer chez lui à Saint-Moutier. Anabelle n'est plus de ce monde ainsi que ses parents. Une nouvelle forêt est en train de repousser, les champs sont à nouveau cultivés mais Lionel ne connaît plus personne au village. La forge et la maison d'Anabelle a été détruite et il ne reste plus rien du temple du présumé Nequotanis qui a été entièrement pillé. La statue a été réduite en morceaux par des fanatiques venus d'orient qui ne supportaient pas la vue de la figuration humaine. Malgrè tout le presbytère est encore debout et on lui permet d'y loger. Lionel en entrant dans cette vielle maison délabrée qui n'a pas été habitée depuis des années sent les larmes lui monter aux yeux en se souvenant de Bernard. Les jours suivant Lionel trouve à s'employer facilement comme journalier auprès des paysans du village et la vie continue. Mais il songe à nouveau à ce que lui a dit Bernard son ange, des années auparavant, et il rêve à nouveau de faire cette fouille au pied du Mont Gargan. Sa résolution est prise dés demain il va se mettre à l'ouvrage. Le lendemain matin il attèle une carriole que l'on lui a prêtée, la charge d'une pioche, d'une pelle ainsi que de quoi camper quelque jours. Il se met en route pour le pied du Mont Gargan qu'il atteint au bout d'une demi-journée et il se met immédiatement au travail. Voilà, il commence par couper la végétation et dégage l'endroit où la pente de la colline rejoint le plat du terrain, puis il commence à piocher. Il se heurte très vite à la roche dure du massif et l'hypothèse de feu sa tante commence à se vérifier : le granite semble bien posé sur une couche d'humus ! Le jour suivant Lionel creuse un fosse juste au pied de la colline et ça se confirme : il enlève une couche d'humus qui se prolonge sous la colline et dessous une couche de cailloutis calcaire, il continue à creuser une galerie sous la colline. Pas besoin d'étayer : le plafond de cette galerie est le solide granite du Mont Gargan ; la couche d'humus se prolonge très en avant. Au bout de trois jours Lionel a réussit à escaver une galerie de quatre mètre de long et la stratigraphie est la même au bout de ce souterrain : un plafond de granite quasiment plat une couche d'humus noire, une couche de transition argilo-calcaire brun rougeâtre, une couche de cailloutis calcaire puis finalement le calcaire compacte typique du bassin parisien. Un calcaire grossier et coquillier. La démonstration est faite : Anabelle avait raison !
La voix de Bernard se fait à nouveau entendre après bien des années d'interruption : " Quelle conclusion tire-tu de ton investigation ?
_ Et bien qu'Anabelle avait raison : on a bel et bien déposé le Massif des Hautes Gâtines dans le Bassin Parisien comme une part de gâteau sur un assiette.
_ Est-ce que ça te paraît bien réel ?
_ Tu me demandes si ça me semble bien réel alors que je me suis cassé les reins à creuser ce trou pendant trois jours, tu fais un drôle d'ange gardien. . .
_ Oui, mais du point de vue de la science c'est impossible. Tu t'en es bien sorti par rapport à la situation où tu te trouvais la dernière fois où nous nous sommes parlés, n'est-ce pas ? C'est là le miracle.
_ Un miracle invisible, alors, puisque tout le monde en a profité.
_ Ah, tu aurais préféré un miracle pour toi tout seul ?
_ Cela aurait été plus flagrant : si ce miracle s'était produit immédiatement je n'aurais pas douté de son existence.
_ Comme une guérison, par exemple ? Mais tu n'étais, ni malade, ni éclopé seulement dans une détresse collective comme des milliards de tes congénaires. La situation s'est amélioré pour le monde entier : il y a quelques mois à peine aucun scientifique spécialiste du climat et de l'environement n'aurait donné cher de la peau de l'humanité ; tout le monde s'accordait à dire qu'elle était foutue mais ce sombre pronostic a été déjoué et tout va beaucoup mieux pour tout les humains. C'est là que réside le miracle. ". Cette conversation toute spirituelle au fond de cette excavation est soudain interrompue par une voix gouailleuse familière à Lionel : " Gendarmerie Nationale ! Y'a quelqu'un ?! C'est quoi cette mine clandestine ? Z'avez une autorisation ? C'est fini le temps de la chienlit, sortez d'ici ou on vient vous chercher. Je compte jusqu'à trois ; à trois, premier tir de sommation ! ". Lionel rampe tout le long de la galerie et finit par déboucher en plein jour, surpris il s'exclame : " Capitaine Merlu ! Ben ça alors, ça fait un bail !
_ Colonel! Colonel Merlu de la Gendarmerie Nationale Française ! Ah ben dis donc moussaillon ! Depuis le temps. . . tu t'en es bien tiré on dirait !
_ Toi aussi, Colonel, alors comme ça t'es monté en grade. . . et tu es venu avec tes archers on dirait. ". La vieille gendarme est accompagné par une dizaine de ses hommes et notamment par une toute jeune fille en uniforme et en queue de cheval qui intervient : " On lui met les menottes, mon Colonel ?
_ Eh, ça va pas toi ! Tu voudrais déjà enchrister mon pote Lionel Gagnaire ex-agent secret de la république des pouilleux ! On fait rien. . .
_ C'est pas très réglo, mon Colonel. . .
_Oh dis donc, Adjudant-Chef Chenevier, tu veux te retrouver aux archives !
_ Il n'y a plus d'archives, mon Colonel, elles ont toutes brûlé.
_ Je dis archives. . . manière de parler, comme je dirais, par exemple. . . la circulation.
_ Il n'y a plus de circulation, mon Colonel, puisqu'il n'y a plus d'automobiles.
_ Suffit ! Mais dis donc toi, qu'est-ce que tu fais là ? Tu creuse une mine d'or clandestine ?
_ Mais non, je fais une fouille géologique pour vérifier l'hypothèse scientifique de feu ma tante Anabelle Gagnaire : les Hautes Gâtines seraient artificielles. . .
_ Oh là là ! Qu'est-ce que c'est encore ce truc de tordu ! T'es le spécialiste on dirait. . . ". Lionel se met à raconter toute l'affaire. Le colonel Merlu semble abasourdie mais comme c'est une femme de devoir elle finit par déclarer : " Bon, il faut en référer aux autorités scientifiques, je vais en causer à la hiérarchie. Qu'est-ce tu fais, Yoyo, tu restes là ?
_ Non, j'ai fini.
_ On peut te déposer quelque part ?
_ Je rentre à Saint-Moutier et puis j'ai ma carriole.
_ Nous, nous devons réintégrer la gendarmerie de Bobigny avec notre fourgon hippomobile. ". Jocelyne et Lionel se racontent encore pendant un moment ce qu'il leur est arrivé durant ces dernières années de bouleversement puis chacun regagne se pénates.
Le lendemain Lionel reprend sa routine. Il finit par oublier toute cette histoire, ou du moins par ne plus s'y intéresser. Il ne s'y intéresse plus car il ne sait qu'en faire ; il ne sait que faire de ce fait : il est comme une poule qui a trouvé un couteau et il en est de même pour les autorités tant gouvernementales que scientifiques. Les grandes sommités de la science, ce qu'il en reste, se sont penchées sur le problème, sont venues sur place, ont constaté les faits et n'en n'ont tiré aucune conclusion : elles ont fini par ranger tout ça au cabinet de curiosités avec d'autres énigmes irrésolue. Et de toutes manières il y a d'autres chats à fouetter : un monde à rebâtir après avoir connu l'Apocalypse. . .
Ce dimanche matin Lionel décide d'aller se promener au sommet du Mont Ardun. Arrivé devant l'ossuaire que va-t-il faire ? Marcher autour de la pyramide et constater qu'elle a été mystérieusement épargnée par le vandalisme qui a sévit durant ces horribles années ? Va-t-il, encore une fois contempler le panorama à 360° ? Non, rien de tout ça : il lui vient une idée saugrenue ; il va pousser un des battant de la porte du monument. Bien sûr il se doute bien que la porte de l'ossuaire est verrouillée et que la clé doit être à la mairie de Gourveusan, ex-siège du gouvernement territorial, et quand même elle ne serait pas fermée les gonds doivent être tellement grippés, après des décennies d'abandon, qu'il doit être impossible de pousser ce battant mais à sa grande surprise il céde et c'est sans difficutés qu'il arrive à ouvrir la porte. Il jette un coup d'oeil à l'intérieur : il fait noir comme dans un four et il n'ose y faire un seul pas ; il n'a aucun moyen d'éclairage. . . Mu par la curiosité il décide de revenir le lendemain avec une lampe à pétrole (le mot pétrole est abusif car le combustible que l'on brûle dans ces lampes, et ce depuis 2023, est de l'huile de colza, de tournesol, ou même de faine ; ces luminaires ont en fait la même forme que les lampes à pétrole) et c'est ce qu'il fait. Alors le lendemain non seulement il vient avec une lampe et une réserve d'huile mais aussi avec une corde et quelques outils, on ne sait jamais. . . Il ouvre la porte et entre en s'éclairant avec sa lampe, à l'intérieur il sent une odeur de moisi, de cave humide mais rien à ce qu'il aurait pu s'attendre en entrant dans un sépulcre. Il marche sur un sol couvert de grande dalles. L'intérieur se présente comme une enfilade de grandes salles voûtées mais. . . vides ! Où sont les ossements ? Il se serait attendu à un empilement de crânes, de fémurs, d'os de toutes sortes comme dans les catacombes de Paris dont il a déjà vu les photos mais là rien. Un pillage ? Durant toutes ces années de rapines et de mises à sac du Territoire, ces fils de putes d'envahisseurs auraient profané ce sanctuaire, pillé, enlevé tout ces os ? Pourquoi faire ? On ne fait rien avec des os, ça n'a aucune valeur marchande ; tout ce qu'on pourrait éventuellement en faire c'est de l'engrais, mais les bandits, les criminels qui ont ruiné les Hautes Gâtines ne travaillaient pas et ne cultivaient pas la terre car c'étaient des fainéants nés, des bons à rien qui ne faisaient qu'encombrer la surface de la terre ; des gens qui ne méritaient aucune pitié et qu'on aurait dû exterminer en masse, se dit Lionel en proie à une colère cataclysmique au souvenir de la vision d'horreur des incendies ravageant les forêts du Massif. Il examine le sol recouvert par une épaisse couche de poussière mais pas le plus petit fragment d'os ! Il continue son inspection : n'était la poussière on pourrait penser que ce lieu n'a jamais été le dépot du moindre squelette. Il arrive à une salle encore plus grande, sans doute la plus grande salle de tout le monument, qui doit se trouver sous la pointe de la pyramide. Il lève sa lampe très haut : elle ne parvient pas à éclairer le sommet de la voûte qui repose sur quatres imposants piliers reliés entre eux par des arcs ogivaux, quatre arètes de maçonnerie doivent se rejoindre sur une clé de voûte qui doit se trouver à au moins une quarantaine de mètres de haut. Lionel a vraiment l'impression de se trouver dans une cathédrale. Un tombeau vide qui n'a jamais recélé aucun corps ! Encore un mystère. . . Il refait encore un tour et examine les murs et les piliers avec attention et là il décèle une minuscule niche, à peine une anfractuosité entre deux moellons de granite, à hauteur d'homme et là en approchant la lampe au plus près il voit qu'il y a quelque chose au fond de ce trou et cette chose c'est un minuscule objet : une sorte de médaille, de quatre centimètres de diamètre et de quatres millimètres d'épaisseur, en étain. Lionel prend l'objet entre ces doigts et l'éclaire de sa lampe ; il voit un motif en relief qui a sans doute été coulé avec la médaille ; une sorte de symbole. Lionel se remémore sa rencontre aux Antiquités d'Île de France avec le gros Tanguy Daniel ; la feuille d'étain enveloppant le bouchon de la bouteille de bière Schwartz avec le svastika embouti. . . Une étrange impression de déjà-vu l'envahit : pas seulement à cause de ce souvenir mais aussi en ce qui concerne le symbole de la médaille qu'il a entre les doigts. Apparemment il s'agit bien aussi d'une croix gammée mais il y a autre chose. . . Et cette chose c'est le yin-yang. Une sorte de combinaison avec le svastika : c'est ça le svastika combiné avec le yin-yang, se dit-il. Au même instant Lionel entend un hurlement ; un hurlement de dément, si fort qu'il croit qu'il provient de quelqu'un à l'intérieur de la salle ; mais il est bien seul ; il comprend que c'est dans sa tête que quelqu'un a hurlé ; un hurlement intelligible, ô combien intelligible! Et cette parole démentielle et tonitruante c'était : " Non, ce n'est pas une combinaison, imbécile ! " ; il a ressenti toute la rage, la fureur meurtrière, de celui qui a proféré cette parole : il a ressenti dans tout son corps cette crispation si propre à une immense colère. . . Lionel, effrayé, quitte au plus vite ce lieu ; il sort et referme les portes de bronze de la pyramide et dévale au plus vite les pentes du Mont Ardun. Rendu chez-lui, encore bouleversé par cette aventure, il prend un peu de repos puis range son matériel, il sort de sa musette la lampe qu'il a à peine eu le temps d'éteindre dans sa précipitation, la bouteille d'huile, la corde et le tournevis. Après avoir tout rangé, il s'aperçoit qu'il ne retrouve plus la médaille d'étain, mais en fouillant les poches de sa veste il finit par la retrouver. Il l'examine à nouveau : quelle étrange motif, se dit-il, il n'ose pas réitérer son commentaire précédent. Il appelle à haute voix : " Oh ! Bernard ! Mon ange ! c'était qui ? C'était toi ?
_ Mais non, gros béta, si ç'avait été moi tu aurais reconnu ma voix et je n'aurais pas crié. . .
_ Alors qui c'était ?
_ Tu devras le découvrir par toi même, je t'en ai déjà parlé précédemment ; essaye de te souvenir. . . ". Puis plus rien, deconnection totale comme à chaque fois ; pas moyen de reprendre le contact. Lionel se couche après avoir diné. Au petit matin il prend une résolution : il ira consulter sa vieille copine Jocelyne Merlu à Bobigny sur cette étrange affaire. . .
En début d'après-midi, il arrive à la gendarmerie de Bobigny, il attache son cheval devant un abreuvoir (vous savez ; comme dans les western) puis il se présente à l'accueil et il reconnait dans la fonctionnaire en faction la jeune fille qui voulait l'arrêter quelque mois auparavant. Elle aussi le reconnaît et se souvient même de son nom ; elle s'adresse à lui ainsi dés qu'il se présente au guichet : " Bonjour Monsieur Gagnaire, il faut déplacer votre cheval ; il est sur un emplacement réservé au service. . .". Eh ben, ça commence bien ! Lionel soupire et considère cettte gendarme si tatillone qui semble tant faire de zèle : un joli visage juvénile qu'assombrit cependant une expression sévère, la queue de cheval n'arrange rien ; cette jeune fille déterminée veut s'imposer et se faire respecter ! Lionel tente de négocier : " Allons Mademoiselle. . .
_ Pas Mademoiselle : Adjudant-Chef Chenevier.
_ Je sens qu'on va bien s'entendre. . .
_ Ou vous enlevez votre cheval immédiatement ou je le fais mettre en fourrière : j'applique le réglement.
_ Comme vous êtes têtue. . .
_ N'aggravez pas votre cas par un outrage à fonctionnaire ! ". Lionel sourit à la jeune fille ; d'un sourire enjoleur et quelque peu moqueur : Jennifer Chenevier est troublé mais elle est une gendarme consciencieuse et ne va pas se faire conter fleurette par le premier venu car sa formation d'officier lui a appris à ne pas se faire déborder par le premier séducteur venu. Elle réitère son injonction : " Enlevez votre cheval Monsieur Gagnaire ! ". Lionel se souvient de cette chanson de Charles Trenet que lui sussurait son grand-père pour l'aider à s'endormir : " Monsieur ! Monsieur ! vous oubliez votre cheval, ne laissez pas cet animal. . . ". Par une aimable provocation il la chantonne à la jeune gendarme ; celle-ci finit par pouffer et dit : " Si vous croyez m'amadouer avec des chansons du siècle dernier, vous vous trompez gravement. . .
_ Oh, mais j'en connais d'autres : par exemple celle-ci qui me vient de ma maman irlandaise : Is spailpîn aerach tréitach mise is bîgî solâthar mnâ dhom. . .". Il lui chante cet air très enlevé au rythme rapide du début jusqu'à la fin . . . La jeune fille finit par rire aux éclats et dit : " Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Du yaourt ?
_ C'est pas du yaourt : c'est du gaélique. C'est une chanson qui raconte une histoire de vaurien dans mon genre : Le journalier errant, c'est le titre. . ." Dans un bureau voisin le colonel Merlu se demande quel est ce raffut à l'accueil et intervient : " Oh ! c'est quoi encore ce bordel ! Ah, mais c'est toi, Yoyo ! ça va pas de venir draguer comme ça une fonctionnaire de mon service ! T'as donc rien d'autre à foutre ! ". Jocelyne fait semblant de gronder, plus pour rigoler, mais ou fond elle est ravi de voir à nouveau Lionel. Elle le fait entrer dans son bureau : " Alors, qu'est-ce qui t'amène, fils ?
_ Tu vas pas être contente : je suis entré dans l'ossuaire du Mont Ardun.
_ Et t'as rien trouvé.
_ Comment ça : tu sais qu'il est vide ?!
_ Mais c'est le secret de polichinelle, mon gars, pendant la guerre Hitler a fait rapatrier en Allemagne tout les ossements du Mont Ardun : il voulait que les restes de tout les combattants allemands de la guerres de 14/18 soit entreposé dans un gigantesque monument funéraire en Hesse.
_ Mais comment il a fait le tri entre les os des combattants allemands et ceux des alliés ?
_ Tu penses bien qu'il a pas fait le tri ! Tout ça c'était de la propagande. . .
_ Et ma tante était au courant ?
_ Sur le tard elle a fini par le savoir.
_ Tu me dis que c'était le secret de polichinelle mais j'ai l'impression qu'il ne devait pas y'avoir beaucoup de monde à le connaître ce secret. . .
_ On savait sans trop vouloir le savoir : c'est comme ces secrets honteux que toute famille possède, c'est fou comme il y a de squelettes dans le placard de tout Français. . . Comme on dit : il ne faut pas réveiller le chat qui dort. . .
_ Et puis j'ai minutieusement examiné les lieux : pas une esquille, pas le moindre bout d'os. . .
_ Tu sais bien comme sont les Allemands : ils ont fait le ménage à fond ; c'est comme ça ; c'est dans leur nature. . .
_ Admettons, fait Lionel cependant guère convaincu, mais j'ai trouvé autre chose. . .". Il sort de sa poche la médaille et la donne au Colonel. Celle-ci prend un petit moment pour examiner l'objet et finit par demander passablement étonnée : " C'est quoi ça ? Dis donc. . . ça vient de la planète Zoltan ? ". Lionel lui fait part des circonstances de sa découverte sans toutefois mentionner l'effrayante expérience psychique à laquelle il a été confronté. La vieille gendarme soupire et finit par dire : " Oh, tu sais. . . la symbologie, l'ésotérisme c'est pas trop le rayon de la gendarmerie.
_ Et ton collègue Tizané, tu sais Tizané cet officier de gendarmerie du début du siècle dernier, il a bien enquêté sur les maisons hantées et les poltergeists et il n'est pas le seul gendarme à l'avoir fait ; sans compter les enquêtes sur les OVNI. . .
_ Oui . . . je dis pas. . . en quarante ans de carrière j'ai connu ce genre d'affaires. . . Et puis je suis à trois mois de la retraite alors place au jeunes ; comme on dit. Et oui, comme le temps passe. . .
_ Ton adjointe, là, l'adjudant-chef, semble bien placée pour prendre la relève. . .
_ Ah. . . la jeune Jennifer, oh oui. . . ". Une étincelle gourmande vient de s'allumer dans l'oeil de la vieille femme et elle contemple Lionel d'un air amusé. . . L'entretien s'enlise et il est tant de se quitter. Le colonel raccompagne le journalier ; en passant devant le guichet de l'accueil il lance un joyeux : " Au revoir, Adjudant-Chef ! ". La jeune femme répond à son salut par un timide signe de tête. Lionel rentre chez lui. Il est bien avancé ! Mais au moins une question a été résolue : celle de la disparition des ossements. Maintenant que faire de cette médaille et surtout de ce symbole ?!
Il regarde à nouveau de plus près cet objet après diner. Il est tard et il fait nuit. Un yin-yang et un svastika. Il ne faut pas parler de combinaison, sinon. . . Il a une incroyable impression de déjà-vu. Il se dit qu'il a sans doute déjà vécu cet instant présent et essaye, en vain, de faire revenir cette réminiscence. La lassitude le gagne et il va se coucher.
Le lendemain il se lève et une idée lui vient en tête ; il se dit : " Journalier, journalier ! c'est pas une situation ça ! je vais pas être journalier jusqu'à la fin de ma vie. Il faut que je redevienne forgeron surtout qu'il y a de la demande. Bien entendu la forge de son oncle Jean a été détruite mais il a entendu dire que la forge du père Magloire à Balory est vacante suite à son décès. C'est dit : il ira s'y installer. Il commence cette nouvelle activité et l'ouvrage ne manque pas. Sa nouvelle forge est installée à côté d'un atelier de tailleur de pierre du nom de Julius Davedienne, fils de Charles Davedienne qui avait restauré la statue du présumé dieu Nequotanis. Le jeune Julius vient souvent bavarder, quand l'occasion s'y prête, avec son nouveau voisin. Lionel lui raconte la fois où il a rencontré son père à l'occasion de l'inauguration de la statue qu'il avait restaurée. Il y a peu de chose à en dire puisque la rencontre a été très brève mais le forgeron lui narre toute l'incroyable histoire de cette statue et de l'édification de ce temple. Une journée de dur labeur vient de s'achever Lionel propose à son jeune voisin : " Allez, ça suffit pour aujourd'hui ; viens boire un coup à la maison.". Attablé devant une cruche de cidre bien frais, Lionel poursuit l'histoire de ces dernières années en n'omettant pas sa visite à l'ossuaire. " Comment ça l'ossuaire est vide ! Tu me raconte des craques, voisin !
_ Non, c'est comme je te le dis : vidé par Hitler. Et je vais même te montrer ce que j'y ai trouvé. . . ". Lionel ouvre un tiroir situé sous le plateau de la table et en retire une médaille en étain qu'il passe à Julius. " C'est pas beau ça ! Y'a bien quoi te mettre la tête à l'envers. . . ". Julius contemple l'objet et examine surtout le symbole; il fait ce commentaire : " On dirait la croix gammée et le yin-yang. . .
_ Attention à ce que tu vas dire !
_ Pourquoi ? Qu'est-ce qui va m'arriver ? ". Lionel hésite à relater l'expérience parapsychique qu'il lui est arrivé à l'intérieur de la pyramide puis il se lance ; tant pis si je passe pour un fou, se dit-il. À la fin de l'histoire Julius quoique interloqué demande : " Et pourquoi ce ne serait pas une combinaison ?
_ Et toi, t'as pas une idée pour répondre à la question. ". Julius fait tourner et retourner la médaille entre ses doigts, pensif, et au bout d'un moment il déclare : " Tu sais, Lionel, je suis tailleur de pierre mais aussi sculpteur car tout tailleur de pierre peut être sculpteur ; j'aimerais bien scuplter une stèle de tombe avec ce motif ; la demande est rare car les gens par ici n'ont pas les moyen de se payer de tel monument mais on ne sait jamais. . . et pour moi se sera un prétexte pour faire de la sculpture car ça fait un moment que je rêve de faire quelque chose comme ça avec mes pics et mes gradines.
_ C'est une exellente idée : je te confie la médaille.
_ Je m'y met dés demain. ". Et ça se fait. Au bout de quelques semaines Julius a fini son oeuvre : il l'expose, pas peu fier, devant son atelier. C'est un stèle discoïdale comme celles que l'on peut voir dans les cimetière du pays basque mais au lieu que soit sculpté le traditionel lauburu c'est le symbole de la médaille qui est représenté. Le forgeron complimente l'artiste : " Pour un coup d'essai c'est un coup de maître, mon gars, où a tu trouvé cette si belle pierre ? On dirait du marbre de Carrare ; le même marbre qui a servi à édifier le temple de Nequotanis. ". Le jeune homme se trouble et fait une réponse évasive et confuse. . . Lionel n'insiste pas et comprend qu'il y a des choses qu'il ne faut pas trop savoir. . . comme les ossements de la pyramide par exemple, se dit-il.
Le lendemain une escouade de la Gendarmerie se présente à Balory. Lionel est en train de forger un soc de charrue quand il entend des coups redoublés frapper la porte de son jeune voisin. Il va aux nouvelles : il y a là un dizaines de gendarme avec à leur tête. . . Jennifer Chenevier. Le forgeron s'approche de la jeune femme et la salue : " Bonjour, Adjudant-Chef.
_ Capitaine, si ça ne vous fait rien Monsieur Gagnaire.
_ Oh, toujours aussi aimable à ce que je vois : si je traite mes clients de cette manière je suis sûr de ne jamais les revoir.
_ Faites pas le malin et dites moi où se trouve Julius Davedienne ? Il ne semble pas être là.
_ Qu'est-ce que vous lui voulez à ce gamin ?
_ Lui poser des questions à propos de ça. ". La jeune et jolie gendarme montre la stèle de marbre appuyée sur la façade de l'atelier. Le forgeron semble comprendre ce qui s'est passé mais essaye d'en savoir plus : " Quoi ? Il aurait volé un bloc de marbre ?
_ Oui.
_ À un marbrier ? Il existe encore des marbriers dans la région ? Y'a plus de transports grandes distances viables dans la région et il n'y a pas non plus de carrière de marbre : où est-ce qu'il aurait pu trouver ce bloc ?
_ En le fauchant parmis les ruines du Temple de Nequotanis.
_ Il a été entièrement démonté, ce temple, et les colonnes, moellons et autres blocs ont été dispersés et vendus par les pillards. De plus dans mon souvenir, car j'ai cet avantage sur vous, jeune fille, c'est que moi je l'ai vu de près ce temple, il n'y avait pas de bloc de cet importance.
_ C'est parce que vous avez mal vu, forgeron, l'autel se composait d'un plateau de marbre, correspondant par ses mensurations au bloc dans laquelle cette stèle a été taillée, soutenus par deux autres blocs, faisant office de pieds, également dans le même matériau.
_ Ah, effectivement c'est une chose à laquelle je n'ai pas spontanément pensé : il y avait aux moins quatre blocs de marbre d'un certaine importance dans la cella ; le socle de la statue _ un cube de 8O cm de côté _ le plateau de l'autel et les pieds. Je me souviens maintenant très bien de cette table sur laquelle on avait posé une bouteille de vin, des verres et des victuailles pour un vin d'honneur destiné à célébrer la restauration de la statue ; restauration effectueé par le père de Julius, je vous le rappelle. Mais d'abord comment vous savez tout ça, Capitaine ?
_ La plupart des archives de la République Française a été brûlées mais, miraculeusement, celles de la République des Hautes Gâtines ont été épargnées : nous avons pu les consulter à l'ancien siège du conseil territorial. Tout y était : le nombre d'heure des corvées ainsi que l'inventaire précis des matériaux bénévolement fournis.
_ Tout a été dispersé : où Julius aurait bien pu récupérer ce bloc ?
_ Tout n'a pas été dispersé et volé : sont restées sur place quelques pièces que les pillards n'ont pas pu enlever car des réglements de compte ont eu lieu entre bandes rivales ce qui fait que ces fils de pute avait autres choses à faire que de récupérer des matériaux. Alors des vestige du temple moderne sont restés là peu à peu envahi par la végétation.
_ Oh, tu parles d'un larcins : ça n'intéressait personne ces blocs ; personne n'aurait su quoi en faire sauf Julius. . .
_ Oui, mais ces matériaux, ces blocs sont propriétés de l'Etat : d'abord celui des Hautes Gâtines puis, quand cet état a été dissout, celui de l'état français. C'est une infraction au regard de la loi.
_ Et d'abord qui l'a dénoncé ?
_ Dans les Hautes Gâtines tout se sait.
_ Peut-être, mais il y a bien fallu que quelqu'un se plaigne : vous à la gendarmerie vous le saviez peut-être mais c'est pas sur une simple rumeur que vous seriez intervenus. . .
_ Nous avons reçu une lettre anonyme. . .
_ Ah, un corbeau ! Je croyais que depuis la guerre de 39/45 c'était fini tout ça. . .
_ On nous écrit beaucoup à la gendarmerie. Vous seriez étonné de la noirceur du genre humain, de son étroitesse d'esprit, de sa mesquinerie mais, pire que tout, de sa bêtise. . .
_ Qu'allez vous faire au jeune Davedienne ?
_ Oh, il s'en tirera avec une amende et l'objet du délit sera confisqué. ". Impressionné par tout ce ramdam, le tailleur de pierre a fini par ouvrir la porte de son atelier qui est aussi celle de son logement. La capitaine lui notifie ces droits et elle lui remet une convocation pour le tribunal : l'arrestation n'est pas nécessaire etant donné le peu de gravité du délit. Mais les gendarmes saisissent la stèle. Julius n'ose pas trop protester car il comprend qu'il a déconné et qu'il aurait du s'y prendre autrement : demander une autorisation à l'administration par exemple. . .
Puisque le bloc dans lequel a été taillé la stèle appartient à la commune de Saint-Moutier il est rendu à la municipalité. Celle-ci décide de l'ériger à l'emplacement du temple. C'est une stèle discoïdale de 1 m 50 de haut sur 60 cm de large et de 20 cm de profondeur. Le disque de marbre fait corps avec un parallélépipède de 20 cm de large. Le symbole mytérieux est finement sculpté dans un vigoureux relief. Toute la surface de la stèle a été polie avec soin et les rayons du soleil se réfléchissent sur ce monument sans doute beaucoup moins imposant que celui qui l'a précédé mais très intrigant par le motif qui le décore.
Julius rentre penaud du tribunal : étant donné qu'il n'a pas d'argent (mais personne n'a plus d'argent de toute manière) il a été condamné à quelques jours de travaux d'intérets général. La nature de ces travaux reste à statuer et se fera au bénéfice de la municipalité de Saint-Moutier. Lionel va voir Julius et essaye de le réconforter : " Bah ! Ce n'est qu'un chapardage sans gravité : tu ne pensais pas porter tort à quiconque en récupérant une de ces vielles pierres. . . En tout les cas bravo ! Je suis allé à Saint-Moutier la semaine dernière et beaucoup de gens admirent ton travail ! Finalement cette malheureuse affaire va te faire de la publicité ; comme quoi on peut tirer un bien d'un mal. ".
De fait le tailleur de pierre à de plus en plus de travail au point qu'il doit embaucher un commis ; de plus il s'est affirmé en tant que sculpteur et on commence a lui confier quelques travaux de restaurations de sculptures dans les églises alentour : des statues à refaire, des chapiteaux de colonnes à remplacer ect. . .
Alors finalement tout va très bien. Lionel continue son activité de forgeron ; plutôt heureux. Il ne se pose plus de questions; il a récupéré la médaille du Mont-Ardun et il a décidé que ce serait comme ça une fois pour toute ; il se range dans un statu quo d'ignorance et il n'est pas le seul puisque des centaines, sinon des milliers, ont vu ce nouveau symbole sur la stèle signée Davedienne et que ça n'attise pas pour autant leur curiosité. Il a également fait une croix sur l'énigme géologique de l'existence du Massif des Hautes Gâtines. Alors il est temps de faire une recension de toute les énigmes présentes dans ce monde-ci :
1 Le Massif des Hautes Gâtines
2 Le nouveau symbole
3 La malédiction du prétendu dieu Nequotanis
4 L'origine de la voix qui a crié : Non, ce n'est pas une combinaison, imbécile !
5 Le déménagement des ossements de l'ossuaire du Mont Ardun
Je crois que l'on n'en a pas oublié. On a cru résoudre l'énigme numéro trois en invoquant les pouvoirs surnaturels inconscient d'Ananda Leclerc mais cela n'a pas été très convaincant ; il en est de même pour l'énigme numéro cinq tant il semble peu probable que ce soit les nazis qui auraient accompli ce déménagement. Pour l'énigme numéro quatre Lionel feint d'oublier ce que lui a dit son ange gardien à propos d'un certain artiste maudit, créateur d'un grand symbole de l'humanité et évoluant dans un monde parallèle ; pourtant c'est lui qui a crié. Son cri a transcendé les séparations apparemment infranchissables qui cloisonnent chaque univers parallèles. Cette énigme numéro quatre et à relier à l'énigme numéro deux car c'est ce même symbole que cet artiste a créé. Cet oubli, ce refus de considérer ce problème, son ange gardien va bientôt y remédier.
Lionel, à la Toussaint, va fleurir les tombes de ses proches diparus. Il commence par la tombe de ses parents à La Ramée. Les tombes des Gâtinais sont toutes pareilles : de simples monticules herbeux avec une simple croix en bois avec une plaque dessus pour indiquer le nom, la date de naissance et de mort du défunt. Puis Lionel va au cimetière de Saint-Moutier se recueillir sur la tombe de sa tante tant aimée Anabelle. Puisqu'il est là il retourne voir la stèle de Julius. Là, il la contemple pendant un court moment puis il décide de s'en retourner. Au moment où il s'apprête à tourner les talons une voix familière qu'il n'a pas entendu depuis un petit moment résonne dans sa tête : " Qui a crié, Lionel ? As-tu réfléchi, ces dernières années, à cette question : qui a bien pu crier dans l'ossuaire ?
_ Ah ben dis donc ça fait un bail. . .
_ Répond à la question.
_ Je suppose que c'est celui qui a créé ce symbole que je vois présentement sur la stèle.
_ Oui, Lionel, c'est bien ça.
_ Comment cet homme sensé vivre dans un monde parallèle aurait pu faire parvenir cet objet, la médaille d'étain, dans cette pyramide ?
_ Pourquoi a-t-il crié, à ton avis ?
_ Parce que j'ai pensé que son symbole était une simple combinaison du svastika avec le yin-yang.
_ Cela a déclenché en lui une fureur cataclysmique : dans son monde il est constamment confronté à des légions d'imbéciles qui lui font ce genre de remarques.
_ Qu'en est-il vraiment ?
_ À toi de le découvrir : tu as devant toi une version grand format de ce symbole qui plus est magnifiquement représentée. Regarde bien et réfléchis. S'il s'agissait que d'une simple combinaison, une superposition, tu pourrais séparer les deux symboles l'un de l'autre. Le ying-yang serait dessus le svastika ou vis-et-versa or rien de tel ici : tu vois bien que si tu essayes d'enlever, d'arracher, la croix gammée du yin-yang celui-ci vient avec. Imagine que le contour de ce symbole soit délimité par une simple ficelle : si tu tire le svastika le yin-yang se défait et les deux extrémités de la ficelle semble se prolonger vers l'infini de part et d'autre du svastika. Le périmètre de ce nouveau symbole ne délimite pas une surface fermée : l'intérieur est à l'extérieur et l'extérieur est à l'intérieur. . ." Lionel, même avec cette explication loin d'être lumineuse, ne comprend pas et la communication s'arrête là. Puis il rentre à Balory.
Un peu plus tard dans la semaine, alors qu'il est en train de prendre son petit déjeuner, l'idée lui vient de regarder à nouveau la médaille d'étain ; il ouvre le tiroir et il l'en retire. Il pense à nouveau à ce que lui a communiqué Bernard le jour de Toussaint. Sur la table il y a du papier et un crayon qui lui servent à faire ses comptes ; il se met à faire des croquis concernant le symbole. Il dessine un svastika et le coupe en deux par un trait vertical, puis il prend une gomme et efface en haut l'angle qui se trouve juste à gauche de ce trait médian ; il efface aussi en bas l'angle se trouvant à droite de cette séparation, puis il trace tant en haut qu'en bas deux lignes qui prolongent la partie centrale de la figure tant à gauche qu'à droite. Au bout de chacun de ces deux traits il dessine le signe infini : " ∞ ". Il constate que cette nouvelle figure est définie par une ligne ouverte dont les extrémités pourraient se prolonger à l'infini : il parvient à comprendre ce que son ange gardien a voulu lui dire à propos de ce nouveau symbole et pourquoi il ne pouvait s'agir d'une simple combinaison du svastika avec le yin-yang puisque ce dernier est une propriété très secondaire à ce signe. . . Lionel comprend à quel niveau d'intelligence doit se hisser celui qui est à même de comprendre ce nouveau symbole. Et maintenant, se dit-il, qu'est-ce qu'on fait ? Un symbole inédit ; jamais vu auparavant ? J'en suis fort aise. . . Lionel recommence à vaquer à ses occupations.
Le tourisme était une activité très florissante avant l'Apocalypse : de nos jours, post-apocalyptiques, on ne peut pas vraiement parler de tourisme puisque il n'y a plus de moyens de transport rapides et bon marchés et que la population mondiale est trop occupé à gratter la terre pour y puiser sa subsistance ; si les gens ont des jours de fête chomés comme au Moyen-Âge il n'est évidemment plus question de congés payés. Certains pourraient déplorer ce grand bond en arrière jusqu'à une sorte de moyen-âge mais ceux qui se souviennent de ces horribles années de chaos se félicitent de la paix retrouvée et de l'environnement restauré ; sans sécheresses, sans canicules, sans pluies diluviennes et inondations, sans épidémies et surtout sans exploitation outrancière du vivant y compris des êtres humains. En aucun cas il ne saurait s'agir de régression car l'éducation, la science ont avancé à pas de géant. Au Moyen-Âge le tourisme de masse n'existait pas, certes, mais il y avait les pélerinages et bien il en est de même dans cette époque post-apocalytique. Le pélerinage, oui, mais pourquoi faire ? La spiritualité aussi a reconquis le domaine que la rapine sauvage du capitalisme lui avait retranché : désormais les pélerinages à pied vers Saint-Jacques-de-Compostelle, Rome, Lisieux ou même La Mecque rassemblent pas mal de gens. Or, allez savoir pourquoi, une sorte de pélerinage officieux a fini par se mettre en place en direction de Saint-Moutier dans les Hautes Gâtines. Les pélerins viennent prier sur les ruines du temple de Nequotanis ; certains pourraient penser à une résurgence du paganisme mais il n'en est rien car c'est par la stèle de Julius Davedienne qu'ils sont surtout attirés. . . Le bouche à oreille a répandu la nouvelle selon laquelle une chose extraordinaire était apparue dans ce coin de France si proche de la capitale : un grand symbole de l'humanité. Alors des gens venus du monde entier sont venu le voir de près même si des reproductions de ce symbole ont abondemment circulé ; comme si le contact de visu de ce signe avait un pouvoir miraculeux de guérison et d'exaucement de voeux. De nombreuse auberges se sont ouverte dans le village et alentour. Bientôt Saint-Moutier devient une petite ville avec de nombreuse boutiques où se vendent de grandes sortes de reproduction du symbole. Il y en a de toutes les formes, de tout formats, de toute matière, de la médaille pieuse en métaux précieux à celles bon marché en. . . étain. . . justement identique à celle que Lionel a trouvé dans la pyramide. Le forgeron s'est reconverti au commerce de ces médailles en étain. À partir du tout premier original il a fabriqué des moules en plâtre dans lesquels il les coule en grand nombre. Il a beaucoup de succès car les pélerins savent que c'est lui seul qui reproduit la toute première médaille jamais trouvée sur terre figurant le Symbole. Lionel a dû, commerce oblige, raconter l'histoire de sa découverte ce qui fait que la pyramide devient à son tour un lieu de pélerinage. La commune de Gourveusan qui englobe le Mont Ardun et donc le monument, a fait aménager celui-ci afin de permettre aux pélerins de le visiter en toute sécurité. Désormais ils peuvent déambuler par les salles de l'ancien ossuaire suffisamment éclairées par de nombreuses lampes à huile. Les pélerins sont impressionnés par la taille de l'édifice. Bien sûr il y a là un cicérone qui, moyennant une piécette, raconte l'histoire de ce monument de la guerre de 14/18 : du déménagements des ossements par Hitler à la découverte de la médaille. Un pélerin sourit à l'évocation de cette évacuation macabre ; il fait ce commentaire : " Tu y crois toi, le guide, à cette histoire ? C'est une belle légende. . . ". En cette période post-apocalytique tout le monde se tutoie et Monsieur, Madame ont été remplacés par Eh, l'Homme, Eh, la Femme, Jeune Homme, Jeune Fille, le guide répond : " Ah, l'Homme, c'est attesté : tout le monde connaît cette histoire dans la région ; c'est sûrement vrai.
_ C'est invraisemblable ; quels sont les preuves historiques ? Est-ce qu'il y a de témoignages, des photos ?
_ Tout c'est fait dans le plus grand secret ; il n'y a pas eu de témoignages, ni de preuves matérielles.
_Oui, mais tout ces restes humains sont bien allés quelque part ; en Hesse à ce que tu me dis, mais où en Hesse et si c'est le cas on le verrait cet autre ossuaire ; on en parlerait or personne ne semble jamais en avoir entendu parler. ". Un pélerin allemand qui entend parfaitement le français intervient : " C'est vrai, c'est la première fois que j'entends parler de ce prétendu ossuaire qui se trouverait quelque part en Hesse ; je suis originaire de cette région et si il y avait un monument funéraire de cette sorte je le saurais or rien de tel. . .". On s'émeut, un pélerin lyonnais apostrophe le cicérone : " Dis donc, le guide, tu nous racontes des craques ; tu veux nous faire gober ce genre de gognandises ?! À quoi il a servi, en vrai, ce monument ? Y'a jamais eu le moindre bout d'os dans cette pyramide.
_ Ah oui, rétorque le guide, et à quoi vois-tu ça, l'Homme ?
_ J'étais fossoyeur au cimetière de la Guillotière à Lyon et des exhumations j'en ai fait, tu peux me croire ! alors l'odeur ch'te dis pas. . . Même après cent-trente ans elle reste, cette odeur, crois moi : or ici rien ; ça sent beaucoup de chose mais pas l'odeur de cadavre ; j'ai le nez pour ça ; ch'connais mon métier tout de même. . .". La controverse enfle, quand soudain une femme lève un doigt en l'air en montrant quelque chose dans la pénombre de la voûte de la grande salle et en s'exclamant : " Oh ! regardez ! ". Une minuscule raie de lumière vient de surgir de la clé de voûte. Nous sommes le 21 juin 2080 et il est midi heure solaire : c'est le solstice d'été. Le rayon de soleil s'est glissé par une minuscule fistule dans le granite de la clé de voûte qui est aussi le pyramidion coiffant le monument. L'étroit rayon vient se poser sur une dalle du sol : tout le monde s'approche de la tache de lumière qui ne fait guère plus que 20 cm de diamètre. Quelqu'un se penche pour voir de plus près ce que cette raie de lumière peut bien éclairer et il s'exclame : " Oh ! le Symbole ! là! ". Effectivement une minuscule gravure à peine perceptible, figurant le Symbole, vient d'apparaître non pas d'une manière surnaturelle mais parce qu'une extraordinaire conjonction d'éléments a rendu visible quelque chose qu'on n'aurait pas vu auparavant. Pourtant le dallage a été balayé, lavé, les employés de la mairie en ont bien examiné la propreté mais la pauvreté de l'éclairage ne leur a pas permis de déceler cette gravure qui fait à peine 20 mm de diamètre. Ce prodige, pourtant bien naturel mais que l'on pourrait qualifier de synchronicité, fait grand bruit. Le jour même, le monument est fermé au public et des édiles viennent inpecter la dalle ; Lionel est parmis eux car c'est maintenant un notable, il déclare tout de go : " Je suis sûr qu'il y a quelque chose sous cette dalle ; il faudrait pouvoir la soulever ; on va demander à Davedienne de la faire. . . ". Les édiles approuvent : les circonstances sont tellement extraordinaire qu'il convient de faire quelque chose. . .
Ce qui est dit est fait. Après avoir enlevé la dalle on constate l'existence d'un puit d'un profondeur d'une dizaine de mètres, on amène une grande échelle télescopique et Lionel est volontaire pour explorer la cavité. Il descend met le pied au fond et éclaire avec sa lampe une ouverture dans la paroi suffisemment haute et large pour qu'un homme puisse s'y glisser. Lionel s'avance prudemment dans le tunnel et au bout de dix mètres débouche dans une salle de dimension moyenne creusée dans la roche du mont. Quoi donc, mais qu'est-ce que c'est que ça ? Se demande l'aventurier, on se croirait dans le mystère de la Grande Pyramide. . . Effectivement au milieu de la salle se trouve un sarcophage de porphyre poli fermé par un lourd couvercle également de porphyre. Lionel s'en retourne et fait part à l'assistance de son exploration. On convient qu'il va falloir soulever le couvercle du sarcophage mais ça ne va pas être une mince affaire. Julius Davedienne dit qu'il va falloir descendre un palan et que ça va prendre du temps et du travail. Qu'importe ! la décision est prise et la municipalité est riche avec tout ce que rapporte le pélerinage. . . sans compter qu'il y aura une chose de plus à montrer aux pélerins. Une semaine plus tard le grand jour est arrivé : on va soulever la pierre. Le palan est actionné et centimètres par centimètre le couvercle est soulevé puis déposé à côté du sarcophage. On pourrait s'attendre à y trouver une momie. . . mais ce qu'on y découvre défie l'entendement : une maquette ! une carte en relief, c'est à dire que la topographie, l'orographie, les collines, les plateaux et les vallées sont de véritable sculpture et cette maquette été façonnée dans un matériau qui semble bien être de la céramique la plus fine qui soit : de la porcelaine émaillée de diverses couleurs fort propres à figurer les bois, les champs, les cours d'eau, les lacs, les villes et le monuments. L'ensemble fait 1 m 50 sur 70 cm. Il semble malaisé à la lumière des faibles lampes à huile d'examiner en détail cette découverte aussi la décision est prise d'acheminer cet artéfact à lumière du jour. Dieu merci, l'objet est bien plus léger que le couvercle : il ne fait en fait que quelques centimètres d'épaisseur ; on n'a pas trop de peine à l'enlever du sarcophage qui en fait n'en est pas un. C'est seulement un coffre de pierre de faible profondeur : pas plus de 30 cm. Voilà ; la carte de porcelaine est amené au grand jour et posé sur une grande table à trétaux devant l'entrée de la pyramide. Les curieux et les pélerins ont été éloignés de la zone et on va pouvoir examiner de près l'artéfact. C'est bien une carte qui représente la région parisienne : on reconnait Paris telle qu'il devait se présenter avant la Première Guerre Mondiale. On voit là les boucles de la Seine mais . . . ô surprise, tout les plateaux, les côtes et les basses collines du Bassin Parisien sont représentés sauf. . . le Massif des Hautes Gâtines ! À la place est figuré un relief de plaine, de plateaux et de côtes comme pour tout le reste de la carte, de plus, le grand lac, le lac Sénan, à l'est des Hautes Gâtines a disparu ! Où est le Massif des Hautes Gâtines ?! Que signifie ? Tout le monde s'interroge. Mais quelle importance, après tout ? Le maire de Gourveusan, Felix Justin, croit qu'il ne s'agit là que d'une fantaisie : pour ainsi dire l'oeuvre d'un farceur. Lionel et Julius se regardent, étonnés. Lionel finit par dire : " Un farceur Monsieur le Maire ? Vous avez vu quel mal de chien on s'est donné pour remonter cette maquette ? Le sol des salles du monument est pavé de dalles carrées de 8O cm de côté sur 5 cm d'épaisseur ; une de ces dalles couvrait le puit d'accès qui fait 60 cm de côté, il nous a fallu beaucoup d'efforts pour enlever cette dalle qui fait tout de même 56 kg, la salle du coffre se trouve à 10 m de profondeur ; cette salle à été taillée dans la roche ainsi que le puit et le couloir d'accès. Nous avons examiné minutieusement cet ensemble souterrain Julius et moi et nous n'avons pas trouvé le moindre indice qu'il pourrait il y avoir un quelconque autre accès. Faire passer la maquette par le couloir ne nous a pas donné trop de mal ; nous l'avons mis à la verticale, mais quand il s'est agit de lui faire remonter le puit, là ça été une autre affaire . . . on ne pouvait que la mettre en diagonale dans le puit ; il a fallu retirer l'échelle et hisser la maquette avec le palan juqu'à la surface. On a pris moultes précautions ; nous avons soigneusement emballé la maquette dans des couvertures et mis une planche sous elle. Toute cette manutention pour l'amener jusqu'ici a pris un temps fou et nous a coûté des efforts inimaginables ; et vous nous dites qu'il s'agit là de l'oeuvre d'un farceur ? Sauf votre respect, Monsieur le Maire, mais on se demande qui de vous ou de ce farceur est le véritable plaisantin. Des travaux pharaoniques (mais quoi de plus normal à l'intérieur d'une pyramide ?) ont été nécessaires pour faire tout ça : qui les a réalisés ? Et il y a encore plus fort : nous avons grimpé jusqu'au sommet de la pyramide et examiné le pyramidion ; en effet nous avons décelé un trou de 1 cm de diamètre qui le traverse de part en part jusqu'à l'intérieur de la salle et à chaque soltice d'été à midi heure solaire un rayon de soleil vient bien éclairer la dalle qui ferme le puit et comme c'est la première année où on a ouvert au public c'est aussi la première fois que l'on constate ce phénomène. ". Le maire et les conseillers municipaux sont impressionnés par le laïus du forgeron : que penser de tout ça ? Un édile intervient : " Il faut faire venir un spécialiste ; un archéologue, un historien, vous en connaissez un ?
_ Moi j'en connais un, répond Lionel, il s'agit de Tanguy Daniel des Antiquités Historiques d'Île de France ; je ne sais pas s'il est toujours vivant, on peut toujours se renseigner . . .
_ Qu'est-ce qu'on fait de la maquette ?
_ Nous allons la mettre en lieu sûr à la mairie, il faut replacer la dalle sur le puit, on peut rouvrir au public mais il ne faut pas qu'il se doute de quoi que ce soit, décide le maire. ".
Lionel réussit à recontacter Tanguy Daniel à le convaincre de venir examiner la trouvaille et le lieu de sa découverte. À cette occasion la dalle recouvrant le puit est à nouveau enlevée et ne le sera plus jamais. L'archéologue après toute une journée d'investigation fait ce commentaire qui est loin d'être une conclusion : " Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Gagnaire, je n'ai pas de réponse. . . Tu me dis que la première fois que tu es entré dans la pyramide la porte n'était pas fermée à clé et que tu l'as ouverte sans mal ? Mais d'autres personnes ont dû y entrer avant ça ; d'autant plus qu'avec la vermine qui a déferlé sur le territoire beaucoup ne se seraient pas génés pour le faire. . .
_ Il y aurait eu des indices de visites plus ou moins bienveillante, je ne sais pas. . . des détritus, de la marchandise illicite, des graphitis, des tags, or il n'y avait rien hormis une couche de poussière par terre et pas le moindre bout d'os.
_ C'est étonnant. . . comment expliques tu ça ?
_ Si ma chère tante Anabelle étaient encore de ce monde elle dirait qu'un tabou était attaché à ce monument et que personne ne voulait y pénétrer. . .
_ Mais était-ce véritablement un monument commémoratif de la Première Guerre Mondiale ?
_ Officiellement il a toujours été présenté comme un ossuaires ayant servi à conserver les restes de tout les soldats , tant allemands qu'alliés, morts au combat.
_ Il y a-t-il des documents qui atteste ce fait ?
_ Tu sais bien que toutes les archives ont été brûlées par les barbares et s'il n'en a pas été de même pour celles du Territoire on n'y trouve rien qui concerne le monument. La gestion du présumé ossuaires revenait au Ministère des Anciens Commbattants. Donc aucun document.
_ Voilà qui ne va pas faciliter le travail des historiens, soupire Daniel. " Une fois de plus : chou blanc. L'archèologue rentre à Paris et Lionel regagne Balory. Encore quelque chose qu'il va falloir ranger au cabinet des curiosités qui commence à être plein à craquer. . .
Et la routine reprend : Lionel continue à fabriquer ses médailles en étain et même en bronze et en argent mais il reprend peu à peu son activité de forgeron car les ventes se tassent et finissent même par se tarir complètement car le pélerinage de Saint-Moutier n'intéresse plus personne. Comme toujours le forgeron fait son possible pour oublier toute cette histoire. De son côté Tanguy Daniel continue de se poser des questions sur cette étrange affaire. Il a pris des photos holographiques de la maquette, de la salle hypogée où on l'a trouvée et de la pyramide dans son ensemble : de cette manière il a pu constituer un film en trois dimensions de tout le site et de la maquette. L'archéologue a pu mettre à l'abri tout un précieux matériel qui n'a plus cours depuis longtemps ; de même qu'il lui reste un panneau solaire pour faire fonctionner cette technologie qui est sur le point de disparaître faute d'être encore fabriquée. Il se repasse souvent le film espérant y dénicher un indice qui pourrait faire avancer les choses. Il examine notamment l'hologramme ultra précis de la maquette, la visualisant sous tout les angles. Un jour il y découvre quelque chose : il a peut-être négligé de photographier le dessous de la carte en porcelaine mais pas les côté ; et sur un de ces côtés il voit une signature ou plutôt une estampille ; celle de la Manufacture de Sèvres ! Comment ça se fait que personne ne s'en est rendu compte avant ?! Il se rend le lendemain à la Manufacture et demande à voir le directeur André Plagnard. Il lui expose toute l'affaire et lui montre l'hologramme de la maquette sans oublier de souligner l'estampille de la manufacture. Plagnard après avoir vu ce document ne peut que reconnaître les faits : " Oui, en effet c'est bien la marque de notre établissement quand à savoir si le moule de cette maquette existe encore ; ça je ne puis le dire. . . Il faut faire des recherches dans nos réserves. ". Daniel passe la journée à la fabrique en compagnie d'un vétéran de la Manufacture et ils finissent par dénicher le précieux moule. " Le voilà ton sacré moule, dit le vieux Taillandier.
_ Ah, je m'aperçois que je suis comme une poule qui a trouvé un couteau : qu'est-ce que tu veux que j'en fasse de ce moule.
_ Oh, l'Homme, que tu es difficile : tu me prends une journée entière pour faire cette recherche et maintenant tu dis que tu sais pas quoi en faire ? Faudrait savoir ce que tu veux. . .
_ Si au moins je savais qui a commandé ce travail. . .
_ Rien de plus facile ; y'a un numéro de référence marqué là et une date de fabrique, tiens regarde : 1916 et même un nom : Etienne Gagnaire. . . ". Daniel à comme une sorte d'éblouissement mais il se reprend très vite : sur le champ de foire il y plus d'un âne qui s'appelle Martin, se dit-il, c'est une coïncidence c'est tout. . . Il remercie le vieux céramiste et s'en retourne à Paris.
Le lendemain il se rend à Balory et va voir le forgeron. Après les salutations d'usage il rend compte de son enquête et il demande : " Cet Etienne Gagnaire c'est quelqu'un de ta famille ? Peu probable. . .
_ Pourquoi pas, pour en savoir plus il faudrait consulter les registres d'état civils de Saint-Moutier.
_ Ce qui m'étonne chez-vous, les Gâtinais, c'est que les barbares n'aient pas brûlé vos archives.
_ Ils ont brûlé nos forêts et ça on commence à peine à s'en remettre. . . ". Les deux hommes se rendent à Saint-Moutier et demande à consulter les registres. " Quelle année, demande Geneviève Marle, la maire, que Lionel connaît bien.
_ 1916. ". Geneviève fait une recherche parmis tout ces registres poussiéreux et finit par trouver celui de l'année 1916. Lionel cherche son nom et tombe sur une naissance ; celui de son arrière grand-père ; le grand-père à la fois de son propre père Gérome et de son oncle Jean : Albert. Albert Gagnaire né le 17 avril 1916 d'Etienne Gagnaire et de Marjorie Gagnaire née Vaux. " Ah, le voilà ton Etienne Gagnaire, s'exclame Lionel.
_ Ah, donc il s'agit bien de ton ancêtre et c'est lui qui a fait fabriquer la maquette à la manufacture de Sèvres : ça a dû lui coûter bonbon. Vous êtes donc une famille de rupins ?
_ Une famille de gueux ! tu veux dire : si les Gâtinais roulaient sur l'or ça se saurait. Et maintenant qu'est-ce qu'on fait ? Comment en savoir plus : pourquoi il a fait fabriquer cette carte-relief bizarroïde et avec quel argent ? Et il faudrait savoir comment il a fait pour la descendre dans le sous-sol de la pyramide si tant est que ce soit lui. Est-ce qu'il aurait fait creuser cette salle hypogée ?. ". La vielle Geneviève qui courre vers ses quatre-vingts dix ans et qui est une mémoire vivante de Saint-Moutier intervient : " Il faut pas oublier que la pyramide n'a été construite qu'en 1920.
_ Dans ce cas là, Etienne aurait fait faire ces travaux après la construction du monument, suppose Lionel.
_ On s'en serait aperçu ; ça aurait fait jaser dans toute la région surtout que tout se sait par ici . . . rétorque la maire.
_ Et pourquoi ce ne serait pas en 1916 qu'il aurait fait faire ces travaux puisque que la maquette a été fabriqué à cette date ? Dit Daniel.
_ On retourne à la figure précédente : tout le monde l'aurait su.
_ Moins que s'il les avait fait faire une fois la pyramide batie car les autorités se seraient émues que l'on profane un monument funéraire national.
_ Monument funéraire c'est vite dit puisqu'il n'a jamais été le tombeau du moindre bout d'os : tout au plus un cénotaphe. . .
_ Il n'empêche : un particulier ne peut pas faire des travaux dans un monument national à moins qu'il n'en ait reçu l'autorisation mais est-ce bien le cas ? Je ne crois pas car il y aurait eu une publicité à propos de ce fait et la mémoire collective l'aurait enregistré, or ce n'est pas le cas. J'en reviens à mon hypothèse qu'il aurait fait creuser cette salle hypogée en 1916 avant la construction de la pyramide.
_ Très bien mais comment aurait-il caché ces travaux ? Demande Lionel.
_ En les faisant passer pour d'autres travaux : par exemple pour une exploitation de carrière. Madame la Maire. . .". Si les codes de politesse ont changé en ces années post-apocalyptiques en supprimant Monsieur, Madame, pour une pratique ordinaire, l'usage est resté cependant que l'on donne leur titre, précédé de monsieur ou madame, au personne à responsabilité et les fonctionnaires doivent faire la même chose quand ils s'adressent à des administrés. " Madame la Maire savez-vous si on a ouvert une carrière sur le Mont Ardun pendant la guerre de 14/18 ?
_ Non, mais. . . ". La vieille Geneviève semble sonder sa mémoire et elle finit par dire : " Dans le pays on a dit que des gens fortunés, de riches industriels venus de Lyon, auraient voulu y faire batir une sorte de château mais n'en seraient restés qu'aux fondations car un revers de fortune les aurait empêché d'aller plus loin, mais ce n'est qu'une rumeur et puis c'est si loin tout ça. . .
_ Et vous savez comment s'appelaient ces gens ?
_ Pouleborde, je crois.
_ Comme Benoît Pouleborde ! S'exclame Lionel, celui qui a servi de modèle pour la statue de Nequotanis. Ce Pouleborde avait peut-être un lien de parenté avec ces bâtisseurs de château ruiné.
_ Pour le savoir il va encore falloir faire des recherches généalogiques mais cela nous éloigne de la piste de ton ancêtre et c'est la seule qui soit tangible pour l'instant.
_ Quel rapport Etienne aurait eu avec ces Pouleborde ? Geneviève comment savoir ce que faisait mon ancêtre à cette époque ?
_ Il y a moyen de le savoir car à cette époque le payement d'un certain impot concernant le métier du redevable était mentioné sur certains registres. Je ne sais pas si on a encore ce genre de registre. . . peut-être au grenier de la mairie. Si vous voulez jeter un coup d'oeil. . . On ne sait jamais. . .
_ Il se fait tard, Madame la Maire, on reviendra demain. ". Daniel trouve à se loger dans une auberge à Saint-Moutier et le forgeron rentre à Balory.
Le lendemain, comme convenu, les deux hommes fouillent les archives supplétives dans le grenier de la mairie. Ils y passent toute la journée quand, tout à coup, Lionel pousse une exclamation : " Je l'ai trouvé! c'est là ! Etienne Gagnaire ! regarde. . . ". Il montre la page du registre comptable et effectivement Daniel lit qu'Etienne Gagnaire a bien acquitté un certain impot d'un certain montant en tant qu'intendant de. . . Edmond Pouleborde ! Daniel fait ce commentaire : " Cela voudrait dire que ton ancêtre déjà employé par les Pouleborde aurait servi d'homme de paille pour la facture de la maquette. . . mais dans quel but ? Qu'avaient ces gens là à cacher ? En tout cas cela explique comment un purotin comme ton ancêtre a pu faire fabriquer cette maquette qui devait coûter la peau des couilles.
_ Pourquoi avoir eu besoin d'un homme de paille ? Cela suppose que les vrais commanditaires tenaient à cacher leur identité. . . mais à qui ? Et puis pourquoi avoir fait cette carte-relief en escamotant carrément les Hautes Gâtines ? ". Il se fait tard et les chercheurs sont fatigués. Chacun rentre chez-soi : il ne servira à rien de revenir Saint-Moutier car ils conviennent d'un commun accord que la réponse à cette énigme doit se trouver ailleurs.
Après cette journée riche en rebondissement Lionel est sur le point de s'endormir mais il s'interroge à nouveau sur l'étrange configuration de la carte relief et il se souvient de ce rêve qui était plus qu'un rêve mais une incursion dans un monde parallèle où les Hautes Gâtines n'existaient pas, puis il se souvient d'un nom : Meaux, le cimetière de Meaux. Se souvenir de ce nom, se dit-il avant de sombrer dans les bras de Morphée. . . Effectivement, le lendemain matin Lionel se souvient de ce nom et de son orthographe puisqu'il l'a lu à travers les yeux de son corps hôte : Cimetière de Meaux, lors de son incursion dans ce monde parallèle. Allez, y'a pas à barguigner, se dit-il il faut qu'il aille voir la maquette à Gourveusan. . .
À Gourveusan, le secrétaire de mairie ne fait aucune difficulté pour que le forgeron de Balory puisse voir la maquette qui se trouve dans un cabinet à côté de la salle du conseil. Lionel examine chaque centimètre carré de la carte relief et finit par découvrir à l'emplacement où devrait se trouver Balory une agglomération du nom de Meaux. Il est stupéfait. Une fois de plus il encaisse l'information mais il ne sait qu'en faire. Prévenir Tanguy Daniel ? Pas si simple nous ne sommes plus au temps du téléphone mais la poste s'est malgré tout remise en place ; il envoie une lettre à l'intéressé. La réponse ne lui parviendra pas avant un bout de temps. . . pas avant que ne se produise un autre événement qui va encore apporter son lot de bouleversements.
Lionel met beaucoup de temps à revenir à Balory : cet automne est particulièrement pluvieux et les précipitations orageuses se succèdent les unes après les autre ; les chemins sont boueux et par endroit défoncés. Enfin il finit par regagner ses pénates. Le jour suivant de graves nouvelles parviennent à la petite ville : l'Oise qui reçoit l'émissaire du lac Senan, par l'intermédiaire de l'Aisne, a débordé et inondé le piémont nord du Massif des Hautes Gâtines. Le fort courant de la rivière a affouillé le pied des collines et creusé une profonde sape sous le granite ce qui fait qu'une grande partie de la pente nord du Mont Dervon se retrouve en encorbellement au dessus du cours d'eau en furie. Voilà qui vient confirmer mon sondage au pied du Mont Gargan, se dit Lionel. Puis la saison des pluies passe et l'Oise regagne son lit. Daniel a fini par répondre à la lettre de Lionel lui faisant part de son étonnement : il a fait la vérification nécessaire sur les hologrammes de la maquette et effectivement la ville de Meaux y est bien présente mais Lionel perçoit son scepticisme quand à son histoire d'incursion dans un univers parallèle : en bon scientifique qui se respecte il ne peut pas porter crédit à un fait purement subjectif. On est bien avancé, se dit-il. Au printemps il va visiter la sape que l'Oise a creusée au pied du Mont Dervon. Il constate en effet que le bas de la pente de la colline est en encorbellement par rapport à un terrain plat couvert de galets laissés par la rivière. La hauteur de cette sorte d'auvant rocheux est d'une demi-douzaine de mètres et d'une vingtaine de mètres de profondeur. C'est très impressionnant car on se demande si ce pan de colline ne va pas céder d'un moment à l'autre et s'ébouler sur la plaine. Lionel mu par une curiosité irrépréssible s'approche de l'encorbellement et s'apprête à passer dessous quand une voix familière retentit soudain : " Fait pas ça, couillon ! ça peut s'écrouler à tout moment ! recule, imbécile ! ". Lionel recule et se retourne et reconnaît Tanguy Daniel qui se trouve à 30 m de lui. Il s'approche de l'archéologue et après l'avoir salué lui dit : " Tu vois : ça confirme mon sondage dont je t'ai déjà parlé ; le plafond de granite est absolument plat et on voit bien que le Massif a été posé sur le terrain sédimentaire comme. . .
_ Une part de gâteau sur une assiette. . . je sais tu me l'as déjà dit. Mais il y a des cas où la roche cristalline peut recouvrir une couche sédimentaire notamment en ce qui concerne une nappe de charriage : une poussée latérale peut dans ce cas déplacer de telles roches.
_ Oui en effet, si une plaque tectonique se glisse sous une autre cette dernière va se superposer à la première qui pourrait avoir comme couche superficielle des roches sédimentaires tel que le calcaire ou l'argile ; ainsi la couche inférieure de la plaque soulevée, composé de granite ou de basalte, se trouvera au dessus de terrains sédimentaires. Dans ce cas la structure est facilement reconnaisable : le soubassement cristallin est fortement incliné or dans le cas présent rien de tel ; tu peux constater que le plafond de la sape est quasiment horizontal et plat.
_ Bon admettons, et après ? Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
_ J'aimerais bien y aller voir de plus près.
_ C'est de la folie, du moins pour l'instant. Le conseil général du département des Hautes Gâtines a décidé de faire des travaux d'étaiement de l'encorbellement car une route importante passe juste au dessus : il m'a mandaté pour un expertise géologique car le gouvernement m'a récemment nommé expert en la matière. Je pense que des piliers vont être élevés jusqu'à la roche et quand tout sera consolidé on pourra peut-être jeter un coup d'oeil à cette énigme géologique. ".
Quelque temps plus tard les travaux s'achèvent. Daniel a fait prévenir Lionel qu'il va explorer la sape et qu'il peut venir pour l'assister. Donc, le jour dit, les explorateurs se retrouvent à nouveau sur les lieux ; ils se glissent derrières les piliers dans ce qui est devenu une sorte de grotte peu éclaireé. Il marche sur un sol couvert de galets et de cailloutis, au bout de la sape ils constate que la roche calcaire du substrat a été mis à nu. Puis tout au bout, là où le plafond de granite entre en contact avec le soubassement sédimentaire, ils peuvent lire à livre ouvert dans la coupe géologique qui s'offre à eux : le granite puis une couche d'humus sombre facilement reconnaissable, ensuite une transition argilo calcaire, une couche de cailloutis et tout en bas le calcaire. Ils examine attentivement cette paroi qui ne fait qu'un mètre de haut, soudain Lionel pousse un exclamation : " Tanguy ! regarde, là ! ". L'archéologue approche sa lampe et ce qu'il voit le mène au bord de la folie : mais oui ! des blocs de pierres taillées par la main de l'homme et montés en maçonnerie ce sont bien. . . des fondations ! Qui dit fondations dit bâtiment. . . On dirait que l'on a construit une maison ici dans cette portion de terrain qui se trouve actuellement sous 500 m de granite ! Les deux hommes n'en reviennent pas. . . Mais ils sont désormais habitués : depuis quelque temps les énigmes s'accumulent.
Revenu à la lumière du jour Tanguy et Daniel discutent de ce qu'il conviendrait de faire : " Des fouilles archéologiques ? Propose Lionel.
_ Pourquoi faire ? À quoi ça servirait ? On va trouver quoi ? Des artefacts renvoyant à une civilisation inconnue, des tablettes d'écriture et puis après ? Ce sera de la gnognotte face à l'énigme principale : qu'est-ce que ce putain de massif vient faire là.
_ À je te remercie. . . je suis né dans ce putain de massif comme tu le dis. On pourrait au moins dater ces fondations.
_ Comment ? Il n'y a plus de laboratoires, plus rien ne fonctionne comme avant : on est revenu comme au XIXème siècle ; on peut rien faire.
_ Cependant même au XIXème siècle il avait des archéologues et certains ne se sont pas si mal débrouillés que ça dans leur datation. On pourrait au moins gratter un peu pour voir si on ne pourrait pas trouver des objets reconnaissables qu'on pourrait dater.
_ Cela pourrait être tout aussi bien des vestiges extraterrestres ; ça nous avancerait pas à grand chose. . .
_ Tant qu'on y est pas allé voir on ne peux pas savoir. . .". Daniel réfléchit un moment et finit par déclarer : " C'est bon, je vais voir s'il est possible de programmer des fouilles pour cet été.
_ Je tiens à y participer.
_ Très bien.".
Donc l'été suivant, les fouilles commencent au pied du Mont Dervon. Etant donné la modestie des vestiges et le peu de place disponible pour effectuer l'excavation l'équipe se réduit au minimum : outre Tanguy et Lionel on a embauché Julius. Les fouilleurs dégagent les fondations de ce qui reste d'un édicule dont la plus grande partie a été emporté par la crue de l'Oise. Puis au bout de quelque jours une pièce du mobilier est trouvé : un tesson de céramique, de faïence plus précisément, une assiette avec un décor floral. Il n'y a pas à être antiquaire pour comprendre que cet objet ne remonte pas plus loin que le début du XXème siècle. " Impossible, dit Daniel, c'est un lapin où n'importe quel animal fouisseur qui l'aura apporté là.
_ Les lapins ne mangent pas dans des assiettes en faïence, rétorque Lionel, et puis des terriers de lapins long de 20 m t'en as déjà vu toi ?
_ Cela s'est déjà vu. . .
_ Peu probable cependant.
_ On peut pas être sûr : même si on a entièrement dégagé les fondations et que la fouille pourrait s'achever là je suis d'avis que l'on prolonge le sondage plus avant sous la colline. ". Les fouilleurs creusent un tunnel d'une dizaine de long en plus. On doit boiser les côtés pour prévenir les éboulements même si il n'y a rien à craindre du plafond de granite. Et puis finalement un deuxième artefact est trouvé entre le plafond et la couche d'humus. Il s'agit d'une stèle funéraire renversée au dessus d'une fosse comblée de terre brunâtre où quelques bout d'ossements seront retrouvés plus tard quand elle sera passée au tamis. Alors la pierre est ramenée au grand jour. On brosse la face où semble se présenter une inscription et effectivement on peut lire : JEAN VACHER 1855-1915. Stupeur ! La raison bascule ! Julius emet un long sifflement : " Eh ben, cette fois tu pourras pas dire que c'est un lapin qui l'a ramenée cette pierre et d'ailleurs elle a une particularité cette pierre : c'est du marbre de Carrare ; c'est pas un gueux qui était enterré là.
_ Y'aurait eu la pierre tombale assortie. . .
_ Pas forcément. . .
_ On continue ? Demande Lionel.
_ Non, répond Tanguy, on en sait suffisamment maintenant. ". Voilà ça se termine là, le mystère s'épaissit et il est impossible de trouver une réponse à ce qui défie à ce point la raison. . . Alors le chantier est remballé et tout le monde rentre chez soi.
Lionel reprend sa routine comme à chaque fois et essaie d'oublier mais impossible. . . Il va rendre visite à Geneviève qui est en passe de devenir la doyenne des Hautes Gâtines. Visite de courtoisie pleine d'attention pour cette vieille femme qui est le dernier témoin d'un temps révolu. Il en profite pour aller inspecter la stèle de Julius Davedienne ; ça va, se dit-il, elle est bien entretenue. Il sait que Julius veille à ce que le poli du marbre puisse se maintenir malgré le passage du temps. Voilà ; il caresse cette si belle pierre de face comme au verso. Au verso justement il sent comme les vestiges d'une très ancienne gravure. . . Voilà, qui est étonnant. . . il fait un saut chez Geneviève et lui emprunte une feuille de papier et un crayon. Il retourne à la stèle et au dos de celle-ci il applique la feuille et commence à frotter la mine de graphite sur celle-ci afin de la griser pour faire apparaître ce qu'il pressent être une gravure. Il regarde le résultat de son action et il fait ce constat : il s'agit bien d'une gravure presque totalement effacée ; il arrive à lire cependant quelques lettres et parvient à déchiffrer une incription dont voici quelle pourrait être la teneur conjecturelle : AMELIE VACHER NEE PETIT 1860-1916. Lionel prend une grande inspiration et renonce à faire une quelconque conclusion sur toute cette affaire. Il rentre à Balory et montre la feuille à Julius en lui demandant : " C'est ce que j'ai trouvé sur le dos de ta stèle : tu n'as jamais fait attention à cette gravure ?
_ Je savais bien sûr qu'il y avait une gravure et que ce bloc provenait d'une ancienne pierre tombale mais je n'ai pas trouvé ça important car la récupération de marbre funéraire est monnaie courante étant donné le prix du matériau ; le bloc faisait partie du temple de Nequotanis puis je l'ai récupéré ; c'est un recyclage sans fin des matériaux, quoi de plus normal ?
_ Oui, mais regarde ce qu'il y avait de gravé sur ce bloc ça te dit rien ? ". Julius est à son tour stupéfait il regarde pendant de longues minutes ce fac-similé puis il fait ce commentaire : " Alors mon bloc serait la pierre tombale assortie à la stèle de Jean vacher. . .
_ Pourquoi le deuxième nom, celui de l'épouse, ne figure pas sur la stèle en dessous de celui de son mari ?
_ J'en sais rien, en effet, on regroupe toujours les noms de ceux qui sont enterrés dans une même tombe sur la stèle. Si la pierre tombale est gravée c'est qu'il n'y a pas de stèle. Tout ceci ressemble à un jeu de piste : on dirait que quelqu'un cherche à nous donner des indices pour que nous découvrions quelque chose. . . Si le nom de l'épouse avait été gravé sur la stèle, comme ça se fait normalement, il aurait été impossible de relier la tombe du Mont Dervon à l'autel de Nequotanis car c'est bien là qu'il faut établir le lien.
_ Et ce lien est aussi à mettre en relation avec le Symbole. ". Mon Dieu, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire tout ça ? Les deux voisins se séparent et ils vont se coucher tôt ce soir-là tant cette situation est étourdissante et leur a mis la tête à l'envers.
Lionel se réveille au milieu de la nuit avec cette pensée : " Quelqu'un a volé la pierre tombale avant la pose du Massif des Hautes Gâtines dans ce coin du Bassin Parisien ; soit après 1916. ". Qui a donné ce bloc de marbre pour ériger l'autel de Nequotanis ? Se demande-t-il, voilà une nouvelle piste à explorer : il faut avancer sinon on va devenir fou.
Le lendemain, à son réveil, Lionel se demande vers où orienter ses investigations. Il sait d'après le capitaine Chenevier que tout ce qui concerne la construction du temple à été archivé au siège de l'ancien conseil territorial, devenu depuis le conseil départemental, notamment que les pièces comptables y sont conservées. Il s'y rend donc et personne ne fait de difficultés pour ouvrir les archives secrètes de l'ancien Territoire au notable qu'est devenu Lionel. Au bout d'une longue recherche il finit par trouver les pièces comptables concernant la construction du temple : y sont mentionnés les journées de corvée et les dons de matériaux ; il y apprend notamment que la plus grande masse du marbre a été fournie bénévolement par une organisation qui a voulu rester anonyme sauf un certain. . . Kévin Vacher ! qui, lui, a donné une pierre tombale en réemploi. Evidemment Lionel est maintenant habitué à ces coups de théâtre et il ne s'émeut pas trop ; trouvant même tout ça tout à fait naturel ; et puis, se dit-il, il y a plus d'un âne qui. . . Mais Lionel veut en avoir le coeur net et savoir qui est ce Kévin Vacher et s'il serait le descendant de Jean et d'Amélie Vacher. Comment le trouver et est-il encore vivant ? Comme il n'y a plus de téléphone il n'y a plus non plus d'annuaire et internet n'en parlons pas. . . Mais même en 2082 il est possible de retrouver quelqu'un à condition qu'il ne soit pas trop éloigné. Comment ? Le cadastre. Son intuition lui dit de consulter celui de la commune de Rontalon ; village perché sur la pente nord du Mont Dervon.
Lionel consulte donc le Cadastre de Rontalon et finit par apprendre qu'en effet un certain Kévin Vacher possède une parcelle boisée juste au dessus de la sape provoquée par l'Oise. Lionel obtient même une adresse : Kévin Vacher 3, place d'Italie Paris. Il se rend donc à cette adresse ; il entre dans l'immeuble et cherche le nom de Kévin Vacher sur la boîte au lettres et apprend qu'il loge au 7éme étage. Plus d'ascenseur, normal puisqu'il n'y a plus d'électricité, alors Lionel grimpe les septs étages et frappe à la porte du mystérieux donateur du marbre du temple de Nequotanis. L'homme qui ouvre la porte approche de la cinquantaine, Lionel lui demande : " Kévin Vacher ?
_ Oui, l'Homme, que me veux-tu ?
_ Je suis Lionel Gagnaire, forgeron à Balory dans les Hautes Gâtine. Je viens te voir en ce qui concerne une donation de marbre que tu aurais faites en 2064. Est-ce que tu te souviens ?
_ Entre, on va pas discuter sur le pas de la porte. . . ". Une fois installé dans le salon, Lionel poursuit l'entretien : " D'où venait ce marbre ? D'un marbrier ?
_ En fait, je crois savoir que j'ai été le seul à donner mon nom : les autres donateurs ont tenu à garder l'anonymat car toute cette affaire est liée à l'existence d'une secte néo-païenne d'extrême-droite. . . Mais je n'ai jamais rien eu à voir avec ces gens là. . . J'ai seulement donné cette vielle pierre tombale qui trainait dans le cimetière de Villeparisis où mes parents et mes grand-parents sont enterrés dans la même tombe. Quand mon père, à la mort de ma mère, a refait le monument les marbriers ont enlevé la pierre tombale d'avant et l'ont mis de côté appuyé sur un mur du cimetière. Un jour quelqu'un m'a démarché, quelqu'un de cette mystérieuse organisation et qui n'a pas voulu donner son nom, et m'a demandé de lui céder cette pierre tombale moyennant une jolie somme mais pour ça je devais signer un document de cession en faveur du Territoire des Haute Gâtines.
_ Si je comprend bien tu as servi d'homme de paille, mais dans quel but ?
_ J'ai cru comprendre par la suite que le responsable de l'érection de ce monument auquel le marbre était destiné avait exigé qu'on lui donne un nom de donateur pour éviter qu'on l'accuse d'avoir touché un dessous de table et autre pot de vin : si une pareille accusation avait été prononcée à son endroit il aurait eu avec mon nom une traçabilité qui le disculperait.
_ Ouaih. . . admettons. Qui était par rapport à toi Amélie Vacher dont le nom était gravé sur la pierre tombale ? ". Kévin s'énerve un peu du ton inquisitorial que Lionel a pris sans s'en rendre compte, il proteste : " Mais qui es-tu, toi ? T'es de la police ?
_ T'énerve pas. . . ". Lionel comprend que si il veut avancer il vaut mieux qu'il joue franc jeu avec son interlocuteur aussi lui raconte-t-il toute l'affaire du début jusqu'à la fin. " Voilà, tu sais tout, mais tu n'as pas répondu à ma question : Amélie ?
_ Voilà une histoire à dormir debout à peine croyable. . . Jean et Amélie ? Mes ancêtres, mon père en parlait à peine et puis dans mon enfance je n'allais jamais au cimetière : cette pierre tombale je ne l'ai jamais vu en place ; en fait je ne l'ai jamais vu et j'ignorais même son existence jusqu'à ce que ce type vienne sonner à ma porte en 64. La première fois où je suis allé au cimetière de Villeparisis c'était pour l'enterrement de maman puis ensuite celui de mon père. . . ". L'entretien se poursuit un peu ; Kévin raconte l'histoire de sa famille mais rien sur ses ancêtres. . . Lionel jette un coup d'oeil par la fenêtre du salon qui donne plein est et fait cette remarque : " Dis moi, t'as une vue imprenable sur les Monts des Hautes Gâtines. . .
_ Tu crois que mes ancêtres viendraient de là ?
_ De là, je ne sais pas. . . ou d'en-dessous de là ?
_ C'est absurde ce que tu dis. . . ça ne tiens pas la route.
_ Oh, moi tu sais. . . au vu des derniers événements même l'absurde me paraît envisageable. ". Un ange passe, Kévin reste un instant songeur puis, au bout de longues minutes, susure : " Il y a cette légende que me racontait ma grand-mère. . .
_ Quelle légende ? ". Lionel retient son soufle : il sent qu'il y a là quelque chose qui pourrait relancer toute l'affaire. Kévin reprend : " Ma grand-mère d'origine bretonne, née Le Skoazelec, me racontait l'histoire de l'Ankou, le charretier de la mort, et aussi cette histoire très particulière qui disait que tout Breton devait faire son tour de Bretagne et que si il ne le faisait pas de son vivant devrait le faire sous terre, après sa mort, à la vitesse d'une longueur de cercueil par an. ". Lionel a sursauté quand il a entendu ce nom Le Skoazelec ; il demande, haletant : " Tu es apparenté avec Anatole Le Skoazelec, paysan à Saint-Moutier dans les Hautes Gâtines, qui a découvert la statue du faux dieu Nequotanis ?
_ Ah oui, je crois que mamy me parlait des fois de son frère Gérard qui était agriculteur dans ta région. . . oui, Saint Moutier ; j'ai déjà entendu ce nom là de sa bouche mais ce grand-oncle je ne l'ai jamais vu. . .
_ Et cette histoire de migration de cercueil. . . pourquoi est-ce que ce ne serait pas carrément une pierre tombale qui se serait déplacée de dessous le Mont Dervon jusqu'au cimetière de Villeparisis ?
_ Tu déraisonne, l'Homme.
_ Tes ancêtres, tu crois qu'ils ont réellement habité Villeparisis ?
_ Je ne sais pour ainsi dire rien sur mes ancêtres. ". L'entrevue s'arrête là. Lionel rentre à Balory.
Le lendemain Lionel rend visite au vieux Le Skoazelec. Il le trouve assis sur un banc devant sa maison. Après l'avoir salué Lionel s'assoie à côté de lui et la conversation peut commencer : " Dis-donc, hier j'ai rencontré un petit cousin à toi : Kévin Vacher, ça te dit quelque chose ?
_ Vaguement. . . oui, en effet mon père m'a dit une fois qu'il avait une soeur qui habitait Villeparisis et qui avait épousé un certain George Vacher mais cette tante je ne l'ai jamais vu.
_ Il m'a raconté que sa grand-mère lui contait des histoires sur l'Ankou et toi, tu en connais des histoires d'Ankou ?
_ Oh, c'est des fariboles tout ça, des racontars de paysan arriéré. . .
_ Je suis sûr que tu en sais plus que tu ne veux le dire. . . faut pas avoir de complexes : les Gâtinais ne sont plus des arriérés puisque nous avons gagné : le monde entier vit maintenant comme nous vivions déjà avant l'Apocalypse.
_ Les histoires de sorciers et de sorcières tu dois en connaître un rayon puisque ta tante en était une. . .
_ Un druidesse ! rétorque en riant Lionel, une druidesse, mon viel Anatole, c'est pas la même chose. . .
_ En tous cas, de ma vie, je n'oublierai jamais la tête quand elle s'est déplacée toute seule dans le grenier. . .
_ Oui, je connais cette histoire et puis toute cette malédiction : les musées de Saint-Germain et de Lyon détruits et ces accidents inexplicables. . . tu crois qu'Ananda Leclerc est à l'origine de tout ça ?
_ Oh, je ne crois pas. . . ça vient d'ailleurs. . .
_ D'où ? ". Le vieil Anatole regarde le forgeron d'un air étrange et murmure, en inclinant la tête, un : " Tu le sais bien toi, depuis que tu trifouilles dans la région, d'où elle vient cette malédiction, y'a quelque chose, quelqu'un, qui veut rétablir comme c'était avant, mais cet avant on l'a tous oublié : c'est comme donner des claques à un gonze qu'est tombé dans les pommes ; voilà à quoi elle sert la malédiction. . . ". Le vieux paysan s'accoise, il ne dira plus rien, se dit Lionel, qui finit par s'en aller au bout de quelques minutes.
Lionel se réveille au milieu de la nuit avec cette pensée étrange : " Si le Massif des Hautes Gâtines disparaît je disparais avec lui. ". Mais une voix familière, pleine d'affection, qu'il n'a pas entendu depuis un bout de temps semble lui répondre : " Pas forcément, mon Lionel.
_ Et pourquoi donc, mon ange ?
_ Cherche encore : tu es plus proche de la vérité que tu ne le crois. ". Lionel se rendort.
Le lendemain matin il se dit qu'il faut qu'il récupère le bout de l'échevau et ce bout c'est la pierre tombale devenue la stèle au Symbole. Donc il se rend à Saint-Moutier. Stupeur ! On a volé la stèle : Lionel constate qu'il ne reste que le trou béant dans lequel la stèle était fichée. Il faut faire venir la gendarmerie. Lionel envoie quelqu'un sur un cheval rapide la quérir. En fin de journée les forces de la loi sont enfin là. " Heureux de vous revoir, Capitaine Chenevier, salue Lionel, quoique j'aurais préféré vous rencontrez à nouveau dans d'autres circonstances.
_ Ah, ben alors, qu'est-ce qui se passe, Gagnaire, on vous a chourré votre stèle ? Oh, fais pas c'te tête on va le retrouver ton caillou ! ". Cette fois ça y'est : le colonel Merlu a déteint sur le capitaine Chenevier, se dit Lionel. La jeune gendarme d'autrefois a forci et est devenue encore plus autoritaire. " Bon, allez ! bande de bras cassés ! les constatations d'usages, les enquêtes de voisinage ! et que ça saute ! J'les connais les cul-terreux d'ici ; il doivent en savoir long comme mon bras sur cette affaire. . . ". Malheureusement l'enquête piétinne. Et on ne retrouvera jamais la stèle. Les voleurs n'ont cependant pas réussi à voler le Symbole puisque celui-ci est reproduit partout, se dit l'ancien fabricant de médaille, par contre la stèle a disparu et avec elle les gravures qui prouvaient qu'elle était une ancienne pierre tombale. Heureusement il reste le fac-similé. . . Lionel fouille ses papiers et toute sa maison : impossible de mettre la main dessus ! Il faut qu'il aille voir Julius, mais il se fait tard dans la nuit et il ne va pas déranger son voisin et ami a une heure aussi indue. De bon matin, Lionel, fébrilement s'en va frapper à la porte du tailleur de pierre : pas de réponse. Lionel pousse la porte qui n'est pas vérouillée, il cherche partout Julius et il ne le trouve pas. . . Julius Davedienne a disparu ! Et on ne va pas le retrouver. Lionel a perdu une preuve : la stèle, et un témoignage : celui de Julius. Il n'a parlé de cette affaire de pierre tombale qu'à Kévin Vacher ; Tanguy Daniel n'est même pas au courant. Il ne reste donc qu'un témoignage de seconde main : Kévin pourra toujours dire qu'il lui a raconté des craques, d'autant plus qu'il était plus que sceptique quand il lui a raconté toute cette histoire car en plus, cette stèle, même si elle lui a appartenu il ne l'a jamais vue. Et ne parlons pas des documents comptables qui ne font état que de l'existence de cette stèle mais ne rapporte aucunement ce qu'il y avait gravé dessus ! Tout s'écroule. Plus aucune preuve, se dit Lionel, c'est comme si tout ça n'était que le fruit de mon imagination ; une hallucination pour ainsi dire. . . Me voilà complètement démuni, se dit-il, il ne sait plus vers où se tourner : il est conplètement bloqué dans son investigation.
Les jours suivants, en proie à un désarroi qui monte crescendo, il décide d'allez visiter la pyramide qui est fermée au public, depuis la dernière fois où Tanguy Daniel l'a investigué, mais Lionel à la clé de la serrure qui verrouille la porte de bronze. Arrivé à l'intérieur du monument il se dirige vers la salle hypogée. L'échelle est toujours là ; il descend et va à la salle. Le coffre de pierre est toujours là et son couvercle encore posé par terre. Il examine à nouveau, à la lumière de sa lampe fuligineuse, chaque recoin de la chambre souterraine. Soudain il détecte dans la paroi rugueuse de granite une discontinuité dans la stucture cristalline de la roche : on pourrait ne pas y faire attention si cette rupture était irrégulière comme ça se produit souvent dans la nature mais là cette discontinuité suit une ligne droite verticale. C'est à peine visible et Lionel comprend pourquoi ça leur a échappé la première fois ; il suit la ligne : en bas elle bute contre le sol mais en haut, à 2 m elle fait un angle droit à droite puis à 50 cm elle fait un autre angle droit et redescent vers le sol. Une porte ! se dit Lionel, je suis sûr que c'est une porte ! Il n'a rien sous la main qui pourrait lui servir de marteau pour faire un sondage : qu'à cela ne tienne il retourne à la surface et à l'extérieur du monument et ne tarde pas à trouver une pierre ; il retourne dans la salle et commence à donner quelques coup d'abord un peu partout pour entendre le son que fait la roche pleine puis il frappe la présumée porte et il constate que ça sonne creux ! Ah oui, il s'agit bien d'une porte. . .
Le lendemain, au petit matin pour ne pas attirer l'attention, il attelle son cheval à sa carriole et charge celle-ci d'une masse, d'une pioche, d'une pelle, d'une brouette et d'un corde ainsi que de plusieurs lampes. Arrivé sur les lieux il se met au travail et commence par donner de grands coups de masse dans la porte hypothétique et la roche finit par céder : un trou apparaît donnant sur les ténèbres. Lionel constate que l'épaisseur de la cloison obturant cet espace qui vient d'être révélé ne fait que 10 cm d'épaisseur. Il pratique un passage juste nécessaire pour qu'il puisse passer. Puis l'exploration peut commencer.
Après avoir franchi la brèche il s'avance avec sa lampe sur ce qui paraît être une sorte de palier qui donne sur des escaliers, il descend ces escaliers pendant un temps qui lui semble très long. Cette longue descenderie fait 1 m de large sur 2 de haut et à été soigneusement creusée dans le granite. Puis il arrive sur du plat, il marche sur une très longue distance ; la réserve d'huile dans sa lampe commence à s'épuiser, heureusement il à prit la précaution d'emporter dans sa musette une provision de ce précieux combustible. Il estime qu'il doit marcher au moins depuis trois heures ; il doit faire attention car si cette exploration ce prolonge il finira par n'avoir plus de lumière ; il faudra qu'il décide quand rebrousser chemin. Mais il perçoit une petite lueur au bout du couloir, cette lueur s'intensifie et il finit par arriver au grand jour. . . dans une sorte d'abri sous roche : une grotte naturelle peu profonde. Il constate que la nature de la roche a changé ; du granite on est passé au calcaire : c'est de cette roche que les parois de la grotte sont constituée. Un calcaire différent de celui qui se trouve sous le massif : il ne s'agit pas là d'un calcaire grossier coquillier mais d'un calcaire dur à grain fin comme celui de la pierre de Bourgogne. La grotte donne sur une vallée bordée de chaques côtés de hautes falaises calcaires, dans le fond de cette vallée qui semble faire 1 km de large coule une rivière. Des prairies et des bois descendent en pente douce vers les berges de ce cours d'eau dont la largeur ne semble pas excéder 10 m. Un chemin part de l'abri sous roche : Lionel le suit sans s'inquiéter du temps qui passe, cependant, il semblerait bien que l'on atteigne la fin de journée. Le chemin arrive à la rivière et la suit sur un ou deux kilomètres puis il arrive à un village dont les maisons paraissent avoir été construites selon un mode architectural inhabituel aux Hautes Gâtines et à la Région Parisienne. Lionel s'avance dans les rues du village qui semble désert puis finit par rencontrer une habitante : une jeune fille à la coiffe de dentelle vêtue d'une longue robe grise protégée par un tablier blanc. Lionel lui demande : " Pardon, Jeune Fille, où est-ce que je suis ici ? ". La jeune fille porte sur son visage un total air d'incompréhension. Une étrangère qui ne comprend pas le français se dit Lionel. Puis la jeune fille se met à parler dans une langue que Lionel n'a jamais entendu de sa vie et pour cause car il n'est jamais allé plus loin que Paris. Paris a beau être une ville cosmopolite, il n'a guère eu l'occasion d'entendre de langues étrangères. En tout les cas il peut être sûr d'une chose : ce n'est ni de l'anglais, ni de l'allemand _ langue dans laquelle sa tante Anabelle jurait à l'occasion _ ni encore moins de l'irlandais dont sa maman lui a transmis quelques bribes au travers de chansons et de quelques poèmes. Alors c'est quoi ? Le jour finit ; que doit-il faire ? Rebrousser chemin, rentrer chez lui et s'informer sur l'existence de cette vallée qui doit bien être portée sur quelque carte où continuer son exploration quitte à passer la nuit ici ? Pendant que Lionel délibère avec lui-même sur la suite à donner sur cette expédition, la jeune fille tout aussi intriguée que lui est allé cherché du renfort sous la forme d'un curé ensoutanné et coiffé d'une barrette (comme Don Camillo) ; homme d'une certaine importance et apparemment d'une grande autorité. Le prêtre commence à lui adresser la parole dans la même langue que la jeune fille puis devant l'insuccès de sa tentative essaie d'autres langues plus où moins bien maîtrisées. Lionel lui demande carrément : " Vous parlez français mon Père ?
_ Un petit peu. . . ". Lionel n'arrive pas à définir cet accent : il n'a jamais entendu rien de tel. Il continue : " Où sommes-nous, ici ? ", il fait des gestes et des mimiques pour se faire comprendre et le curé finit par hocher la tête, il dit : " Natchanec" ; Lionel imagine qu'il s'agit là du nom du village mais voudrais bien savoir. . . Savoir quoi ? Dans quelle région, dans quelle pays on est ? Ce ne peut-être qu'en France, dans la Région Parisienne, dans les Hautes Gâtines car s'il a fait un trajet incroyablement long dans les entrailles du Mont Ardun il n'a pas pu aller au bout de la terre tout de même ! Lionel échafaude une hypothèse à toute vitesse. . . mais non ça ne peut pas coller : il ne peut pas s'agir d'une petite communauté marginale parlant sa propre langue et totalement isolé du reste de la France. . . Sa raison vacille. Heureusement le curé est allé chercher quelqu'un à la rescousse ; quelqu'un qui aura de plus grandes compétences linguistiques que lui. Le prêtre revient avec un personnage habillé d'une façon surprenante : l'homme porte un haut chapeau tronconique à large bord, et ruban à boucle d'argent, de couleur noire, une veste noire avec collerette et manchettes en dentelle, une culotte également noire au dessus de bas blancs et de souliers avec des boucles également en argent. Lionel se remémore ses leçons d'histoire à l'école communale : qu'est-ce que c'est ce bonhomme vêtu comme au XVIème siècle ? Se dit-il, c'est pourtant pas la période du carnaval ; c'est quoi cette comédie. Lionel salue le nouvel arrivant d'un hochement de tête et le travesti lui adresse la parole : " Bonjour Monsieur, le Père Mogolac m'a dit qu'un Français était au village et je suis accouru ; qui êtes vous ?
_ Je suis Lionel Gagnaire forgeron à Balory dans les Hautes Gâtines.
_ Les Hautes Gâtines, où est-ce ? " Lionel est héberlué et se demande si l'on se joue de lui, quel est cet accent indéfinissable qui ne réfère à rien ? Il répond : " Mais c'est aux porte de Paris !
_ Aux portes de Paris ! J'ai vécu dix ans à Paris et s'il y avait un district s'appelant les Hautes Gâtines aux porte de Paris, comme vous le dites, je le saurais. Je suis Astron Morvac et je suis le seigneur de Natchanec.
_ Mais où se trouve Natchanec ? Dans quel pays ?
_ Dans la province d'Oudzouma qui fait partie du royaume d'Otmar. ". Lionel croit qu'il est en train de rêver et qu'il va bientôt se réveiller. Il pose cette question folle : " Mais en quelle année sommes-nous ?
_ En l'année 1610 après la crucifixion de notre seigneur Jésus-Christ. ". C'en est trop ! Lionel tourne les talons et s'enfuie à toute jambes, il refait le chemin en sens inverse et quand il arrive à la grotte la nuit est sur le point de tomber. Il est à bout de soufle mais trouve cependant assez d'énergie pour repasser par le tunnel, les escaliers et quand il regagne la salle au coffre de pierre sa lampe est sur le point de s'éteindre alors qu'il ne lui reste plus une goutte d'huile. Mais il parvient malgré tout à grimper l'échelle et quand il arrive à l'intérieur de la pyramide il n'a plus de lumière du tout. Cependant comme il n'a pas fermé la porte du monument et que providentiellement la pleine lune illumine la nuit qui est tombé depuis un bout de temps, il arrive à sortir et se remettre aux rênes de sa carriole. Heureusement le cheval connaît le chemin et il ramène Lionel à moitié endormi, complètement recru de fatigue après cette folle aventure. Lionel passe la matinée du lendemain à dormir puis l'après-midi il se remémore ce qu'il s'est passé le jour précédent : il est partagé entre l'épouvante et le plus grand des désarroi. Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire tout ça ? Il songe qu'il ferait bien d'aller récupérer ses outils à la pyramide et surtout de la fermer, ce qu'il a négligé de faire hier tant il était bouleversé. Donc le lendemain il retourne à la pyramide. Il redescend vers la salle hypogée où il a laissé ses outils en vrac. Voilà, il les voit à la lumière tremblotante de sa lampe ; il s'approche pour les ramasser parmis le gravat et les fragments de roche. . . or rien de tel : pas de gravat, pas le moindre morceau de granite, pas même le moindre grain de poussière ; il lève la lampe vers la paroi où devrait se trouver le trou mais. . . il n'y a rien. Il s'approche et examine attentivement la roche du mur : pas la moindre trace de coup et de plus il constate que la structure cristalline du granite est bien homogène et que là où précédemment il avait cru déceler la présence d'une porte il n'y a plus rien ! Cette fois ça y'est, se dit-il, je deviens fou, j'ai des hallucinations, je suis sûr même que toute cette histoire de pierre tombale, de stèles, et de massif montagneux posé comme une part de gâteau sur un assiette, c'est une hallucination ; que vais-je faire ? À qui en parler ? Lionel ramasse ses outils, ferme soigneusement le monument et rentre chez-lui se coucher.
Il se réveille au milieu de la nuit, une fois de plus, il demande à haute voix : " Bernard, est-ce que tu es là ?
_ Mais oui, mon tendre amour je suis là.
_ Je suis en train de perdre la raison.
_ Mais non, avant-hier, ce que tu as vécu c'est une incursion dans un univers parallèle comme précédemment.
_ Mais cette fois je n'étais pas dans un corps hôte.
_ Oui, en effet, tu as fait ce voyage avec ta propre personne.
_ Dans ce cas là comment les habitants de ce monde m'ont perçu avec mes vêtements et mon accent du XXIème siècle ?
_ Être vêtu d'une veste bleue et d'un pantalon bleu au XVIème siècle n'avait rien d'extrêmement exotique quand à ton comportement on aura jugé que c'était celui d'un fou : rien qui ne puisse valoir d'être enregistré dans les annales. Et puis le problème n'est pas là : tu te demandes comment c'est arrivé et si tout ceci n'est pas une hallucination, n'est-ce pas ?
_ C'est à cause de la structure du granite que tout ça a démarré.
_ C'est à ce moment là que tu as basculé dans ce monde parallèle et que tout s'est engrené.
_ C'était un monde fou.
_ C'était un monde complètement hors de tes références, c'est tout, mais pas aussi fou que tu le crois : dans un univers parallèle le royaume d'Otmar existe bel et bien dans le voisinage de la France et la langue que l'on y parle peut très bien être compatible et plausible avec toute l'histoire de l'ouest de l'Europe. Ces vocables, ces sons bizarres ne te semblent reliés à rien de connu mais si je te disais que dans ce monde la nation des Séquanes a résisté vaillamment aux Romains et à la romanisation au point que c'est le seul endroit où la langue gauloise s'est maintenue et a évolué pour donner ce que tu as entendu, que penserais-tu ? Que je déraille ?
_ Admettons, mais pourquoi ce monde et pourquoi à ce moment là et de cette manière alors que je me trouvais sous la pyramide.
_ Le moment importe peu ; ce que tu veux dire : c'est pourquoi cette incursion s'est produite alors que tu cherchais à savoir pourquoi les Hautes Gâtines ont atterri dans ce coin du Bassin Parisien. Après cet escamotage de la pierre tombale, réemployée comme stèle au Symbole, tu t'es retrouvé désemparé et tu as cherché vaille que vaille si la solution ne se trouvait pas sous la pyramide. Bien entendu la solution ne se trouve pas dans le royaume d'Otmar mais tu as la possibilité de voyager dans d'autres univers parallèles pour trouver la réponse à cette énigme.
_ Comment ferais-je ? Et est-ce qu'il faut être dans la salle souterraine pour accéder à ces autres monde ?
_ Cette salle à été creusée pour ça.
_ Par qui ?
_ Ce n'est pas ça qu'il est important de connaître mais de trouver la solution.
_ Pourquoi cet endroit serait propice à ce genre de voyage.
_ Parce que la maquette et le coffre de pierre proviennent eux-même d'un univers parallèle.
_ L'univers qui est sous le massif ?
_ L'univers qui est sans le massif.
_ Pourquoi notre monde est configuré de cette manière ?
_ Il me semble que c'est précisément là l'objet de ta recherche.
_ Ne peux-tu me le dire.
_ Si je te le disais tu ne me croirais pas : il faut que tu le découvres par toi-même.
_ La pyramide provient-elle d'un monde parallèle ?
_ Non, sa destination première était bien d'être un ossuaire : c'est une chose qui peut être attestée par de nombreux historiens et des instances officielles même si de nombreux documents ont été détruit durant l'époque troublée que vous avez vécue il y a quelques années. Si les ossements ont disparu de l'intérieur de la pyramide cela est dû à l'influence d'un monde parallèle émanant de la salle hypogée.
_ Le même où les Hautes Gâtines n'existent pas ?
_ Oui.
_ Comment ça marche ce caisson d'exploration de monde parallèle ?
_ Tu as la possibilité de le savoir puisque tu en as fait l'expérience dernièrement. Je te laisse car je t'en ai suffisamment dit. ". Puis plus rien comme toujours. Lionel se rendort. À son réveil il réfléchit à ce que lui a dit son ange gardien et comment il pourrait utiliser ce caisson d'exploration de monde parallèle. Rien ne prouve que son incursion dans le royaume d'Otmar ne soit une hallucination : il aurait fallu qu'il ramène un objet concret typique de cet endroit, se dit-il, à sa prochaine exploration il faudra qu'il y pense.
Il retourne à la salle hypogée. À nouveau il examine chaque centimètre-carrés de cet endroit notamment le coffre de pierre qu'ils avaient confondu avec un sarcophage. Cet artefact est monolithe de 60 cm de haut, de 2 m de long et de 1 m de large ; la profondeur de la cavité est bien de 30 cm, le couvercle est toujours posé à terre à côté. Lionel caresse la surface polie du porphyre ; l'intérieur à été soigneusement poli. Il réfléchit au fait qu'étant donné qu'il ne s'agissait que d'un coffre et non d'un sarcophage, les concepteurs de ce monument dans le monument auraient pu faire des économies en réduisant la hauteur du coffre quitte à le poser sur deux blocs de pierre quadrangulaires faisant office de pieds. Mais peut-être que ces gens là avaient de l'argent à foutre par la fenêtre, se dit-il, cependant tout a son utilité et ce fait qui pourrait être considéré comme un détail sans importance pourrait bien avoir une raison d'exister qui devrait me mettre sur une nouvelle piste. . . Il regarde encore l'intérieur pour voir s'il n'y aurait pas un indice qui pourrait faire penser à l'existence d'un double fond mais rien : les angles internes entre les surfaces présentent un congé concave excluant cette possibilité. Lionel a cette idée : il y peut-être une deuxième cavité mais celle-ci n'est accessible que par le dessous. . . Lionel remarque la pierre dans un coin qui lui a servi à sonder les parois de la salle ; il s'en saisit et tapote le bas du simili sarcophage ; pas de doute ça sonne creux. Soulever le coffre ? Il pourrait emprunter un cric à Julius ; il a disparu mais son atelier reste ouvert et Lionel pourrait y prendre de l'outillage. . . Lionel réfléchit à sa dernière aventure quand il a cassé la cloison : il ne faut pas que ça se répète ; il lui faut un témoin et même deux pour être bien sûr, d'autant plus que faire ce genre de travaux tout seul peut être très imprudent. Lionel frémit à la pensée qu'il pourrait se retrouver un bras coincé sous le bloc de porphyre alors que personne ne sait qu'il se trouve ici ; il imagine son agonie solitaire dans l'obscurité la plus totale. . . Allons, il faut être raisonnable ; il faut qu'il reprenne contact avec son viel ami Tanguy Daniel. L'affaire devient trop importante pour que les délais s'allongent ; Lionel va directement voir l'archèologue à Paris. Daniel est d'accord : il faut organiser cette fouille et il va prendre toute les autorisations nécessaires.
Le jour tant attendu par Lionel arrive : on va soulever le pseudo sarcophage. Trois ouvriers sont à pied d'oeuvre ; le maire de Gourveusan est aussi là comme, bien entendu, Lionel et Tanguy. Quatre coins de bois ont été enfoncés sous le bloc puis quand la dimension de l'interstice l'a permis les griffes de quatres vérins y ont été glissés ; alors le coffre de porphyre est soulevé, pas à pas, centimètres par centimètres. Dix centimètres de levé. . . les assistants se baissent et dirige la lumière de trois vielles lampe-torches fonctionnant avec des batteries que Daniel a pu recharger grâce à son panneau solaire anté-apocalyptique. On dirait. . . une exclamation fuse : un cercueil ! quoi de plus normal à l'intérieur d'un sarcophage qui pour le coup redevient vraiment un sarcophage. Sauf que personne ne s'y attendait. Afin de pouvoir faire glisser le cercueil de dessous le sarcophage, on visse les vérins jusqu'à leur maximum puis on place des empilements de madriers à ses deux bouts pour faire cette opération en toute sécurité. Quand l'espacement entre le sol et le sarcophage est suffisant le cercueil est amené et les ouvriers le hissent jusqu'à la surface et le transportent au dehors de la pyramide. On trouve, à la hâte, deux trétaux sur lequel le cercueil est posé. On ouvre le cercueil et on y trouve un corps enveloppé dans un linceul en bon état. Lionel, le coeur battant, dévoile le corps du défunt. C'est le corps parfaitement conservé d'un homme de cinquante ans qui apparaît ; on ne peut pas parler ici de momie à l'instar des momies égytienne tant la chair du visage a gardé son volume, la peau sa carnation légèrement rosé : on pourrait penser que le défunt n'est qu'endormi. . . de plus une exhalaison florale se dégage du cercueil ouvert, un parfum suave. . . l'odeur de sainteté ? Ce visage n'est pas inconnu à Lionel. . . Mais c'est Nequotanis ! ou plutôt celui qui lui a servi de modèle : Benoît Pouleborde ! Le Benoît Pouleborde de la statue était nettement plus jeune : un peu moins de la quarantaine mais Lionel le reconnaît très nettement car il a eu très longtemps son portrait sous les yeux ; c'est bien lui ! et non un quelconque membre de sa famille ; la même forme du nez, la même chevelure. . . " Qu'est-ce que tu me conseille de faire, Daniel, tu crois qu'il pourra se conserver comme ça à l'air libre ? Est-ce qu'on le met à la mairie à côté de la maquette, demande le maire.
_ Le corps risque de se dégrader très vite ; le mieux serait de refermer le cercueil et de le remettre où on l'a pris, mais il vaudrait peut être encore mieux le placer dans un caveau ou une cave fraîche de manière à l'avoir sous la main en vue d'études plus approfondies. . .
_ Alors y'a qu'à le mettre dans la cave de la mairie. . .
_ Attendez, même si nous connaissons l'identité du de cujus il y a moyen d'en savoir plus avec ce qui se trouve dans le cercueil, fait remarquer Lionel.
_ Ah, mais j'ai fait prévenir la gendarmerie : il n'est pas question que nous nous en occupions nous-même ; c'est illégal, déclare le maire.
_ En tant qu'archéologue je n'ai jamais fait appel à la gendarmerie à chaque fois que je découvrais un macchabée. . .
_ Tant qu'il s'agit de corps très anciens y'a peut-être pas besoin mais là tu vois bien qu'on dirait qu'on l'a enterré hier.
_ À mon avis cet homme est mort entre 2010 et 2020 puisque son nom est mentionné pour la première fois dans un journal datant de 2002, déclare Lionel.
_ C'est égal, je ne prends pas la responsabilité de faire quoique ce soit ; en tant que maire je risque gros.
_ Elle ne sera pas là avant demain la gendarmerie : il faudrait mettre le corps en lieu sûr et puis il ne s'agit pas d'une scène de crime puisque nous l'avons extrait de ce qui semble être une sépulture.
_ C'est pas mieux : alors c'est une violation de sépulture ; c'est à ton instigation que cette fouille a eu lieu, Gagnaire, alors si y'a un problème c'est toi qui devra porter le chapeau. . .
_ Oh, tu va pas nous cassez le burnes, Monsieur le Maire ! moi je représente la science et je dis qu'il faut étudier cette trouvaille sans attendre car ce corps va se dégrader !
_ Daniel, tu n'es pas médecin légiste que je sache, et puis qui est-ce qui commande ici ? Nous sommes ici sur la commune de Gourveusan et j'en suis le maire ! et on fera comme j'ai dit, un point c'est tout. . . ". Il faut se plier à l'autorité municipale et le cercueil est refermé et placé à l'intérieur de la pyramide, heureusement nous sommes en novembre et le corps ne risque pas d'être dégradé. La porte de l'ancien ossuaire est fermé à clé et la clé revient à. . . " Donne moi cette clè, Gagnaire, c'est à moi qu'elle revient, demande abruptement le maire.
_ Comment ça ? On me l'a toujours confié, la confiance règne ! ". Rien n'y fait.
Le lendemain, la gendarmerie est là et Lionel aussi, ainsi que l'archéologue et le maire. Le capitaine Chenevier examine le corps et écarte les pans du linceul : le défunt est vêtu d'un costume très chic en bon état ; la gendarme fouille ses poches. Idée incongrue : un mort n'emporte pas son porte-feuille avec lui dans sa tombe. . . c'est ce que lui fait malicieusement remarquer Lionel. " Oh dis-donc ! toi ! la ramènes pas ! hein ! c'est toi qui a voulu déterrer ce machabée ; c'est suspect ça. Fais gaffe, mec, sinon tu vas te retrouver au trou avant de te demander comment tu en es arrivé là. . .
_ Te fache pas, Capitaine, si tu veux trouver quelque chose déshabille le un peu, y'a peut-être une blessure, t'as donc pas de légiste avec toi ?
_ Mais tu rêves ! on n'as plus de légiste depuis belle levrette. . .
_ Belle lurette, fait remarquer respectueusement Lionel.
_ Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ?
_ Belle levrette. ". Le capitaine Chenevier soupire en secouant la tête et défait la veste et la chemise du mort : Lionel a vu juste ; un trou rouge d'un centimètre de diamètre se trouve à l'emplacement du coeur. " Blessure mortelle par balle, déclare, très professionnelle, la gendarme.
_ Il faut maintenant connaître l'heure de la mort.
_ Oh, Gagnaire, t'as pas un soc de charrue à battre, un cheval à ferrer ? Tu vas encore traîner longtemps dans nos pattes à te foutre de ma gueule ? C'est bien parce que le colonel Merlu t'avait à la bonne sans ça je t'aurais fait virer dés le début de cette scène de crime !
_ C'est pas ici qu'il a été tué et ça remonte à loin. . .
_ Je sais, je connais mon métier et le dossier : Benoît Pouleborde sans doute mort entre 2010 et 2020. C'est prescrit : il n'y aura pas d'enquête.
_ Alors on ne saura jamais ce qui s'est passé ?
_ Non.
_ Dans ce cas là j'enquêterai moi même. . . ". Le corps de Benoît Pouleborde se retrouve dans les sous-sols de Gourveusan et la gendarmerie rentre à Bobigny.
Qui a tué Benoît Pouleborde ? Lionel finit par s'apercevoir que cette question ne présente aucun intérêt ainsi que les circonstances de ce meurtre car après tout il faut bien mourir de quelque chose, n'est-ce pas ? Alors mourir de mort violente ou d'un cancer qu'est-ce que ça change ? La question essentielle est pourquoi la salle hypogée de la pyramide du Mont Ardun a été sa dernière demeure ? Et aucun indice n'a été trouvé pour mettre Lionel sur la piste. . . Lionel a reprit l'exercice de son métier et bat le fer dans sa forge quand Bernard l'interpelle : " Tu oublie une chose, mon Lionel, c'est que tu étais venu dans la chambre souterraine pour accéder à d'autres univers parallèles.
_ Et je n'ai rien trouvé d'autre que ce cadavre. . .
_ Qui t'as justement ouvert la porte d'un autre monde.
_ Comment ça ? Le monde dans lequel j'évolue n'a pas changé, c'est toujours le même, rien à voir avec le royaume d'Otmar. . .
_ Vous tous qui avez vibrionné autour de ce mort avez négligé un détail essentiel : c'était bien d'un sarcophage dont il s'agissait et pas seulement d'un coffre de pierre qui a recélé cette carte-relief. Cette maquette faisait partie intégrante de cette sépulture de la même manière que le mobilier funéraire que l'on a retrouvé dans la tombe de Toutankhamon faisait partie intégrante de celle-ci. Grâce à ce mobilier on a pu en savoir un peu plus sur l'histoire du jeune pharaon.
_ Oui, mais la momie de Toutankhamon n'était pas planquée sous le sarcophage et le mobilier dans celui-ci. Dans le cas qui nous intéresse il y a quelque chose d'illogique dans cette disposition : on aurait dû trouver le cadavre sous le couvercle du sarcophage et la maquette à côté, sur une table, par exemple.
_ Peu importe, ce qui compte c'est qu'à partir du moment où vous êtes entrés dans la salle et avez découvert le sarcophage et son contenu vous avez basculé dans un univers parallèle.
_ Je crois moi que c'est à partir du moment où j'ai poussé la porte de la pyramide pour la première fois que j'ai fait irruption dans ce nouveau monde car c'est là que j'ai trouvé le Symbole.
_ C'est exact.
_ Mais si je n'avais pas poussé la porte de ce monument comment aurait été le monde ?
_ Imagine le.
_ Le problème n'a plus été la malédiction de Nequotanis puisqu'on a finit par savoir que ce dieu n'avait jamais existé et qu'Anabelle en avait conclu que c'est Ananda Leclerc qui avait été à l'origine de ces faits paranormaux qu'on avait pris comme tel. Il restait seulement mon sondage au pied du Mont Gargan qui confirmait l'hypothèse de ma tante et là on a bien basculé dans un monde parallèle.
_ En es-tu bien sûr ?
_ Evidemment j'ai constaté dés visu d'après la coupe de terrain : les couches sédimentaires étaient bien sous le granite ; de l'humus jusqu'au calcaire.
_ Le mieux serait que tu ailles vérifier par acquis de conscience : prend ta carriole, ta pelle, ta pioche et de quoi t'éclairer et rend toi dés demain à ton ancien sondage. ". C'est ce que fait Lionel dés le lendemain.
Lionel repère son ancienne fouille grâce au monticule de terre entièrement végétalisé mais cependant facilement repérable. Le trou n'a pas été bouché ; la végétation l'obture bien un peu mais Lionel n'a pas trop de mal à s'introduire dans son ancien sondage. Il va sur le front de coupe et constate que ça n'a pas changé. Son ange lui a conseillé de venir avec sa pioche et sa pelle : il en conclus qu'il faut s'en servir ; il attaque le front de coupe et très vite il s'aperçoit qu'il butte sur une paroi de granite qui va de haut en bas ; en creusant encore plus bas la roche cristalline revient sur le devant et s'enfonce sous le calcaire. Il creuse ainsi pendant quelques jours ; il agrandit son trou et s'aperçoit qu'il se trouve dans une sorte de vacuole, de bulle, une anomalie peu courante, qui se trouve dans le granite ; cette formation est sans doute très ancienne puisque la mer qui est a l'origine du calcaire coquillier a dû pénétrer dans cette cavité naturelle et les sédiments s'y sont déposés pour former cette roche calcaire qui cependant n'a que partiellement obturé cette énorme bulle qui semble faire 8 m de diamètre ; des inondations dues à des cours d'eau impétueux auraient ensuite apporté d'autres sédiments sous forme de cailloutis et de terres argilo calcaire. Quand à la couche d'humus elle a sans doute été apporté de la même manière mais beaucoup plus récemment. Lionel s'aperçoit que la conclusion à laquelle il était arrivé, des années auparavant, était fausse faute d'avoir d'avoir creusé suffisamment. La voix de Bernard se fait à nouveau entendre : " Dans cet ancien monde, si tu avais creusé suffisamment, l'hypothèse d'Anabelle aurait été invalidé et tout serait rentré dans l'ordre ; tu ne te serais pas monté le bourrichon et sans ça tu n'aurais pas fait cette promenade auprès de la pyramide et tu n'aurais pas poussé sa porte. Tu aurais été dans l'ignorance totale de ce qui était réellement à l'intérieur du monument et cet ancien monde aurait été conforté.
_ Oui, mais on pourrait tout aussi bien dire que tout a basculé à partir du moment où je ne suis pas allé jusqu'au bout dans mon sondage antérieur et qu'ainsi j'en ai tiré une conclusion érronée qui prendra corps et se réalisera plus tard.
_ Au fond tu as raison : ta fainéantise t'as précipité dans un univers parallèle.
_ Tu me reproche d'être un fainéant ?
_ Non, évidemment, je plaisantais, simplement ce que je voulais dire c'est que si tu avait pris moins au sérieux l'hypothèse de ta tante tu te serais énervé au vu d'un résultat qui allait à l'encontre de ta croyance et tu te serais acharné à vouloir l'invalider : de cette manière tu aurais creusé encore plus loin, là le résultat du sondage aurait donné raison à ta croyance et les portes de cet autre monde se seraient refermées. C'est ta foi dans ce qu'Anabelle t'avait dit qui a tout déclenché. Récapitulons : dans l'ancien mondes plus d'hypothèse selon laquelle le Massif des Hautes Gâtines serait artificielle, la pyramide reste un ossuaire, Il n'y a pas de nouveau symbole mais la statue du soi-disant dieu Nequotanis reste bien le portrait d'un certain Benoît Pouleborde et puis c'est tout ; rien de bien extraordinaire car même les phénomènes paranormaux sont courants.
_ Donc, d'après ce que tu me dis, il n'y a pas eu besoin d'entrer dans la pyramide pour accéder dans ce nouveau monde : ma croyance a été suffisante. Ce que je veux dire c'est que pour qu'il me prenne la fantaisie d'entrer dans ce monument il aura fallu que je fasse irruption dans ce nouveau monde en validant l'hypothèse de ma tante mais cependant l'exploration de la pyramide aura été une conséquence inévitable de ce processus, un passage obligé. Est-ce bien le cas ?
_ En quelque sorte.
_ Alors, dans ce cas, la salle hypogée n'est pas vraiment un vaisseau permettant de passer d'un univers à un autre : je peux très bien le faire avec mon esprit. . .
_ Avec ta foi, surtout. ". Puis tout s'arrête, comme d'habitude. Lionel remballe son matériel et rentre à Balory.
" Pourquoi Paris ? ". Lionel est en train de forger un fer à cheval quand cette soudaine pensée lui vient à l'esprit. Et si cela s'était passé à Lyon, par exemple, ou à Strasbourg ? Se dit-il. À Lyon il y a les Monts du Lyonnais et à Strasbourg les Vosges ou même la Forêt Noire : or les Monts du Lyonnais, les Vosges et la Forêt Noire sont irréfutables. Si les choses s'étaient passé à Lyon il n'y aurait pas eu la problèmatique de l'existence même d'un massif montagneux. . . et il serait resté quoi ? La pyramide avec sa chambre souterraine, le sarcophage avec le cercueil et son mort et, surtout, le Symbole. On s'en fout du mort, se dit-il, on peut même se passer du sarcophage ; ce qui compte c'est la maquette puisqu'elle révèle un autre monde où les Hautes Gâtines n'existent pas. . . et ce qui est le plus important c'est le Symbole. Et puis tout ça c'est des emballage en poupées russes : au final il n'y aurait eu besoin que de la pyramide dans laquelle on aurait trouvé directement la carte-relief et, bien sûr le Symbole. Si ça s'était passé dans les Monts du Lyonnais il n'y aurait eu besoin que du Symbole puisqu'on n'aurait pas pu proposer un univers parallèle où ces montagnes n'existent pas. Un si grand monument pour une si petite médaille ? Une pyramide de cette taille attire l'attention : elle sous-tend toute une histoire ; dans le cas du Mont Ardun un ossuaire commémoratif d'une grande guerre. . . Lionel réfléchit intensément et semble vouloir refaire le monde. Alors si toute l'histoire s'était passé dans les Mont du Lyonnais que serait-il arrivé ? Il s'imagine refaire toute l'histoire de sa vie dans ce nouveau décor à côté de la troisième ville de France et non de la capitale : voilà, il trouve la médaille au symbole dans la pyramide et que se passe-t-il ensuite ? Pas besoin de salle hypogée, ça déjà été dit ; que fait-il de son symbole ? Une stèle, une sculpture ; et puis après ? Il finit par s'apercevoir que ça n'intéresse personne. Lionel se souvient de ce hurlement de bête blessée alors qu'il venait de découvrir la médaille dans la pyramide : " Non, ce n'est pas une combinaison, imbécile ! " ; il en a encore froid dans le dos. Bernard lui avait expliqué alors que c'était un malheureux, dans un monde parallèle, qui essayait de faire connaître, en vain, le Symbole qu'il avait découvert. Dans ce monde-ci rien de tel : il avait fallu que ce symbole soit associé avec le culte néo-païen d'un faux dieu, en l'occurence Nequotanis, pour qu'il soit diffusé sur toute la Terre entière. Et Lionel n'en fait pas grand cas comme si ce fait n'était qu'accessoire : après tout ce n'est qu'un symbole comme un autre. Il faut dire, se dit-il, qu'il n'a fait que le ramasser. . . la voix de son ange retentit à nouveau : " Alors que le malheureux, lui, il l'a créé de toute pièce et c'est bien ce qui fait son malheur. Toi Lionel tu n'es pas impliqué dans ta trouvaille et il faut dire que la problèmatique de l'existence ou non du massif a tout phagocyté ; surtout ton attention et celle des autres humains. ". Puis Bernard se tait. Lionel poursuit sa réflexion : il continue de s'imaginer dans les Monts du Lyonnais après avoir découvert le Symbole dans un monument semblable à celui du Mont Ardun ; personne n'en veut de ce symbole ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse. Un symbole de plus, au côté du svastika, du yin-yang, du triskel, de la croix ect. . . ou de moins ; quelle importance : si c'était le cas je m'en foutrais. . . Décidément sa rêverie ne l'a conduit nulle part. Et n'a pas en tout cas répondu a sa question du début : pourquoi Paris ? Lionel finit par comprendre que tout est axé sur ce symbole et que toute l'histoire des Hautes Gâtines n'a été qu'une mise en scène pour le monter en épingle afin qu'il ne sombre dans l'indifférence. Or c'est précisément ce qui s'est passé : après un certain engouement le souflé est retombé et le Symbole n'intéresse plus personne. Quoi d'étonnant à ça ? Il en est de même de toutes les modes. L'existence de Paris n'est que subsidiaire, se dit-il, que cette ville soit la capitale de la France n'a en soi pas une grande signification : ce qui compte c'est que le Massif des Hautes Gâtines constitue une anomalie géologique et cette anomalie il fallait bien qu'elle se trouve quelque part tout en étant cohérente avec la morphogéologie de l'Europe. Par exemple un massif de hautes collines n'aurait pas pu se situer aux portes d'Amsterdam : cela aurait été trop gros et suscité encore plus d'incrédulité, or c'est précisément cette incrédulité qui a amené Anabelle Gagnaire à mettre en cause l'existence même des Hautes Gâtines. Finalement l'emplacement du Massif à côté de Paris aura été à la fois nécessaire et fortuit. Nécessaire car dans le prolongement du Massif du Morvan, faisant partie lui-même du Massif Central, et fortuit car si Paris est à proximité ce n'est la faute de personne. Cela ressemble de plus en plus à la mise en place d'un décor de théâtre pour que se joue la pièce de la découverte du Symbole, se dit Lionel. Il se souvient des faits parapsychologiques ayant entouré la découverte de la statue du pseudo Nequotanis et que c'est tout ce surnaturel qui favorisé l'éclosion du néo-paganisme et le culte de cette statue : même après la destruction du temple un pélerinage s'est institué et un autre culte a été rendu à la stèle et au Symbole qu'elle portait, si par la suite ce culte s'est éteint c'est sans doute que la raison l'a emporté et que la superstition et l'obscurantisme ont été vaincus. Malheureusement cette désaffection a aussi entraîné celle du Symbole. Si il y avait eu autre chose que la superstion le Symbole aurait survécu, se dit-il, oui, mais quoi ? Il lui vient une idée : pour attirer à nouveau les foules il faudrait organiser une exposition avec tout ce que nous avons découvert autour du fait que les Haute Gâtines seraient artificielles. Nous pourrions faire de la pyramide un musée avec le plan-relief, le corps de Benoît Pouleborde dans son cercueil, une reconstitution de la stèle disparue et même une reproduction à l'identique de la statue de Nequotanis ainsi qu'une reconstruction de son temple à l'intérieur même du présumé ossuaire ; ce n'est pas la place qui manque. . . Ainsi on attirerait du monde et ça ferait prospérer l'économie. Lionel décide de soumettre son idée au conseil général et contre toute attente le projet est accepté et réalisé.
Tout s'est fait selon l'idée du forgeron et le musée du Mont Ardun connaît une immense fréquentation. Et le Symbole devient à nouveau populaire : de grands savants, de grands symbologues ont écrit de nombreuses publications sur sa signification ésotérique et il devient aussi répandu que le yin-yang.
Oui, mais il y a un hic : l'exposition est tellement convaincante que de plus en plus de gens mettent en question l'existence même des Hautes Gâtines. On soupçonne les Hautes Gâtines d'être un parc d'attraction analogue à celui de Disneyland au XXème siècle. " Tout ça ce n'est que décors de cartons-pâtes. ", disent-ils ; pourtant on aura beau leur rétorquer que les roches du Massif sont bel et bien du granite bien solide, ils n'en démordront pas : tout ça c'est du bidon. Qu'en est-il vraiment ? La folie enfle : tout ceci pourrait bien causer un trouble à l'ordre publique. Le gouvernement de la France nomme une commission d'enquête pour en finir une fois pour toute et apporter tout les éclaircissements nécessaires. Quelle preuve a-t-on de cette hypothèse cause de toute cette polémique ? La sape que la crue de l'Oise a causée au pied du Mont Dervon. La plus extaordinaire trouvaille que l'on ait faite lors de la fouille organisée par l'archéologue Tanguy Daniel est cette stèle funéraire gravée du nom de Jean Vacher qui est elle même exposée dans le musée du Mont Ardun. La commision décide de reprendre les fouilles. Alors les fouilleurs prolongent la galerie de la fouille précédente d'une demi douzaine de mètres et là ils s'aperçoivent que le plafond de granite descend en biais vers la couche calcaire pour finir par la contourner par le dessous. En fait c'est le même cas de configuration que Lionel a constaté au pied du Mont Gargan : une formation tout ce qu'il y a de plus naturel mais d'une plus grande ampleur, c'est tout. La fouille se poursuit et la cavité est entièrement vidé jusqu'à la couche calcaire : elle fait 30 m de long sur 20 de large. La présence de la stèle funéraire, et du muret de faible dimension qui avait pu suggérer des fondations, trouve enfin son explication : la stèle a été volée au cimetière de Villeparisis et les voleurs l'ont entreposée dans cette grotte naturelle de nature granitique ; le muret est le reste d'un petit four ayant servi à cuire des aliments ; si on a retrouvé des restes humains soi-disant sous la pierre tombale c'est que ceux-ci provenaient des victimes assassinés et brûlés par cette même bande de malfaiteurs ; des crues successives de l'Oise ont finit par reboucher la cavité. Des conclusions hâtives ont été tirées de la fouille précédente effectuée dans la précipitation. Heureusement que mon cher copain Tanguy n'est plus de ce monde, se dit Lionel, il n'aurait pas apprécié que l'on démolisse son travail comme ça. Mais Lionel Gagnaire est bien obligé de se rendre à l'évidence : toute l'hypothèse de sa tante Anabelle s'effondre ; le Massif de Hautes Gâtines n'est absolument pas artificiel et des géologues sont parvenus à expliquer de manière convaincante sa surrection, dans des temps très anciens, due sans doute à un point chaud dans les profondeurs magmatiques.
Ainsi la contreverse se tarit mais ce n'est pas pour ça que la fréquentation du musée baisse car d'autres mystères demeurent. . . Mais pour l'instant il convient de connaître quel enseignement a pu tirer Lionel de cet éclaircissement. Et ben rien, se dit-il, il n'y a qu'une seule chose de changé c'est que nous ne sommes absolument pas passés dans un autre univers parallèle et c'est déjà ça. " Pourquoi ? ". Lui demande la voix familière de son ange. Lionel répond : " Parce que l'hypothèse selon laquelle le Massif serait comme une part de gâteau ne tient pas la route : cela aurait obligé la raison de faire un bien trop grand écart ; cette idée était de toute façon absurde. Peut-on imaginer que sous les Hautes Gâtines se présente une configuration de plaines, de bas plateau, de vallée peu profonde, de bois, de grands champs céréaliers, de village et de villes qui aurait été recouvert par une incommensurable masse de granite qui aurait, d'ailleurs, tout écrasé ? C'est ce que semblait suggérer la stèle funéraire renversée du Mont Dervon. La physique, la nature, a ses lois et il convient de se conformer, dans une certaine mesure, à ces lois car sinon la réalité perdrait toute cohérence et tout serait possible ; ce serait un égarement sans fin de la raison et une perte totale des repères : ce qui se passe dans les rêves ne peut pas se passer dans une réalité qui aspire à une certaine objectivité sinon cette réalité n'aura plus aucune consistance. Bien sûr, je ne saurais nier les faits surnaturels qui se sont déroulés ces dernières années dans la mesure où ils ne remettent pas en cause un certain consensus, une certaine convention, un certain accord de ce qui est perçu par tout le monde : si chacun rêve sa propre réalité subjective plutôt que de se mettre d'accord sur ce qui pourrait commencer à être objectif alors plus rien de stable ne pourra se mettre en place et ce sera le chaos.
_ Très bien répondu, Maicîn.
_ C'est ma maman qui m'appelait ainsi : fiston en gaélique, comment tu savais ça ?
_ Mais parce c'est ce qu'elle vient de me souffler : elle est là à mes côtés et elle suit pas à pas ton avancée dans la vie ; même dans l'au-delà elle continue à t'aimer et te chérir. ". La communication s'arrête. Bernard a évoqué sa mère disparue depuis quelques années et il a ressenti sa douce présence et la chaleur de son amour : Lionel finit par comprendre comment on peut ressentir de l'amour venant d'une entité désincarnée telle qu'un ange gardien ; le fait de l'avoir connu quelques jours incarné dans la personne de ce séminariste faisait prendre corps à cet amour mais par entêtement, par orgueil rationaliste, il a écarté cet amour provenant, à ce qui lui semblait, d'un être fruit de son imagination. . .
Lionel reprend sa rêverie à propos des Mont du Lyonnais où il y transpose la pyramide ; il y trouve la médaille d'étain au Symbole et puis. . . ? Pas de salle hypogée avec le sarcophage et la carte-relief puisque les Monts du Lyonnais sont irréfutables ; pas comme les Haute Gâtines jusqu'à une date très récente. . . Il en avait déjà conclu que s'il s'était trouvé dans le monde parallèle des Monts du Lyonnais il ne se serait rien passé et le nouveau Symbole n'aurait intéressé personne. Plus besoin des Monts du Lyonnais puisque les Monts des Hautes Gâtines sont devenus, à leur tour, irréfutables. Dans ce cas la salle hypogée, le sarcophage, le corps qu'il contient et la maquette ont-il encore leur utilité ? Lionel réfléchit au fait que c'est le plan-relief qui a conforté la folle hypothèse d'Anabelle Gagnaire. C'est quoi cette maquette ? Un délire, une fantaisie, un fantasme, un réalisation issue d'un rêve nocturne ? Et si les Monts du Lyonnais n'avaient pas existé que se serait-il passé ? Une extension vers l'est de la Plaine du Forez ou une extension vers l'ouest du Plateau Lyonnais ou les deux à la fois : les géologues n'auraient rien trouvé à y redire et ça n'aurait pas fait d'histoire ; ce genre de configuration est assez courant dans le Massif Central. C'est bien le cas entre les Monts du Maconnais et le Morvan. Mais voilà : les Monts des Hautes Gâtines, même si irréfutables, constituent une anomalie géologique ; ce qui aura excité l'imagination de plus d'un. . . alors que remplacer les Monts du Lyonnais par une pénéplaine ne fait rêver personne. Donc la maquette trouvée dans l'hypogée ne serait qu'une fantaisie, une oeuvre de l'imagination, en un mot : une oeuvre d'art. Pourquoi pas ? Mais à quoi ça rime tout ça ? Dans ce cas là une nouvelle mode artistique visant à modifier tout ou partie d'un paysage, d'un territoire pourrait se développer : de la même manière que la littérature fourmille d'utopies et d'uchronies. Le problème avec ce genre de littérature, surtout en ce qui concerne l'uchronie, c'est que ça ne mène pas bien loin ; on se lasse très vite de ces fictions : sans doute parce que leurs auteurs ne se focalisent que sur leur idée, qui tiendrait sur une page de quatrième de couverture, en négligeant de raconter une histoire véritablement intéressante et en sont réduit à faire du remplissage avec des récits peu dignes d'attention. Et puis, se dit Lionel, pourquoi vouloir changer le récit de son destin tant individuel que collectif ? Voilà une chose bien vaine. C'est le principe de l'ainsité : il fallait que ce soit comme ça ; mektoub, comme on dit en arabe, c'était écrit. Lionel juge que celui qui a conçu et réalisé le plan-relief a perdu son temps. Mais quel est l'auteur de cette maquette ? Benoît Pouleborde en aurait-il été le commanditaire de la même manière qu'il a commandé sa statue auprès du sculpteur Cheval ? Comme c'est étrange, poursuit Lionel en son monologue intérieur, c'est comme si on nous avait mis en balance deux possibilités de la réalité : celle irréfutable et bien réelle des Hautes Gâtines et celle beaucoup plus plausible mais imaginaire suggérée par la carte-relief. À vous de choisir, semble-t-on nous dire. Alors que choisir ? Le modèle plausible satisfait la raison mais il n'existe pas alors que celui beaucoup moins plausible est bel et bien réel et est destiné à le rester. À moins. . . de passer dans ce monde parallèle plausible. Lionel se souvient justement de son incursion dans cet univers, dans ce cimetière d'une ville appelée Meaux. . . Une hallucination, comme le royaume d'Otram. . . En tout les cas il n'y a pas le choix : cette réalité-ci, même si elle ne satisfait pas la raison, je suis bien obligé de la vivre. Un point c'est tout. Après tout il n'y a qu'à ranger tout ça au cabinet des curiosités. . . qui commence à déborder. Allez, j'ai du travail : cette commande de portail en fer ; elle va pas se faire toute seule.
Bienheureux Lionel ; il a de la chance d'avoir un métier qui l'occupe alors que le malheureux qui lui a crié dessus dans la pyramide, des années auparavant, lui ne peut faire autrement que de s'occuper de sa création. En cela il est semblable au mathématicien maudit Cantor qui a fini dans la misère malgré sa géniale découverte sur les espaces transfinis.
Cependant l'idée que l'intérieur de la pyramide du Mont Ardun soit une capsule spatio-temporelle destinée à faire la jonction entre des univers parallèles revient en force dans l'esprit du forgeron affairé. Une énième visite du monument s'impose car c'est pas tout de gamberger mais il vaut souvent mieux être en prise directe avec les faits, se dit-il. Il arrive au musée qui est ouvert ; il n'aura pas besoin de payer l'entrée au guichet qui se trouve juste après la porte de bronze, en tant qu'administrateur du musée il a ses entrées libres dans le monument. Les battants de la porte ont été grands ouverts mais on peut quand même lire sur la face externe d'un de ceux-ci l'incription : Que maudite soit la guerre ! rappelant ainsi au visiteur la vocation initiale du monument qui aurait dû être un ossuaire commémorant la Grande Guerre. Quand la porte était fermée avant que je ne pénètre pour la première fois dans la pyramide c'était bien ça : une sépulture collective, commente Lionel in petto, et une fois à l'intérieur j'ai fait entrer un univers parallèle dans ce monde-ci. Après avoir salué le guichetier et le gardien il commence à inspecter les salles du musée, le cercueil ouvert de Benoît Pouleborde est exposé dans une vitrine au milieu du hall d'entrée ; Lionel dénote le remarquable état de conservation de la dépouille mortelle. Puis il pénètre dans la grande salle centrale où le temple de Nequotanis a été rebâti, il entre dans la cella et contemple la statue reconstituée. Le soi-disant Nequotanis, se dit-il. Puis il va jeter un coup d'oeil sur la stèle au Symbole copie de l'oeuvre de Julius Davedienne. Ensuite il se dirige vers la salle hypogée. Afin de rendre plus accessible au public cette partie du musée le conseil général a consenti un grand investissement : le puit a été agrandi et un escalier en colimaçon en fer forgé, fruit de son travail, y a été monté. Le plus gros du travail aura été de tailler le granite. Un panneau indique qu'une personne à la fois n'est admise à descendre dans la salle souterraine. À cette heure de la journée il n'y a pas beaucoup de visiteurs. Lionel descend, puis il passe par le couloir et accède à la salle : la maquette en porcelaine a été replacée sur le dessus du sarcophage dans sa niche. L'endroit est bien éclairée par une profusion de lampes à huile. Bien sûr le sarcophage repose à nouveau par terre mais le couvercle a été dressé verticalement et mis en appui sur une des parois car en le laissant sur le sol on a craint qu'il ne gêne les visiteurs et qu'il n'occasionne ainsi des accidents. Rien à signaler, se dit-il en inspecteur consciencieux. Il remonte et passe dans la salle où est exposé la stèle funéraire du Mont Dervon. Toute une série de panneaux tapissant les murs retracent l'histoire rocambolesque de cette stèle. Lionel s'approche de celle-ci et lit à nouveau le nom de Jean Vacher. Et la pierre tombale au nom de son épouse ? Se demande-t-il, je n'ai pourtant pas rêvé ; elle a bien existé de même que son réemploi sous forme de la stèle au Symbole, original de celle qui est exposé ici-même. Le textes des panneaux n'en fait pas mention. Si ça se trouve je suis le seul à le savoir, se dit-il. Lionel dénote la présence d'un visiteur dans cette même salle ; les traits de son visage ne lui sont pas inconnus : mais oui, malgré les années il vient de reconnaître Kévin Vacher ! Lionel lui adresse la parole : " Kévin Vacher, tu me reconnais ? Je suis Lionel Gagnaire, je suis venu te voir chez toi il y a bien longtemps à propos d'une pierre tombale.
_ Ah, mais oui ! le forgeron de Balory ! Quelle coïncidence que tu sois là alors que je suis venu spécialement de Paris pour voir la stèle funéraire de mon ancêtre.
_ Et c'est la première fois que tu la vois, je suppose ?
_ Oui en effet.
_ Mais tu n'a jamais vu la pierre tombale d'Amélie Vacher épouse de Jean Vacher d'après ce que tu m'as dit.
_ Si, je l'ai vu au cimetierre de Villeparisis sur sa tombe : j'étais un tout petit enfant et ce souvenir ne m'est revenu que très récemment ; c'est pourquoi je t'avais affirmé le contraire car je ne m'en souvenais plus.
_ Et cette stèle que nous avons sous les yeux est-ce que tu l'as déjà vu ?
_ Non jamais.
_ Ah ! voilà qui change tout. . . ". Lionel raconte au visiteur l'histoire de ces dernières années concernant la fouille du Mont Dervon qui est d'ailleurs en partie relatée sur les panneaux autour d'eux. Il conclue : " Ainsi je n'ai pas rêvé : cette pierre tombale a bel et bien existé ; je craignais que ce ne soit là qu'une production de mon imagination.
_ Et qu'est-ce que ça change pour toi que ce soit bien réel ?
_ À vrai dire rien.
_ C'était bien la peine de te faire tant de tourments si au final tu me dis que ça n'avait pas tant d'importance que ça.
_ Ce qui me désole le plus c'est que l'on ait volé la stèle de Davedienne qui a été taillée dans cette pierre tombale.
_ Tu m'as raconté que Davedienne a disparu en même temps que cette stèle ; ce serait pas lui qui aurait fait le coup ?
_ J'y ai bien pensé ; mais pourquoi l'aurait-il fait ?
_ Il aura emporté son oeuvre pour la revendre au plus offrant. Quelqu'un lui aura fait une offre mirifique et il n'aura pas résisté à la tentation.
_ Admettons. . . ". Lionel reste dubitatif et les deux hommes se séparent. Lionel rentre à Balory.
Le lendemain matin, Lionel se lève et sort donner à manger à son cheval. Il remarque que la porte de l'atelier de taille de pierre est ouverte. Craignant que quelque rodeur s'en prenne aux bien de son voisin disparu il entre dans la maison et, ô surprise, que ne voit-il pas là ?!! Julius Davedienne que les ans ont un peu blanchi mais tout de même facilement reconnaissable. " Ben ça alors ! Mais d'où tu sors Julius ? T'as disparu pendant des années et tu reviens comme ça le bec enfariné. . .
_ J'ai dû me cacher loin d'ici dans le Massif Central : on en voulait à ma peau. . .
_ Mais qui en voulait à ta peau ?
_ Ceux-là même qui ont volé ma stèle, ce sont des satanistes. . .
_ Et pourquoi ils voulaient te tuer ?
_ Parce que selon eux j'ai divulgué un symbole qui aurait dû rester secret car appartenant à leur secte : ça constituait à leurs yeux un véritable blasphème.
_ Ils ont été mal renseignés car c'est moi qui l'ai découvert ce symbole : c'est à moi qu'ils auraient dû s'en prendre en premier. Et puis il y a quelque chose qui me chiffonne dans ton histoire : comment tu savais que des gens allaient te faire la peau ; comment ils ne t'ont pas pris par surprise ; qui t'as prévenu ?
_ La veille de ma fuite je suis allé à Saint Moutier pour un travail et le soir, au retour, j'en ai profité pour aller inspecter la stèle : quand j'ai vu qu'on l'avais barboté j'ai compris ; les fils de pute qui avaient fait le coup allaient me trucider.
_ Mais dis-donc, tu as l'air de bien les connaître ces gens là, mais bon dieu c'est qui ?
_ Les véritables commanditaires de cette stèle. Oui, j'avoue que quand tu m'a confié la médaille je l'avais toujours sur moi et il m'arrivais à l'occasion d'aller à Paris pour aller dans certains endroits pour avoir des aventures sexuelles. . .
_ Oh, ça va tout le monde sait que tu es homosexuel et personne n'en fait une affaire. . . Alors comme ça tu es allé traîner dans un lieu louche et tu as fait une mauvaise rencontre, n'est-ce pas ?
_ Oui, dans une auberge où il y a des garçons. . . Là, j'avais un peu bu et je suis devenu un peu trop bavard et j'ai fait état de mon métier de sculpteur pour frimer et que j'avais même un projet de sculpture. Là, j'ai montré ta médaille et le joli garçon que je draguais m'a dit qu'il connaissait quelqu'un qui serait intéressé par le symbole et que je pourrais le rencontrer le soir même et c'est ce qui s'est fait. J'ai présenté le plan de ma stèle et l'homme a paru très intéressé : il m'a expliqué qu'il faisait parti d'une secte d'adorateurs de Satan et que ses coreligionnaires étaient justement à la recherche d'un nouveau symbole ; du SYMBOLE, et que ce symbole c'était sûrement celui que j'avais entre les mains. J'ai fini par rencontrer les autres membres de cette secte maudite et ils m'ont passé commande de cette stèle, il m'ont donné beaucoup de pièce d'or pour ça et ont exigé que la stèle soit taillée dans la pierre tombale d'une tombe qu'ils allaient profaner le soir même. Ainsi a-t-il été fait et la pierre m'a été livré à mon atelier la nuit même. Je ne suis évidemment pas allé chercher ce marbre sur les ruines du temple de Nequotanis et j'ignore qui m'a dénoncé fallacieusement. Je n'ai rien dit à la gendarmerie car je savais que ces gens là me tueraient si je les dénonçais aussi j'ai laissé quimper et la version officielle tu la connais. Je pensais que ça se tasserait et que les satanistes me foutraient la paix mais quand j'ai vu que la stèle avait disparu alors là j'ai compris : malgré toutes ces années, eux n'avaient rien oublié. ". Lionel est abasourdi par cette confession qui malgré tout se tient mais il souligne une incohérence dans ce récit. Lionel fait état de ce que lui a rapporté Kévin Vacher concernant la transaction de la pierre tombale de son ancêtre cédée à des néo-païens : il y voit là une contradiction. . . " Mais Kévin Vacher a vendu cette pierre tombale aux néo-païens pour qu'ils en fassent don au Conseil Territorial et c'est là qu'elle est devenue l'autel de Nequotanis. Il est vrai qu'à cette occasion Kévin n' a pas pu voir cette pierre tombale ce qui fait qu'on ne peut pas être certain que ce soit celle-ci.
_ En tant que sculpteur je connais bien la plupart des cimetière de la région et dans celui de Villeparisis ce ne sont pas les Vacher qui manquent : rien n'indique que Jean et Amélie aient été mari et femmes ; si ça se trouve ils n'étaient que cousins. Le père de Kévin à refait le monument où étaient enterrés ses parents à lui mais rien n'indique une quelconque connection avec Jean ou Amélie ; leurs ancètres ? Sans doute, comme ils pourraient être les ancêtres de la moitié des défunts du cimetière de Villeparisis. C'est une conclusion hâtive qui t'a fait croire que toutes ces affaires étaient reliées. Kévin a eu une réminiscence d'avoir vu finalement la tombe d'Amélie Vacher ? Et alors, il était tout petit quand il l'a fait et rien n'indique qu'il ait perçu le moindre lien de parenté avec cette Amélie.
_ Ma foi, c'est convaincant car comme on dit : il y a plus d'un âne qui s'appelle Martin. Je retiens que tu m'a menti.
_ Pas particulièrement à toi ; à tout le monde : te mettre dans la confidence t'aurait mis en danger car tu ne sais pas de quoi ces gens là sont capables. . .
_ Cependant tu es là. Pourquoi es-tu revenu ? Tu es toujours en fuite ?
_ Non, plus maintenant. Allons à l'écurie je vais te montrer quelque chose. . ". Dans la remise il y a la charette de Julius et dedans un couche de paille : le tailleur de pierre enlève la paille et Lionel voit apparaître la stèle au Symbole. " Pas possible ! tu l'as récupérée ? Comment tu as fait ?
_ J'ai fui jusque dans le Morvan avec ma charette et j'ai trouvé refuge dans une ferme sur les pentes du Mont Beuvray. Les fermiers étaient des amis de mon père et je leur ai raconté toute l'affaire et ils m'ont bien volontier caché. Sur le Mont Beuvray s'élevait Bibracte l'oppidum des Eduens. Et sur ce site se déroulaient des fouilles. Il se trouve que j'ai fait la connaissance de l'archéologue qui dirigeaient ces fouilles et, comme nous sommes devenus amis, je lui ai raconté mon histoire. Quand je lui ai parlé des adorateurs de Satan ça l'a fait beaucoup rire car cette secte maudite avait été dissoute et il ne s'agissait en fait que d'une bande de malfaiteurs qui volaient et trafiquaient toutes sortes d'oeuvres d'art, d'antiquités et diverses pièces archèologiques : ils avaient été tous arrêtés, jugés et mis en prison pour un bout de temps et que je n'avais plus à m'en faire quand à une présupposée vengeance ; de plus tout le butin qu'ils n'avaient pas encore vendu avait été récupéré et se trouvait parmis les scellés au tribunal de Lyon. J'ai été soulagé d'apprendre cette nouvelle et je me suis dit que je pourrais tenter ma chance en allant jeter un coup d'oeil à ces fameux scellés. Bien m'en a pris car je suis allé à Lyon avec ma charette et là j'ai découvert la stèle. Il ne restait plus qu'à faire valoir mes droits ou plutôt ceux du Conseil Général des Hautes Gâtines : ça a pris un peu de temps mais finalement le juge compétent m'a délivré la stèle charge à moi de la ramener à son emplacement d'origine.
_ Qu'est-ce que c'est cette histoire ?! Je suis membre du Conseil Général et je ne suis même pas au courant ! Il me semble que j'aurais dû être informé de cette restitution.
_ C'était pour te faire la surprise ! Plus sérieusement, seul le chef du conseil en a été informé.
_ Pourquoi lui seul ?
_ À cause d'un honteux secret, normalement je ne devrais pas t'en parler mais comme tu es un homme d'honneur et de parole je peux bien te mettre dans la confidence : cet homme qui est aussi le maire de Gourveusan et est aussi l'administrateur et le directeur du musée, mais ça tu le sais bien, a été accusé de corruption. On le soupçonne d'avoir touché un pot de vin en vu de favoriser une entreprise qui projetait d'ouvrir un parc d'attraction autour de la pyramide.
_ J'étais au courant et, Dieu merci, ça ne s'est pas fait, mais on était à un cheveu. . . ça ne s'est pas fait parce que personne ne voulait que l'ancien ordre revienne : ce système qui nous avait amené à l'Apocalypse. De toute manière il n'y a plus la technologie pour réaliser de tels projets : c'est fini tout ça ; le temps de la Terre transformée en Disneyland généralisé. Il en a croqué tu me dis mais comment ça ?
_ On a eu les preuves, mais une négociation s'est mise en place pour qu'il échappe aux poursuites et c'est lié au rapatriement de la stèle. Normalement celle-ci aurait dû se faire d'une manière publique et tu aurais été au courant. Si le président du conseil avait été un homme intègre on aurait pu lui faire confiance mais comme ce n'est pas le cas on a craint qu'il ne profite de cette réintégration pour qu'il en tire gloire et ambitionne la magistrature suprême : celle de président de la république.
_ Absurde ! s'il s'était agi de lui rogner les ailes la divulgations de ses turpitudes et sa condamnation aurait suffit : il me semble que tout ça est bien embrouillé. . .
_ Condamnation veut dire démission et qui aurait-on mis à sa place ?
_ Le conseil général aurait élu un nouveau président, en voilà une histoire !
_ Et qui aurait été le favoris ?
_ J'en sais rien ils sont tous mauvais : s'ils se trouvent tous à la place où ils sont c'est qu'il faut bien quelqu'un pour faire le sale boulot. Leur mandature tient plus de la corvée.
_ Ils sont tous mauvais sauf un, et tu sais qui c'est ?
_ Je ne sais pas.
_ Parce que tu ne veux pas le savoir : il s'agit bien de toi.
_ Ah ? D'après toi ; c'est parce qu'on ne veut pas que je devienne président qu'on garde un corrompu au pouvoir ?
_ Oui.
_ Récapitulons, soupire Lionel, Xavier Justin président du Conseil Général des Hautes Gâtines fils du précédent, Félix Justin, est un corrompu qui est maintenu au pouvoir à seule fin que je ne prenne pas sa place ; mais pour le freiner dans ses ambitions on lui retire l'honneur d'avoir ramené la stèle au Symbole à Saint-Moutier. C'est bien ça ?
_ Oui, en effet, et si on veut t'empêcher d'accéder au pouvoir c'est parce que l'on craint que tu ne brises le statu quo par ton talent.
_ Et c'est quoi ce statu quo ?
_ Tu le sais très bien.
_ La non résolution des énigmes liées à l'existence de la pyramide ?
_ Si tu résous toutes ces énigmes alors un monde disparaîtra. . . ". Lionel regarde Julius Davedienne d'un air à la fois embarrassé et étrange. Il finit par dire : " Bon, on la remet à sa place cette stèle ? ".
La charette et son précieux chargement arrive sur le champ de Le Skoazelec à la mi-journée. Lionel et Julius ont fait appel à deux paysans vigoureux pour les aider à réinstaller la stèle dans son emplacement d'origine. La nouvelle se propage à la vitesse de l'éclair : la stèle est revenue ! si bien qu'au moment où Justin enfonce à la masse les pierres de calage au pied de cet objet de vénération une foule nombreuse a fini par se rassembler. Une acclamation enthousiaste salue ce retour inespéré. Si le roi David était là il danserait ainsi qu'il le fit au retour de l'Arche d'Alliance à Jérusalem. Lionel comprend alors quel bénéfice de popularité aurait pu échoir à Xavier Justin, grâce à cette manifestation, si il avait pu se trouver là à leur côté tirant ainsi tout les marrons du feu. C'est Julius qui a raison, se dit-il. Et il se demande aussi : en quoi le fait de devenir le chef des Hautes Gâtines l'aiderait à résoudre les énigmes ?
Xavier Justin est finalement obligé de démissionner et Lionel Gagnaire est élu Président du Conseil à sa place ; contre son gré il faut bien le dire. Mais il finit par accepter cette responsabilité. Habemus papam. Alors Lionel se met à cette tâche harassante qui consiste à administrer un département. Cela lui laisse peu de temps pour résoudre les énigmes, se dit-il, mais j'ai le pouvoir, du pouvoir par exemple pour organiser des travaux, des fouilles dans et auprès de la pyramide afin de percer son mystère. Seulement il sait bien qu'il n'est pas aussi libre que ça de disposer à sa guise du budget du département : il devra rendre des comptes. Et il y a d'autres priorités que ce genre de travaux apparemment inutiles : il faut s'occuper de la voirie, de l'éducation, des bâtiments publics, de la gestion des eaux et forêts, ect. . . Donc je suis tout aussi impuissant que quand j'étais simple forgeron, se dit-il, ceux qui veulent m'empêcher de résoudre les énigmes s'y sont très bien pris : j'ai encore les mains bien plus liées maintenant que je suis au pouvoir.
Le 11 novembre approche, qu'il va falloir commémorer. Au Mont Ardun. Comme de juste puisque la pyramide est un monument commémoratif de la Grande Guerre. Il va falloir qu'il reçoive des délégations du monde entiers sans compter le président de la République Française, en tout des centaines de personnes. Ce n'est pas la première fois que ce genre de cérémonie a lieu : cela fait 170 ans depuis l'inauguration du monument, 166 si on enlève les années d'occupations allemandes pendant lesquels ces commémorations ont été interdites. Le grand jour arrive, la porte du musée a été fermée si bien que l'on peut lire, à présent l'inscription : Que maudite soit la guerre ! Vient le discours du Président de la République ; celui du président du Conseil Général suivra. Le magistrat suprême de la France commence : " C'est devant ce monuments contenant les ossements. . . ". C'est toujours le même discours mais cela fait des années maintenant que l'on prend conscience de son absurdité : il n'y a pas d'ossements dans ce monument et il n'y en a jamais eu. Pour Lionel cette absurdité, ce mensonge qui tient à la convention, lui devient intolérable : il ne peut s'empêcher d'intervenir ; va-t-il couper la parole au Président de la République en plein discours solennel ? Mais oui car c'est pour ça que les Gâtinais l'on élu : il l'ont élu en tant que porteur de vérité ; à l'instar d'un prophète d'Israël. Alors Lionel se tourne vers l'orateur, se racle la gorge, lui fait signe de la main pour lui signifier qu'il veut intervenir et le président quoique interloqué s'interrompt ; Lionel fait cette déclaration : " Monsieur le Président, je vous prie de m'excuser pour cette interruption mais je dois proclamer la vérité : vous tous la connaissez cette vérité : ce monument, cette pyramide, ne contient pas d'ossements et n'en a jamais contenu. Cette proclamation de la vérité, pourtant connue de tous, vous choquera certainement mais la vérité doit-être dite en dépit même de la convention. Ce monument n'a pas été érigé pour commémorer la Grande Guerre, même si cette affirmation peut choquer, cette pyramide est un tombeau à l'instar des pyramides d'Egypte. C'est le tombeau de Benoît Pouleborde, un illustre inconnu, pour qui on a quand même construit ce monument imposant, même si il l'est beaucoup moins que la pyramide de Khéops. Ce sépulcre pose maintes questions notamment celle de savoir comment il a été possible de descendre dans une salle hypogée un lourd sarcophage de porphyre dont les dimensions interdisent tout passage par le puit et le couloir d'accés. De même que l'on s'étonnera de l'état surnaturel de conservation du corps du défunt qui a été inhumé ici. Mais la plus grande question est : d'où vient ce symbole, qui n'a jamais existé auparavant, et que l'on a trouvé à l'intérieur de cet édifice ? ". Puis Lionel se tait une ou deux seconde en inclinant la tête et en joignant les mains puis reprend : " Monsieur le Président, vous pouvez reprendre votre discours. ". Sauf que le président ne sais plus quoi dire et préfère se taire anticipant ainsi la traditionnelle minute de silence. Consternation : les membres des délégations françaises et étrangères se regardent avec étonnement. Le coeur n'y est plus et le sommet du Mont Ardun se dépeuple peu à peu de ses visiteurs sauf des journalistes qui se pressent autour du Président du Conseil Général des Hautes Gâtines. Alors une conférence de presse s'improvise et Lionel raconte toute l'affaire, toute l'histoire de la pyramide et de ce qui se trouve à l'intérieur. Au bout de quelques semaines l'affaire fait le tour du monde et une horde d'experts et de scientifiques de toutes les diciplines arrive de toute la Terre. Bien sûr Lionel et son administration fait le tri parmis tous ces savants car il n'est pas question d'accorder des autorisations d'investiguer à n'importe qui. Seule une poignée d'experts a été retenue ; parmis eux un géologue de renom : le Pr Lafleur de l'université de Montréal. Au bout de quelques temps Lafleur fait son rapport devant une commission du Conseil Général présidée par Lionel Gagnaire : " J'ai examiné en détail les parois, le sol et le plafond de la salle hypogée. Sur la surface de ce même plafond j'ai dénoté une anomalie, une discontinuité, dans la structure du granite : l'agrandissement des cristaux de feldspath suggère la présence d'un filon de porphyre à pâte rouge qui ne se distingue pas facilement du granite rose de la roche environnante ; ce qui explique pourquoi cette anomalie ne vient d'être décelée que maintenant. Et ce porphyre est le même que celui dans lequel le sarcophage a été taillé. J'ai fait déplacer le sarcophage et j'ai constaté que la veine se prolonge au sol sous le sarcophage. Quand on a creusé la salle souterraine on a en même temps taillé le sarcophage dans la veine de porphyre, puis on l'a scié à la base pour le dégager du sol, ensuite on l'a couché sur le côté afin de creuser l'espace dans lequel le cercueil s'est logé. Travaux dignes des pyramides d'Egypte mais bien loin d'être impossible. ". Brouhaha dans la commission : le mystère est résolu ; pas besoin de faire venir le sarcophage de l'extérieur, on l'a fabriqué sur place avec le matériau qui se trouvait là ! Puis c'est un grand expert en médecine légale et en biologie d'intervenir : " J'ai examiné le corps de Benoît Pouleborde et ai confirmé son exceptionnel état de conservation ainsi que la présence du parfum suave qui s'en dégage. Pour exceptionnel que soit ce phénomène il n'est pas inédit puisque les annales rapportent des cas semblables en ce qui concerne les dépouilles mortelles de grands saints ; on y fait état, notamment, de l'odeur de sainteté qui se dégageait de ces corps. Benoît Pouleborde était-il un saint ? En l'absence de toute biographie je ne saurais le dire ; de même que la construction de ce tombeau, qui lui était destiné, reste un mystère. ". Pour ce qui est du Symbole cela reste aussi un mystère car il semble qu'il n'existe plus de symbologues. Une poignée de charlatans se prétendant symbologues se sont bien présentés mais ils ont été bien vite démasqués car leur ignorance n'égale que leur prétention à faire valoir leurs théories fumeuses et leur ésotérisme de bazar. Reste la biographie de Benoît Pouleborde. Un excellent historien, Max Gaulois, a fait les recherches nécessaires sur la vie du défunt. Et il rend sa conclusion à la commission : " Benoît Pouleborde est issu d'une riche dynastie de soyeux lyonnais et est née à Lyon en 1970, il s'installe à Paris en 1990 où il vit des rentes que lui procurent les usines de sa famille. Il y mène une vie oisive et débauchée. En 2001 il fait la connaissance du sculpteur Cheval et lui commande sa statue le représentant sous la forme du dieu gaulois Nequotanis. À peine achevée et encore dans son atelier, cette statue est volée et vous connaissez son parcours donc je ne m'étendrai pas là dessus. Pouleborde n'en n'a cure et continue sa vie de débauche très en vue dans la jet-set. En 2006, sur un terrain, situé juste au sommet du Mont Ardun et appartenant à sa famille, il fait bâtir le monument funéraire que vous connaissez ; les travaux dureront 14 ans et Benoît y engloutira toute sa fortune. En décembre 2019 il décède d'une cirrhose du foie et est inhumé au Mont Ardun. Il était célibataire et sans enfant et à part son tombeau sa vie ne présente aucun fait marquant. ". Les membres de la commission s'indignent ; le président Gagnaire ramène le calme et demande à l'historien : " Il y a là une contrevérité historique puisque c'est l'Etat Français qui à fait construire la pyramide ; quand à la salle hypogée, caveau funéraire de Pouleborde, on vous l'accorde : c'est bien lui qui l'a faite creuser.
_ Non, Monsieur le Président, j'ai des documents certifiés prouvant que même la pyramide a été construite par Benoit Pouleborde sur les fondations d'un château que ses ancêtres avaient projeté de construire en 1916 mais qu'ils ne menèrent pas à bien.
_ Mais alors . . . ? S'étonne lionel
_ La pyramide ossuaire est un mythe national, un mensonge d'état, né en 2020.
_ Ce monument est censé dater de 1920 pas de 2020 : entre ces deux dates on se serait aperçu soit de son absence soit de son existence or c'est le dernier cas qui prévaut puisque les anciens vous diront qu'ils l'ont toujours vu.
_ Tenez : j'ai amené avec moi une carte postale datant de 2000 et montrant une vue aérienne de Gourveusan et du Mont Ardun vous voyez bien que celui-ci est nu et dépourvu de toute construction. Sur cette photo la nouvelle gendarmerie de Gourveusan qui a été construite en 1999 est bien visible. Il s'agit là d'un document authentique ; exempt de fraude. ". Gaulois remet la carte postale au Président Gagnaire qui la regarde et la fait circuler dans l'assistance. L'émotion est à son comble. . . Lionel reprend la parole : " Qu'est-ce à dire ? Une hallucination collective ? Je ne crois pas à ce concept. Alors, t'as une explication, expert ?
_ Il y en a une : folle, abberrante mais fondée scientifiquement sur les dernières avancées de la science. Il y a eu un décrochement dans le continuum espace-temps, à une certaine date, qui a eu pour effet qu'un univers parallèle a laissé sa marque sur le notre en nous faisant croire notamment que la pyramide date de 1920 et non de 2020 : cette marque a été psychique et a affecté l'ensemble des humains ; cependant des preuves matérielles de l'ancien état de fait sont demeurées dans la réalité objective, telle cette carte postale, mais personne n'y a prêté attention tant elles faisaient peu de poids en face de la prétendue évidence de ce faux souvenir collectif. Cela s'appelle la dissonnance cognitive.
_ Et à quelle date a eu lieu ce passage ?
_ Au moment même de l'inhumation de Benoît Pouleborde ; ses exécuteurs testamentaires ont placé la dalle, scellée du nouveau Symbole, sur le puit d'accès à la salle hypogée puis ils ont fermé la porte de bronze simplement, sans la verrouiller.
_ Et ces exécuteurs testamentaires, comme vous dites, tout ces gens, ces ouvriers, cet architecte, ce maître d'oeuvre ; ça fait du monde : tu les a pas retrouvés ?
_ Non, je ne connais le nom d'aucun et ils ont tous mystérieusement disparu.
_ Mais la fameuse inscription gravé sur la porte : Que maudite soit la guerre ! ; c'est bien la preuve qu'il s'agissait d'un monument commémoratif d'une guerre ; en l'occurence de la Guerre de 14-18. . .
_ Benoît Pouleborde avait bien des défauts mais il avait aussi un bon point : c'était un idéaliste, un pacifiste : c'est pourquoi il a fait graver cette inscription sur la porte de sa dernière demeure. Et puis vous en connaissez beaucoup, vous, des monuments aux morts qui porte l'inscription Que maudite soit la guerre ! ? À ma connaissance je n'en connais qu'un sur des milliers de monument aux mort qui parsèment la France.
_ Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne, intervient un autre conseiller, tu dis que le changement a eu lieu, pour ainsi dire, au moment où on a fermé la porte de la pyramide : ça sous-entend que Pouleborde est lui-même responsable de ce changement.
_ Je te laisse la responsabilité de cette assertion, conseiller. ". La séance s'arrête là.
Tout semble être dit. Mais d'autre énigmes demeurent : d'abord celle du Symbole et puis celle de ce changement de monde qui reste cependant uniquement psychique d'après Max Gaulois. Cela équivaudrait à une hallucination collective étendue à l'humanité entière, se dit Lionel, inadmissible. . . Mais il est bien obligé de convenir que cette histoire d'ossuaire était un vaste mensonge et depuis qu'il a déclaré que l'empereur est nu les choses semblent avoir bien changé de part le vaste monde. Ainsi on chercherait en vain les monuments de la Grande Guerre. . . de même que ceux de la Seconde Guerre Mondiale : il semble que des pans entiers de la mémoire collective sont en train de s'effacer pour être remplacés par d'autres souvenirs. . . lui même en vient à douter. . . de quoi ? Tout ça s'efface à toute vitesse et ne ressemble plus qu'aux réminiscences d'un rêve et bientôt même le souvenir de ce rêve disparait non seulement de sa mèmoire mais aussi de celle de l'humanité entière. Et ce n'est pas tout : tout ce qui pourrait attester de l'existence de ces souvenirs qui se dissipent comme la fumée face à un vent violent, disparait à son tour. . . Bientôt il ne reste rien. C'est la fin d'un processus qui a débuté à partir du moment où Lionel Gagnaire a fait irruption dans la pyramide pour la première fois et qu'il y a trouvé la médaille d'étain portant le Symbole. C'est le Symbole qui a permis de rétablir l'ancien monde antérieur à la fermeture de la porte de la pyramide : durant le laps de temps entre l'enterrement de Benoît Pouleborde et l'intrusion de Lionel c'est la réalité d'un univers parallèle qui a régné.
Mais qui était donc ce Benoît Pouleborde pour qu'il ait eu, même post mortem, le pouvoir de changer la réalité de la Terre entière ? Et pourquoi a-t-il fait installer dans son caveau cette carte-relief qui lui venait de son ancêtre ? La projection de ce monde où les Hautes Gâtines sont absentes était-elle un fantasme de cet aïeul ? Benoît aura-t-il été entretenu dés son plus jeune âge dans le culte de ce fantasme ? Pourquoi cette rêverie était-elle à ce point puissante qu'elle a fini par se matérialiser sous la forme de cette maquette ? La force de ce rêve n'est-il pas l'indice qu'il existe réellement et que Pouleborde l'Ancien venait de ce monde fantasmé ? Une sorte de poignante nostalgie qu'il aura fait partager à ses descendant ? Une terre promise en quelque sorte, une Jérusalem à laquelle on se promet d'être présent l'année suivante. . . Mais en quoi ce monde serait-il plus plaisant que celui où les Hautes Gâtines existent ? En tout les cas, Lionel n'échangerait pas pour un empire ses hautes collines tant chérie où il est né et a passé l'essentiel de sa vie. En faisant mettre cette-carte relief juste au dessus de son cercueil Benoît Pouleborde espérait-il rejoindre ce monde après sa mort, comme si celui-ci était le paradis ? Piètre paradis, se dit Lionel en réfléchissant une fois de plus au mystère de la pyramide, qu'a donc ce monde de si attractif pour que l'on veuille le rejoindre après la mort ? La mort est peut-être le seul moyen : pour accéder à cet endroit la condition la plus essentielle est peut-être de s'affranchir de son corps . . . Seul l'esprit, l'âme peut y accéder. Ce monde est sans doute tout spirituel : plus imaginatif que concret, que matériel. Moi, j'en veux pas de ton monde Pouleborde : le paradis je ne me l'imagine pas comme ça, dit in petto Lionel, pour moi c'est les grands espaces ; de vastes prairies, de hautes montagnes, des forêts profondes. . . rien à voir avec ton Bassin Parisien encombré de villes dégueulasses et surpeuplées ; faut être fou pour espérer un monde pareil ; surtout sans le Massif des Hautes Gâtines. À quoi ça rime tout ça ? Une voix résonne dans sa tête ; une voix qu'il n'a jamais entendue auparavant ; pas celle de son ange : " Parce que c'est la réalité et que toi tu ne fais que rêver et ce faisant tu es dans la totale irréalité.
_ Qui me parle ?
_ Moi, Benoît Pouleborde.
_ Tu es mort, et tu me parles de l'au-delà.
_ Non, je suis vivant et je te parle du monde représenté par la maquette et qui est le seul réel : ton monde à toi n'existe pas.
_ Absurde ! Cela voudrait dire que moi-même je n'existe pas or je sais bien que j'existe.
_ En es-tu si sûr ?
_ C'est l'évidence même. Si un sophiste essaye de me convaincre que je n'existe pas ça se passera très mal pour lui.
_ Qu'est-ce que tu feras ? Est-ce que tu le frapperas ?
_ Du moins je l'engueulerai.
_ Une engueulade n'est pas un argument : il faut des faits et des faits scientifiques.
_ Il y a des choses qu'on ne peut prouver mais qui sont l'évidence même : tel est le cas de ma propre existence et celle de la vie en général.
_ Pourquoi ?
_ Quand on est accusé d'un délit ou d'un crime on est présumé innocent : c'est à l'accusation de prouver la culpabilité de celui qu'elle incrimine. Il en est de même pour ce cas présent : c'est au sophiste de prouver que je n'existe pas car peu me chaut d'exister ou non ; je me contente de vivre et ça me suffit, je suis pleinement conscient de mon individualité et c'est avec ça que je fonctionne. Celui qui voudrait me convaincre que je ne suis qu'une simulation produite par une machine située dans l'avenir serait pour moi dans la totale démence : c'est une question de bon sens.
_ Admettons . . . Seulement les Hautes Gâtines n'existent pas quand bien même toi tu existes.
_ Tout ce que la conscience perçoit existe.
_ Dans ce cas tu dois admettre que le monde d'où je te parle est tout aussi réel que le tiens.
_ Je ne dis pas le contraire : c'est toi qui m'a abordé qui m'a dit que je vivais dans l'irréalité.
_ Dans un rêve ; même si on peut admettre que les mondes oniriques sont des réalités en soi. Tu vis là dans les Hautes Gâtines, dans un monde parallèle, mais c'est ton esprit qui fait cette expérience alors que ton corps est endormi et allongé sur un lit dans le monde représenté sur la carte relief.
_ Absurde ! Ici bas j'ai bien un corps : si je me pince ça me fait mal ; c'est bien réel. . .
_ Pas forcément, ce corps peut très bien être une création de ton esprit.
_ Je pourrais très bien te retouner le compliment et te dire que c'est toi qui rêve et que ton corps endormi se trouve dans la pyramide.
_ Tu sais bien que ce corps n'est qu'un cadavre pour bien conservé qu'il soit et simulant ainsi un corps endormi.
_ S'il en est ainsi, tu es mort et tu me parles de l'au-delà.
_ Qui t'a dit que ce corps est celui de Benoît Pouleborde ? C'est à dire mon corps.
_ Parce qu'il ressemble à la statue de Nequotanis que j'ai côtoyée pendant des années et dont j'ai vu la photo dans le journal Libération.
_ Qu'est-ce que ça prouve ? Ce corps a-t-il jamais été autopsié ? ". Puis la communication s'arrête.
C'est vrai ça, se dit Lionel, l'expert en médecine légale a rendu son rapport en soulignant l'incroyable état de conservation du corps et son odeur de sainteté mais l'a-t-il seulement déshabillé et ouvert ? Il semble que non. Le président Gagnaire ordonne un autopsie. Le résultat est rendu : il ne s'agit pas d'un corps humains mais d'un simulacre l'imitant à la perfection. Le médecin légiste qui a ouvert le pseudo corps n'a trouvé à l'intérieur qu'un rembourrage à base de fibres synthétique ; la peau elle-même est une étonnante imitation de la peau naturelle à base d'une substance animale que l'on a jamais connu auparavant et qui constitue en soi déjà un mystère et il en est de même des globes oculaires. Le squelette est, quand à lui, un authentique squelette mais rien ne prouve qu'il s'agisse de celui d'un dénommé Benoît Pouleborde car en l'absence d'acte de naissance, étant donné que tout les registres d'état civil ont été brûlés pendant les événements, d'ADN et de fichiers ADN il est impossible d'établir un quelconque correspondance. Donc on ne peut en effet pas parler d'un corps humain qui aurait été celui de Benoît Pouleborde. Quand à la prétendue odeur de sainteté elle est dû à une substance imprégnant les vêtements du de cujus.
Alors la pyramide n'est plus un tombeau et voilà posée une énigme de plus : à quoi ça sert tout ça ? Lionel pense à ce que lui a dit la voix de celui qui se prétendait être Benoît Pouleborde. A-t-elle vraiment raison cette voix ? Se demande-t-il, suis-je en train de dormir dans une des localités qui figurent sur la carte-relief et vais-je bientôt me réveiller d'un rêve qui aura duré toute une vie et que j'aurai tôt fait d'oublier à mon réveil ? Dans ce cas : allez ! je me réveille et hop! Rien ne se produit évidemment, se dit-il, tout ça c'est de la foutaise : je ne sais pas qui est intervenu l'autre jour mais c'était sans doute un farceur ; une entité du bas-astral.
Un autre problème se présente au président Gagnaire. Un culte néo-païen s'est organisé autour de la stèle au Symbole. Le Conseil Général craint un trouble à l'ordre public mais il faut d'abord inspecter. Lionel se rend à Saint-Moutier au moment d'une cérémonie néo-païenne. Il constate la présence d'une cinquantaine de personne en train de piétiner le champs de la famille Le Skoazelec ; c'est le fils Le Skoazelec qui va être content, se dit-il, toute la récolte de colza foutue. Ma parole, poursuit-il in petto, on dirait des Amérindiens ! il ne manquait plus que ça . . . En effet des chants accompagnés de battements de tambours retentissent et tout les membres de l'assistance sont vêtus de costumes parés de tissages de perle aux vives couleurs suggérant comme autant d'oiseaux, de bisons et de cervidés. Les danseurs les bras écartés frappent le sol de leurs pieds tout en oscillant du tronc et en tournant autour de la stèle dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Lionel doit intervenir sinon on pensera qu'il n'a aucune autorité mais il est littéralement fasciné par ce spectacle et par cette ambiance sonore. " Qu'est-ce qu'on fait, Président Gagnaire ? Demande cavalièrement, à sa manière habituelle, le colonel Chenevier, on intervient et on boucle tout ces macaques ?
_ Encore un moment, Colonel, laissons les finir et puis avant de boucler tout le monde, comme vous le dites, j'aimerais parler à celui qui semble être leur chef là-bas. ". Lionel a en effet repéré un vieil homme qui assiste à la cérémonie dans une posture statique et hiératique : il a bien, en effet, le type amérindien. Le vieil homme a perçu la présence des forces de l'ordre et il donnne le commandement , d'un signe imperceptible, d'interrompre la cession. Quand le silence s'installe, le président se dirige vers le vieil homme et lui demande : " Vous parlez français ?
_ Dame bien sûr, répond-il avec un accent québecois.
_ Qui êtes-vous, d'où venez-vous ?
_ Je suis Ronald Mangin de la nation des Montagnais au Québec.
_ Vous savez que vous êtes ici sur un propriété privée. . .
_ Nous le savons, nous avons eu trop souvent nos droits bafoués pendant des siècles : ce n'est pas pour bafouer ceux des autres. Nous avons loué le champs le temps de nos festivités et indemnisé le paysan pour les dégats occasionnés.
_ Je confirme. " Tugdual Le Skoazelec s'est approché et hoche la tête pour saluer à la fois Lionel et le vieil homme. Lionel reprend : " Vous êtes venus du Québec, avez traversé la mer en bateau, voyagé en charette jusqu'ici ; ce qui a pris des semaines, mais pourquoi ?
_ À cause du Symbole. Bien entendu nous connaissons le Symbole depuis des années et lui rendons un culte mais nous avons voulu gagner l'endroit où il est né afin de lui rendre hommage.
_ Ce symbole c'est moi qui l'ai découvert dans la pyramide qui se trouve sur le sommet de cette montagne. ". Lionel désigne du doigt le Mont Ardun. Le vieux Mangin répond : " Tout ça nous le savons car nous connaissons toute l'histoire du Symbole, Lionel Gagnaire, car tu es Lionel Gagnaire, n'est-ce pas ? ". Lionel fait un signe d'assentiment. Le Montagnais reprend : " Pour nous le Symbole est né ici à l'emplacement de la stèle lors de son rapatriement car c'est à ce moment là que le Grand Esprit t'a confié le destin du monde. Avant ça le Symbole était en attente car il avait besoin d'un signal pour agir ; il fallait ton assentiment et c'est ce qui s'est produit quand toi et tes assisants l'avez remis à la place qui lui était destiné dés les origines. Le temple de Nequotanis, supposé à tort comme faux, n'était que le précurseur de cette installation. Le dieu Nequotanis existe dans le grand espace chamanique que je fréquente souvent : je l'ai rencontré, même si vous le connaissez plutôt sous le nom de Benoît Pouleborde. C'est lui qui t'a abordé il y a quelques semaines : ce qu'il t'a dit est vrai ; tu es en train de rêver et ton corps endormi se trouve dans le monde représenté par la maquette. Mais la situation est en train de changer car c'est ce monde rêvé, celui des Hautes Gâtines, qui est en train de prendre la prépondérance alors que le monde de la maquette est en train de se dissoudre car tu ne veux plus de cet enfer. Si Nequotanis/Pouleborde t'a fait croire que lui même en faisait partie ce n'était là qu'une parabole car en te faisant croire que sa personne était plus réelle que la tienne il t'a fait comprendre que le monde de la matérialité était bien plus illusoire que celui du rêve : le rêve que tu vis est maintenant réalité alors que l'ancienne réalité infernale n'existe plus. C'est pourquoi nous nous sommes reunis ici, nous autres les Montagnais en tant que délégués de toutes les nations amérindiennes, afin de célébrer ce passage et cette victoire. Si cet honneur nous a été fait c'est que, en tant qu'Amérindiens, ils nous est plus facile d'accéder au grand espace chamanique, autre version du paradis, car c'est ton aspiration profonde que de parcourir ses étendues infinies sur le dos d'un cheval rapide. Que la célébration continue. ". Le chaman fait un geste et les chants et dances reprennent.
" Qu'est-ce qu'on fait, Président, demande la gendarme abasourdie.
_ Qu'on les laisse poursuivre leur célébrations. C'est bien. "
Et la vie reprend. Et puis tout va bien. De mieux en mieux même. La situation mondiale s'améliore : tout le monde mange à sa faim, a un toit sur la tête, a accès à l'éducation et le bonheur cesse d'être un vain mot pour tout les habitants de la Terre.
Samuel vient de terminer le récit de son rêve. Un ange passe puis c'est au forgeron de prendre la parole : " Quelle incroyable histoire ; qu'est-ce que c'est ces noms de Clavel, Signol, Seignolle, Soupe aux choux, ça ne réfère à rien de connu. . . J'ai très nettement eu l'impression que c'est un quelqu'un qui vit dans l'avenir, au XXIème siècle en l'occurence, qui parlait par tes lèvres. Tu as un indéniable don de medium ; tu vois que tu n'es pas le seul. Et tu as rêvé tout ça ?
_ Comme je te le dis mais pendant que je te parlais j'étais projeté dans ces lieux et je vivais toutes les scènes de cette histoire comme au cinéma et en effet je crois que c'est quelqu'un d'autre dont j'entendais la voix qui parlait à ma place, et puis en ce moment tout les souvenirs de cet immense rêve s'effilochent et bientôt il n'en restera pas grand chose comme à mon réveil ce matin à l'hôtel. Je crois que le narrateur est une entité indépendante de moi et si tu le sollicitais à nouveau je pense qu'il te relaterait la même histoire.
_ Moi, je n'oublie rien de cette histoire des Hautes Gâtines et notamment de ce Lionel Gagnaire, forgeron comme moi dans un village de ce massif de collines qui ne semblent pas exister et qui porte aussi le nom de Balory. C'est une coïncidence porteuse de sens et qui semble donc en rapport avec notre affaire. Hier tu m'as posé un cas de conscience et la réponse que je t'ai apporté ne t'as pas satisfaite ; il y y avait de quoi : je t'ai donné l'impression que je me défaussais ce qui t'as irrité. Ce grand rêve que tu as fait et dont je souhaitais la venue ne change rien à ma prédiction mais il peut nous mettre sur la voie d'une action immédiate à laquelle je serais partie prenante.
_ Et ce serait quoi cette action ?
_ Je dois m'identifier à ce Lionel, cet autre forgeron d'un autre Balory, et mettre mes pas dans ses pas.
_ Maintenant, je ne me souviens de pas grand chose de cette séance de médiumnité : peux-tu me dire ce qu'a fait ce Lionel ?
_ Il a été l'agent secret d'un micro-état situé aux portes de Paris : il a réussi à se trouver dans l'entourage immédiat d'un dictateur. Il y a une analogie certaine entre ce dictateur, Adolphe Leclerc, et Adolf Hitler. Voilà le plan qu'il faut mettre sur pied : à l'aide de ton concours je vais approcher au plus près du führer et ensuite on verra. . .
_ Tu comptes l'assassiner ?
_ Je ne suis pas un assassin et je t'ai dit hier tout ce que je pensais à propos de la violence et de son inefficacité.
_ Tu ne parles pas allemand.
_ Tu devras alors être là à mes côtés et me servir, entre autres, d'interprête.
_ Que signifie cet entre autres ? Aurai-je d'autres tâches à accomplir.
_ Oui, mais ça te le sauras le moment venu.
_ Sous quel prétexte approcherons nous Hitler ?
_ Tu lui feras connaître, préalablement, l'étendu de mes pouvoirs en lui laissant entendre que grâce à ces pouvoirs il pourra devenir maître du monde.
_ C'est une excellente idée. Je rentre en Allemagne dés aujourd'hui et je vais faire selon ton plan. Je te recontacterai. ". Samuel, alias Conrad Adenauer, vide son verre et prend congé de son hôte puis regagne son automobile et s'en retourne dans son pays.
Samuel utilise la voie hiérarchique pour transmettre cette information au führer : un druide du Morvan, en France, pourrait le propulser maître du monde grâce à ses immenses pouvoirs venus du fond des âges. Cela prend un certain temps mais une réponse arrive de l'entourage immédiat du dictateur : Hitler est prêt à rencontrer ce personnage extraordinaire tant vanté par cet agent de la Gestapo qu'est Conrad Adenauer aux états de service inpeccables.
Nous sommes en janvier 1940 en pleine drôle de guerre et Hitler hésite à lancer son offensive contre les Français et les Britanniques ; alors pourquoi pas faire flèche de tout bois et faire appel à un supposé druide, ce ne sera pas le premier charlatan que le dictateur consultera.
Donc Samuel se rend pour la seconde fois à Balory et rencontre à nouveau le forgeron, il lui fait part du premier résultat de leur plan et Claude Joussier part avec lui pour Berlin. Là arrivé dans la capitale du Reich, il est hébergé dans un hôtel très chic dont le luxe aurait bien de quoi éblouir un modeste artisan de la Basse-Bourgogne mais le forgeron ne se laisse pas impressionner par le décorum. . . Il se concentre sur l'entrevue qui est prévue pour le lendemain avec le suppôt du MAL.
Donc le lendemain Samuel vient le chercher accompagné de quelques uns de ses collègues. Puis, après une assez longue attente dans une antichambre, les deux hommes sont introduits dans le bureau du führer qui a bien voulu les recevoir entre deux rendez-vous. Brèves et raides salutations de la part du dictateur, courbette protocolaire de la part de Samuel et Claude et c'est au führer d'entrer en matière : " Alors, Herr Joussier, il paraît que vous êtes druide ? J'aimerais bien voir ça. ". Samuel traduit, Claude répond : " Monsieur le Führer, comment vous prouver que je suis druide ? Je ne le puis. Par contre je peux vous prédire que vous serez le roi du monde mais bien sûr ce genre de prophétie paraîtra à vos yeux comme une vile flatterie destinée à vous arracher quelques faveurs, aussi je vous propose une expérience : vivre le fait d'être le roi du monde. Ainsi cette prophétie prendra corps et ce sera à vous de juger si elle est crédible. Pour ça je vais, avec votre accord, vous transporter par la magie druidique dans l'avenir. ". Traduction de Samuel. Hitler éclate de rire et déclare : " Ah ! On ne me l'a encore jamais faite celle-là ; pourtant Dieu sait si j'en ai vu défiler des charlatans. . . et comment allez-vous vous y prendre, Herr Druide ? ". Après la traduction de Samuel, Claude répond, en joignant à la parole un geste de la paume de la main en direction du dictateur : " Comme ça.". Le führer semble avoir une absence que tout le monde remarque mais qui ne dure que quelques instant puis il revient à la réalité ; il regarde le forgeron de Balory d'une manière ébahie et dit, complètement chamboulé : " Attention ! Ce n'est pas moi qui va parler. ". Puis le dictateur entre dans un état second et il parle en français avec une voix qui n'est pas la sienne ; une voix de speaker de la TSF qui retransmettrait une pièce radiophonique à lui tout seul. La transe médiumnique du führer va durer une heure quinze et Samuel va tout traduire en allemand aux conseillers et assistants qui se trouvent dans le bureau :
" Montjoie Saint Denis ! ". Le chef de l'état vient de recevoir une gifle de la part d'un pauvre couillon. Ce geste aura dans les jours qui suivent un grand retentissement médiatique et le soufflé retombera. Comme toujours. Si ça s'était passé au XVIIIème siècle nul doute que ça aurait fini par un écartèlement et que la foule serait accourue pour voir ce spectacle si réjouissant mais comme nous sommes au XXIème siècle le fauteur de lèse-majesté a seulement écopé d'une réprimande assortie d'une amende. On ne met pas les gens en prison pour une baffe.
Ce pauvre type s'est fait bouffer le cerveau par cette série télé débile intitulée : Kaamelott, comme le nom l'indique ; camelote. Cet être immature, grand amateur de combat à l'épée et de costumes médiévaux, se sera perdu dans son rêve (c'est merveilleux un rêve de gosse quand on n'y croit de toutes ses forces, Montand) au point de se croire au Moyen-Âge et de commettre l'acte que l'on sait ; le tout est de savoir si, finalement, il aura perçu le ridicule de son geste ou sera resté coincé dans son fantasme perdant ainsi toute lucidité.
En tout les cas, le commerce de la connerie marche à merveille et. . . Quoi ?
_ Tu ne peux pas dire ça : tu es en train de cracher dans la soupe. . .
Très bien alors je ne dirais plus rien. Rien sur la marchande de soupe qui vend des saloperies d'importations à faciès médiévale dans une boutique située dans une arrière-cour du quartier renaissance d'une certaine grande ville du sud-est de la France. Et puis dans la reconstitution médiévale il y a des gens très bien. . . de la même manière qu'il y a des ânes bâtés ; comme partout ailleurs, alors n'en parlons plus. Alors de quoi devons-nous parler ?
Peut-être devrions-nous nous étendre un peu plus sur cette malheureuse affaire, micro-drame médiatique, et de son lamentable héros ; s'interroger sur ce qu'il a dans le crâne et se mettre un instant à sa place. On peut s'imaginer ce jeune homme évoluer dans son monde fantasmé : se visualisant comme portant écu et haubert et ne s'exprimant qu'en simili vieux français ; percevant ceux qu'il croise au diapason de sa rêverie, les voyant costumés comme au Moyen-Âge et se sentant évoluer dans un décor de cinéma permanent digne de Game of Throne. Jusqu'au moment ou la réalité se rappelle à lui sous la forme d'une interpellation musclée du service de protection du président de la République Française. Le voilà dégrisé, pourrait-on penser, il n'en est rien : il pourra toujours s'imaginer dans la basse-geôle du Châtelet à attendre sa pendaison à Montfaucon à l'instar de François Villon, si tant est qu'il ait assez de culture pour cette évocation littéraire, si c'est le cas pendant sa courte garde à vue il pourra toujours se réciter la Ballades des pendus. . . et nous les os devenons cendre et poudre, de notre mal personne ne s'en rit mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre. . . mais s'il n'a pas le secours de la poésie que fera-t-il ? Son rêve lui apparaîtra bien fade et il sera bien obligé de se réveiller et d'accepter la réalité. Une chose est d'avoir une belle épée et faire partie d'un groupe de reconstitution médiévale, costumé ad hoc, autre chose est d'avoir une imagination suffisamment puissante pour se voir transporter au Moyen-Âge et cette imagination si elle n'est nourrie que par des séries débiles et du cinéma de bas étage est bien pauvre et ne va pas bien loin : quel est la motivation, en vrai, de ce ramassis d'ignares qui se prennent pour Lancelot ou le chevalier Bayard au cours de ces combats à l'épée qui se terminent quelquefois aux urgences mais très rarement par la mort ? Il semblerait que l'ennui soit une réponse adéquate : ça ou autre chose. . . tout se vaut pour occuper des vies oisives de privilégiés. . .
Par contre si l'imaginaire prends sa source dans la littérature et la poésie épique alors tout ces oripeaux et simulacres ne seront plus nécessaires. Le tout est de savoir si la culture rend intelligent et si cette intelligence peut inhiber le geste sacrilège consistant à frapper le magistrat suprême. Les réponses à ces deux questions successives paraissent tellement évidentes que l'on devrait s'en méfier car toute évidence par trop flagrante devient suspecte. La culture ne rend pas forcément intelligent et de fieffés imbéciles érudits ça existe : on les voit souvent apparaître dans les média. . . De même que l'intelligence n'inhibe pas forcément un geste malheureux irréfléchi : la passion nous entraîne souvent à bien des égarements. . .
La vraie question est de savoir où conduit le romantisme et qu'aurait fait un vrai romantique face au chef de l'Etat. Il aurait crié : " Monjoie Saint Denis ! " sans acte de violence et puis après ? C'est un peu court jeune homme : le président de la république aurait haussé les épaules et continué à serrer des mains sans s'occuper de ce babache qui pour le coup se serait trouvé con. . . À moins qu'il n'y ait eu une suite. . . ça peut servir à ça l'intelligence : à donner du sens, même aux actes les plus fous. Alors qu'aurait pu dire le léseur de majesté après Monjoie Saint Denis ! ? Il aurait pu dire ça : " Sire, tu es trahi ! ton règne s'achèvera dans le feu et le sang, prend garde, Seigneur ! ". Evidemment on l'aurait pris pour un fou mais il se peut aussi que cela eut troublé le président au point de le conduire à de sombres pensées qui auraient à ce point déréglé son esprit qu'il s'en serait pris à son entourage comme Charles VI le fit alors qu'il cheminait avec son escorte dans la forêt : un individu l'aurait apostrophé lui annonçant sa trahison ce qui aurait déclenché la folie meurtière du roi qui blessa à l'épée un de ses proches. On peut imaginer le chef de l'Etat rejouant ce drame médiéval en se saisissant de l'arme d'un de ses gardes du corps et défouraillant dans la foule ce qui aurait causé de nombreux morts.
Un fou n'est pas un imbécile et dans l'ancien Israël les prophètes étaient souvent pris pour des fous. Quelle différence, alors, entre baffer un président de la république ou le vaticiner ? Dans le premier cas, l'acte d'un imbécile dans le deuxième celui d'un fou pouvant être suspecté de prophétie. Un fou vaticinant n'est pas ridicule : on peut toujours se dire que sa prophétie s'avérera à plus ou moins long terme. Le présumé prophète eut attiré l'attention sur lui et gagné une certaine renommé qui lui aurait été bénéfique alors que l'administrateur de claque n'a eut que des emmerdes.
C'est précisément là que commence notre histoire. Jacques François a adressé la parole à un président de la république, peu importe son nom, de cette manière. Jacques est un jeune homme romantique de vingt quatre ans sans emploi et qui vit de peu. À cause de son esbrouffe il a attiré l'attention de quelques journalistes que son comportement a intrigués. Comme c'est un garçon sympathique on lui offre un emploi dans un journal. Un petit emploi de bureau mais très vite on décèle sa vive imagination et son talent de plume et on lui confie la rédaction de quelques entrefilets : de petits commentaires sur l'actualité. Il se passe un an et la prophétie de Jacques se réalise.
Le chef de l'Etat a bel et bien été trahi, mais par qui ? Par son premier ministre qui ambitionne de devenir président à sa place : quoi de plus banal ? Comment un premier ministre peut trahir un président de la république ? En le laissant tomber à un moment critique : une certaine catégorie de la population est descendu dans la rue et cela vire à l'insurrection. Des quartiers entiers sont incendiés et il y a des échanges de coup de feux entre les émeutiers et les forces de l'ordres : les victimes sont innombrables. Le premier ministre n'a pas fait son travail : s'il s'y était pris à temps le calme aurait pu être rétabli mais il a préféré souffler sur les braises tout en faisant porter le chapeau au chef de l'Etat. Le premier ministre démissionne au pire moment de la crise en faisant une déclaration fracassante où il incrimine le président. Le calme revient mais finalement le président est destitué ce qui ne s'est jamais vu dans la Cinquième République. Mais l'ambitieux politicien ne profitera pas de sa forfaiture : il est finalement démasqué et même poursuivi. Le président déchu rentre en grâce et se présente à l'élection présidentielle et est même élu à nouveau.
Il s'est passé trois ans depuis l'incident où Jacques avait crié : Monjoie Saint Denis ! ; le président s'en souvient et en parle autour de lui. L'affaire s'ébruite et a un grand retentissement. Jacques François est hissé au pinacle et le rédacteur en chef du journal lui confie la rédaction d'articles de fond. Le voilà devenu grand journaliste : qui aurait cru, trois ans auparavant, que cet exhalté arriverait à cette place ? Jacques François a bien mené sa barque alors qu'un stupide acte de violence ne l'aurait conduit à rien. La violence ne veut rien dire, ne signifie rien mais cependant de prétendus grands esprits continuent à la prôner malgré son inefficacité patente. Pour en revenir à Jacques, son monde intérieur fantasmé l'a propulsé sur le devant de la scène mais ça a surtout marché parce qu'il y croyait.
Son succès le conforte dans sa rêverie et le maintient dans ce monde de chevaliers, de gentes dames et d'aventures au prise avec les dragons et les gnomes, des histoires des Chevaliers de la Table Ronde et de matière de Bretagne. Mais le grand journaliste qu'il est devenu est avant tout un érudit féru de poésies bardiques galloises et irlandaises à milles lieues des ignardises des mauvaises productions télévisuelles et cinématographiques telles que cette kaamelotte. Imagine-t-on un des personnages de cette série débile déclamer ce si beau poème bardique irlandais datant du VIIIème siècle : La lamentation de la vieille de Bearra ? L'audimat chuterait et les tarés accros à ces sottises auraient vite fait de zaper. Justement Jacques François est bien placé pour dénoncer ces âneries et ces fautes de goût constantes ce qui lui vaut beaucoup d'ennemis. . .
Une cabale est fomentée contre lui, saura-t-il y échapper ? Et bien non, car on est en France et que c'est les médiocres qui triomphent à chaque fois, c'est comme ça. Il pourrait être intéressant de connaître comment ses ennemis s'y sont pris pour le faire chuter mais tel n'est pas le propos de l'auteur car ce qui importe est de savoir comment notre héros va se tirer de ce mauvais pas. Jacques est toujours dans son monde et c'est ce qui lui permet de puiser force et énergie pour faire face à ses oppresseurs. Il s'imagine tel Taliesin ou Llewarch Hen muni de sa harpe s'avançant vers l'armée compacte de ses adversaires et déclamant un poème de malédiction qui les envoie tous vers le néant. Oui, tout ceci est bien joli mais comment va-t-il s'y prendre ? Car entre le monde fantasmé et la réalité il y a un sacré fossé ! Figurez-vous qu'il le fait, ce con ! Oui, littéralement ! On ne sait comment il a pu se faire admettre à ce cocktail très chic qui regroupe la lie du show-business et de l'intelligentsia parisienne mais voilà. . . bien sûr il porte un smoking impeccable car sinon il n'aurait pas pu entrer, il tient une harpe celtique appuyée sur son épaule gauche et il égrenne de sa main droite des harpèges préludes à des airs plus élaborés. La foule des fêtard s'écarte pour le laisser passer pensant qu'il s'agit d'une animation pour mettre du piment à la soirée, quand Jacques se retrouve au milieu de ces imbéciles endimanchés il joue un air entrainant irlandais ; un planxty, la musique d'ambiance se tait pour que l'artiste puisse faire sa prestation puis le musicien fait place au barde qui pince sur les cordes de sa clairseach des ritournelles pour accompagner le poème qui suit : " Oreilles de honte, figures de honte, bouches de honte que voilà dans cette assemblée de cancrelats, de serpents venimeux, de sangsues gluantes ; je mets mon mot sur vous car forte est ma parole et fort mon esprit. Tremblez car votre fin est proche : ce qui s'est passé autrefois, en face du Prince, ce que le poète a dit ce n'était pas vaine parole ; c'était parole de vérité, révélation de l'avenir, dénonciation de trahison et le poète revient pour vous prédire avenir de calamités et de destructions ; aucun de vous ne célébrera la fête de Lug le dieu glorieux.". Le poème est fini, grand silence puis quelques rires jaunes et à la fin des applaudissements. Mon Dieu ! ils sont encore plus cons que l'on ne pouvait l'imaginer : Jacques Francois vient de leur jeter une malédiction qui sera opérante et ça les amuse ; ils prennent ça pour une farce. Nous sommes le 3 janvier : aucun des convives de cette soirée n'atteindra le 1er août, fête du dieu Lug, tous, sans exeptions, mourront ; de maladies, d'accidents, de meurtres, de suicides, d'attentats de masse. . .
Jacques François est maintenant craint et respecté ; il ne s'agit plus de lui marcher sur les pieds comme autrefois. . . C'est devenu un fîle (un poète jeteur de sorts et de geasa _ tabous, interdits _ de l'ancienne Irlande), Jacques a réintégré sa place au sein de la rédaction du journal et est même promu ; on lui a proposé le poste de rédacteur en chef mais il a décliné l'offre car il n'est pas intéressé par les vains honneurs et ne veut pas être entravé par les responsabilités. En sa présence tout le monde marche sur des oeufs et tourne sa langue sept fois dans sa bouche avant de lui adresser la parole.
Le fîle continue à évoluer dans son rêve et les médiocres poursuivent leurs petites affaires de médiocres ; ils continuent à se déguiser en chevalier du Moyen-Àge et en gentes dames à hennin alors que le monde s'écroule. . . Les cataclysmes s'enchaînent aux cataclysmes mais les humains n'ont rien de plus pressé que de s'occuper de choses futiles et inutiles telles qu'emballer l'Arc de Triomphe des Champs-Elysées entre autres exemples. Dans ce cas on pourrait penser que Jacques François ne vaut guère mieux que tout ces imbéciles mais qu'en est-il vraiment ? Les rêves éveillés, les fantasmes sont-ils à même de réparer le monde ? Le fîle a déjà donné des preuves de ses immenses pouvoirs par le passé, ne pourrait-il pas les utiliser afin de sauver l'humanité ? Encore faudrait-il que l'humanité le mérite. L'humanité va disparaître, bon débarras ! c'est sans doute ce que doit se dire Jacques François. Et bien tant pis, l'humanité ne sera pas sauvé. La question de la fin du monde qui se profile est la seule question qui mérite l'attention mais ça n'intéresse personne : on continue à publier des millions de livres ineptes et inintéressants par an et toute connaissance qui permettrait de remédier à l'Apocalypse est systématiquement écarté par ignorance, incrédulité et soumission au dogme matérialiste. Après tout peu importe ce que fera Jacques, le problème est de savoir si le rêve éveillé et lucide peut modifier le réel. Au vu des résultats déjà produits par le poète visionnaire on pourrait répondre à cette question par l'affirmative mais on se rend compte que ce n'est pas si simple car l'expérience quotidienne démontre amplement que Perrette finit toujours par renverser le pot au lait suite à ses chimères de châteaux en Espagne. Alors que penser et surtout que faire ? Pourquoi est-ce que ça marche avec Jacques François ?
Les nombreux exhaltés qui, de part le monde, haranguent les badauds, là où la foule se presse, grimpent sur des bancs ou des palettes pour prêcher n'attirent le plus souvent que la commisération ; cependant si on prennait le temps d'écouter leurs discours on s'apercevrait que certains de ces orateurs des rues ne sont pas plus inintéressants que bons nombres de journalistes, politiciens, experts en tout genres qui déblatèrent sans fin sur les télés et les radios : leur seul tort est que compte tenu des circonstances de leur prestation oratoire on ne risque guère de les prendre au sérieux. . . c'est dommage. Jacques François quand il a interpelé le président de la république ne pouvait pas davantage être pris au sérieux quand bien même il aura attiré, d'une manière bien éphémère, l'attention sur sa chétive personne, cependant moins que s'il avait assorti son irruption verbale d'un geste de violence. . . il aura fallu le caractère prophétique de ses paroles pour qu'il soit pris en considération. Alors ? Quel enseignement peut-on tirer de ce fait ? L'état second du rêve, du fantasme, semble favoriser les perceptions extra-sensorielles notamment, dans le cas présent la vision de l'avenir.
Au cours d'une conférence de presse à l'Elysée un journaliste, sans doute un poète, a posé une question incongrue au président d'alors, ce devait être Giscard d'Estaing, une question qui devait sans doute concerner la poésie : le président a sans doute pris l'intervenant pour un fou et n'a produit qu'une réponse embarrassée trahissant sa totale incompréhension. Ce journaliste s'est probablement ridiculisé mais il avait peut-être une excellente raison pour poser sa question, malheureusement il l'a posée au mauvais moment, au mauvais endroit et aussi à la mauvaise personne : si le chef de l'état avait été un philosophe, à l'instar de l'empereur romain Marc Aurèle, nul doute qu'il aurait répondu d'une manière piquante et pleine d'esprit mais ce ne fut pas le cas car un comptable ne saurait faire un philosophe et encore moins un poète ; quand au journaliste il a dû se trouver bien penaud et honteux bien qu'il jugeât sa question d'une grande pertinence et susceptible de pousser Giscard dans ses derniers retranchements. . . Alors qu'au fond il avait raison : le monde était en train de glisser d'une manière inexorable vers le libéralisme économique qui sacrifiait, au nom de la prétendue efficacité, la VIE, tout simplement la vie ; en tentant de faire valoir au président de la république qu'il y avait autre chose que la stricte économie, le journaliste s'est senti con. L'intelligence n'était pas du bon côté malgré les apparences : la poésie est une forme d'intelligence bien plus subtile, que celle uniquement rationnelle, et bien plus efficace. Pourquoi ? L'homme ne vit pas seulement de pain : la stricte économie prétend fournir le pain à tout les hommes, mais en pratique il est évident que l'on est loin du compte, alors que le problème se situe au niveau spirituel ; ce système capitaliste sans amour est bien incapable de pourvoir au besoin de tous et ne fait qu'exacerber l'égoïsme, celui-ci étant devenu la pierre angulaire de l'idéologie libérale qui prône la compétition à tout va. Mieux vaut l'entraide et la coopération.
Donc pour gouverner il faut être un visionnaire et l'histoire ne retient le nom que de ceux qui ont eu une vision qui s'est avérée. Cette assertion n'est-elle pas une idiotie ? Puisque les noms dont on se souvient le plus sont ceux de Hitler, Staline, Pol Pot, ect. . . voilà qui est bien embarrassant. Il faudrait déjà dénicher les personnages historiques qui ont eu une vision et cela paraît bien difficile. . . les chefs d'états visionnaires qu'ils aient été rois, tyrans, empereurs, présidents de république, chanceliers ect. . . ça n'a jamais existé : pas un qui se soit avancé sur le devant de la scène et qui ait promis ou ceci ou cela et qui ait gagné son pari. On a toujours tendance a conférer le beau rôle à ceux qui sont au sommet mais n'est-ce pas abusif ? Il faut souvent une situation désespérée pour qu'un sauveur puisse émerger : personne n'aurait parié un fifrelin sur le futur Charles VII jusqu'à ce que celui-ci ne soit secouru par une frêle jeune fille du nom de Jeanne d'Arc. Jeanne a eu une vision et c'est grâce à cette vision que la France a pu être reconquise.
Il faut revenir à la question fondamentale évoquée plus haut : les fantasmes peuvent-ils se réaliser ? On a au moins une preuve historique que cela est possible : l'histoire de Jeanne d'Arc. Des psychiatres se sont penchés sur le cas de cette jeune fille qui entendait des voix dans le jardin de son père et ont jugé qu'elle était atteinte de pathologie mentale ; seulement Jeanne a été jusqu'au bout de ses fantasmes et a sauvé la France. N'a-t-elle pas bien fait ? Il en est de même pour Jacques François et il est maintenant craint et respecté. Alors que faut-il en conclure ? Que ça marche dans certain cas mais pas dans tous sinon Jean de Lafontaine n'aurait pas écrit sa fable Perrette et le pot au lait. Le tout serait de produire une étude scientifique pour savoir la proportion d'échecs et de réussites et pour quelle raison ça marche dans certain cas. Dean Radin pourrait venir à la rescousse et ce qu'il écrit notamment dans un de ces livres : Real magic pourrait-être convaincant d'autant plus qu'il donne une recette pour arriver à ses fins mais ça ne marche pas. . .
Voilà, ce qui devait arriver est en train de se produire : le cataclysme final ; sécheresses, canicules, inondations, pertes de récoltes, famines, épidémies. . . tout ça entraîne une énorme mortalité et cette fois c'est la fin du monde. Dies irae, jour de colère ; colère immense des justes, des prophètes qui avaient averti le monde entier mais qu'on n'a pas voulu prendre en considération et maintenant il est trop tard. . . Et on a fini par avoir la peau de Jacques François : une coterie d'imbéciles et de médiocres lui a tendu un guet-apens et l'a assassiné en le rouant de coups.
L'histoire pourrait se terminer là mais il y a un rebondissement : à l'instar du Titanic le vaisseau Terre est en train de sombrer mais une poignée de riches privilégiés égoïstes se sont réservés des canots de sauvetages ; des astronefs les emportent sur Mars et c'est ainsi qu'ils sauvent leur peaux alors que le restant de l'humanité est en train de crever dans les plus horribles souffrances qui soient. Youpi ! l'humanité est donc sauvé ? Ces chanceux sont-ils encore humains ? Leur descendance sera-t-elle encore humaine ? Ces rupins élèveront leurs enfants dans leurs principes égoïstes, pourquoi voudriez-vous qu'ils soient humains ? On voit que l'éducation a joué un rôle majeur dans l'extinction de l'espèce humaine ; la propagande libérale sous la forme de la publicité qui a annihilé toute conscience a fait le reste.
Heureusement que sur terre il y a eu des lieux préservés où quelques femmes et hommes ont pu reconstituer une petite société bien différente de celle qui existait avant l'Apocalypse. Comment ce petit groupe a-t-il pu survivre alors que le reste des humains sont tous mort ? En appliquant la méthode de Jacques François : ils ont fantasmé, rêvé à l'état de veille. Mais qu'ont-ils rêvé ? Ils ont rêvé l'inimaginable. Et c'est quoi cet inimaginable ? Ils se sont rêvés immortels : ils ont fantasmé que leur esprit était immortels mais aussi leurs corps et qu'ils vivraient pour toujours sur la Terre redevenue un paradis terrestre. Ceci peut paraître bien enfantin et peu réaliste et c'est pourquoi l'auteur emploie à dessein le vocable inimaginable mais ils l'ont fantasmé et cela s'est réalisé : s'ils avaient écouté ce que leur serinait à longueur de journée la propagande matérialiste, l'idéologie fondamentale du capitalisme, ils ne l'auraient pas rêvé et ils seraient morts comme les autres. Edith Piaf chantait : dans la vie il n'y a qu'une seule morale : sans amour on n'est rien du tout et c'est pourquoi la colonie martienne a été bien éphémère ; les colons sont morts à leur tour de leur dissensions et de leur incapacité de s'aimer entre eux au contraire des survivant terriens qui se vouent les uns aux autres amour, entraide et coopération.
Mais tout ce qui précède est bien mièvre, bien fade : on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Ceux qui chantent, la bouche en fleur, l'amour, l'amour toujours sont de fieffés hypocrites et puis la niaiserie n'est jamais loin. Il n'y a qu'une chose d'intéressante et qui vaille la peine : la magie comment ça marche ? Le fantasme est-il la clé de la magie ?
" Ohoh ! Monsieur François ! réveillez-vous ! vous avez fait ce que je vous ai demandé ? La boîte ne vous paye pas pour rêver : faudrait être un peu plus efficace. . . " M. Pitronel venait de surprendre Jacques en plein dans sa rêverie, sa série de fantasmes relatée plus haut. Il répondit le cerveau encore embrumé : " Ben non, j'ai pas eu le temps. . .
_ Vous avez pas eu le temps ?! Vous vous foutez de ma gueule ! je vous ai demandé ça hier ! vous êtes sûr que vous êtes fait pour ce job ? ". Et une engeulade de plus. . . Non, de toute évidence Jacques n'était pas fait pour le travail de bureau, ni pour aucun autre travail d'ailleurs : il était profondément inadapté à la vie moderne alors qu'aurait-il pu faire d'autre ? Jacques s'est retrouvé sans emploi. Rêver ne lui a servi à rien, bien au contraire.
Où l'on constate l'inefficacité de la pensée positive. La pensée positive sert surtout à enrichir ceux qui écrivent et publient des manuels de pensée positive. La pensée positive ça ne marche pas. Et puis c'est tout.
Incorrigible Jacques François ! Maintenant qu'il était au chômage qu'allait-il faire ? Chercher un autre emploi ? Ou passer ses journées à rêver encore et encore au grand désespoir de son entourage qui lui reprochait de fantasmer sa vie sans la vivre vraiment et de manquer de réalisme. Jacques, de toute évidence, prenait ses désirs pour des réalités. Mais c'était quoi ses désirs ? Le savait-il lui même ? Aurait-il pu rêver d'être le roi du monde ? Il n'avait aucune propension à la mégalomanie ce qui constitue un obstacle majeur à la vocation de roi du monde. Donc on peut écarter ce fantasme du psychisme de notre héros. Pourtant il faut bien s'occuper l'esprit et Jacques entre deux rares entretiens d'embauche avait du temps à tuer. Alors plutôt que de passer ce temps devant la télé ou dans ces conneries de réseaux sociaux il se donna comme cas d'école de s'imaginer être le roi du monde. Pourquoi pas ?
D'abord il évita de s'impliquer dans ce rôle et il inventa un personnage indépendant de lui. Il lui donna le nom de Casca. Plutôt que d'imaginer les péripéties de son accession au trône il l'établit comme étant déjà revêtu des habits royaux. Et ensuite ? La gouvernance mondiale est confiée a une assemblée des sages élus au suffrage universel par tout les peuples de la terre et le roi du monde n'a qu'un rôle de représentation comme dans toute monarchie constitutionnelle. Donc un roi fainéant, un roi potiche. Voilà qui est très bien, se dit Jacques, mais à quoi occupe-t-il son temps ? À inaugurer les chrysanthèmes. Quel ennui ! mais c'est toujours mieux que d'être un tyran. On peut imaginer le roi Casca instituer une vie de cour fastueuse comme celle de Louis XIV. Mais là aussi quel ennui. Bien sûr Jacques pourrait penser à des intrigues entre courtisans, des maîtresses au roi, des scandales retentissants mais il n'a pas le goût à ça : les magazines qui relatent la vie quotidienne des familles royales d'Europe, très peu pour lui. Voilà un fantasme qui ne va pas bien loin. Il faut renoncer à être roi du monde. Et qui veut être roi du monde ? Des psychopathes. Pourtant au temps de l'Empire Romain, étant donné que le monde se limitait aux frontières de l'empire, l'empereur était véritablement considéré comme le souverain du monde et tout les empereurs romains n'ont pas été des fous furieux ; on a retenu que deux noms d'empereurs comme ayant été vraiment dérangés : Néron et Caligula. Pour le reste. . . Être président des Etats-Unis ou du monde entier qu'est-ce que ça changerait ? Le président gouverne alors que Casca ne gouverne pas. Hitler a voulu être le dictateur du monde entier et c'était un fou mais si l'institution de la gouvernance du monde entier préexistait est-ce que les ambitieux qui brigueraient le poste suprême seraient-ils tous des cinglés ? Pas forcément, surtout s'ils devraient être obligatoirement élus d'une manière ou d'une autre soit au suffrage universel soit à un suffrage beaucoup plus restreint, comme le Pape par exemple. Si Casca doit gouverner voilà qui donne du corps au fantasme : que va faire le roi Casca ? Il y a toujours des soulèvements à réprimer, des révoltes à apaiser, une économie à rétablir, de nombreuses crises à dénouer. . . Finalement c'est tout aussi ennuyeux que le rôle du roi potiche. Alors quoi ? Jacques devrait se mettre dans la tête d'un politique et il en est bien incapable. . . Jacques en conclut que si la royauté du monde entier existait elle devrait échoir à celui qui la réclamerait le moins. Alors rêver, fantasmer, faire de la visualisation créatrice (sic), comme disent ces crétins férus de pensée positive (resic), ne sert à rien car il semblerait que la décision revient à une instance supérieure non-humaine que certains pourraient nommer providence. Donc Jacques a arrêté de fantasmer sur ce sujet.
Notre héros ne savait plus que faire de ses journées. Un jour il décida d'aller se promener sur la digue qui bordait le fleuve sur sa rive droite, il marchait depuis un bon bout de temps quand il rencontra. . . Casca en personne. Ah oui, c'était bien lui : c'était bien le visage qu'il avait imaginé, la même coupe de cheveux, les même traits de visage, un homme plutôt athlétique dans la quarantaine, bien sûr il n'était pas revêtu des habits de cour mais seulement habillé d'un jogging comme tout les blaireaux qui couraient sur le bord de ce cours d'eau. Jacques fut surpris mais ne s'en étonna pas beaucoup car pour lui ce n'était guère plus qu'une coïncidence. Alors, par jeu, pour faire le malin quitte à passer pour un huluberlu, il lui adressa la parole en ces termes : " Casca, tu seras roi ! ". Comme attendu le quidam le regarda héberlué et répondit à son apostrophe : " Vous me connaissez, nous nous sommes déjà rencontrés ?
_ Mais non, c'est la première fois que je vous vois. . .
_ Pourtant vous connaissez mon nom ; comment savez-vous que je m'appelle Casca, Charles Casca ? ". Jacques, à son tour fut sidéré et là il ne s'agissait plus de coïncidence mais de synchronicité, il prit son inspiration et lui fit part de sa dissertation mentale sur le roi du monde ; Charles Casca le regarda d'un drôle d'air mais Jacques comprit qu'il ne le prenait pas pour un fou mais plutôt comme visionnaire ; puis au bout d'un moment il dit : " Si vous aviez un peu de temps nous pourrions causer tout les deux autour d'un café. . . ". Cinq minutes plus tard les deux hommes se retrouvèrent attablé autour d'un café dans un bistrot près du fleuve.
" Que faites vous dans la vie, Monsieur. . . ?
_ Jacques François, je suis actuellement au chômage.
_ Vous pourriez travailler pour moi : je brigue un mandat de député pour les prochaines législatives, si je suis élu j'aurai besoin d'un assistant parlementaire alors pourquoi pas vous ? ".
Et c'est ainsi ce qui est arrivé, Charles Casca a été élu député Rassemblement National et Jacques est devenu son assistant parlementaire. Le député est devenu chef de son parti puis il s'est présenté aux présidentielles qu'il a remportées de justesse et est devenu le premier président d'extrême-droite de toute l'histoire de la Vème République, dans son sillage Jacques a pris lui aussi du galon et est devenu le conseiller spécial de Casca.
En peu de temps Charles Casca est devenu un dictateur. Qu'y a-t-il dans la tête d'un dictateur ? Celui-ci projetait-il de devenir maître du monde ? A-t-il pris au sérieux l'apostrophe : Casca, tu seras roi ! proférée par Jacques François quelques années auparavant ? Prenait-il ce doux rêveur pour un prophète ? Toujours est-il que son ascension fulgurante ne s'arrêta pas là et il réussit là où Hitler avait échoué car il eut la sagesse de ne pas déclencher une guerre sanglante et dévastatrice mais fut assez habile pour prendre la tête de l'ONU et, face à la menace grandissante d'une troisième guerre mondiale, parvint à doter cette institution de pouvoirs tels que l'on put dire qu'elle devint pratiquement une instance gouvernementale mondiale. En catimini un gouvernement mondiale venait d'émerger. Casca resta plusieurs décennie secrétaire de l'ONU. Et finalement tout se passa bien. De la part d'un dictateur on aurait pu penser que cela se passât mal mais contre toute attente ça s'est bien passé. Pourquoi ? Parce que, à aucun moment, Casca ne put prendre une décision individuelle et dû se plier aux décisions collégiales du Conseil de Sécurité mais il pouvait toujours se dire, en son for intérieur, qu'il était le roi du monde. . . On pourra s'étonner que l'ONU ait choisi un dictateur comme secrétaire mais pour dictateur qu'il était Casca n'en était pas moins un chef de l'état élu démocratiquement au suffrage universel et ayant, de ce fait, toute légitimité à gouverner. S'il fut qualifié de dictateur c'est que sa gouvernance fut particulièrement autoritaire sans excéder, cependant, les limites de la légalité républicaine. Ce qui n'en faisait pas pour autant quelqu'un de bien recommandable. . . mais on lui pardonna beaucoup car du temps qu'il était à la tête de l'ONU le monde évita bien des écueils et périls et connu même une certaine ère de prospérité. Jacques qui l'avait suivi et secondé tout le long de son ascension fini par comprendre ce que ça faisait d'être le roi du monde même si cela se fit par procuration. Car un poète ne peut pas être roi du monde même s'il est au plus près du pouvoir ; les souverains celtiques étaient souvent secondés dans l'exercice de leur gouvernance par un druide et c'est le druide qui exerçait le vrai pouvoir, dans l'ombre. De la même manière on aura pu dire que Jacques François aura été le druide de Casca : ce dont le monde lui saura gré car il aura empêché ainsi le dictateur de faire trop de conneries. . . Mais tout ça ne répond pas à la question : qu'est-ce que ça fait d'être le roi du monde ?
Et bien ça ne fait rien du tout car pour gouverner le monde il faut avoir la tête froide et surtout pas la grosse tête. Le poids des responsabilités est écrasant et ça empêche de se prendre pour un surhomme. Un artiste peut se prendre pour un surhomme : ça ne prêtera pas à conséquence, pas un gouvernant mondiale car il devra rendre des comptes en face de l'histoire. . .
Jacques avait essayé, des décennies auparavant, de se rêver, de se fantasmer comme roi du monde et il s'aperçut vers la fin de sa vie qu'il n'y avait rien à rêver ni à fantasmer. Il n'avait jamais ambitionné d'être le roi du monde puisque cela avait été dévolu à une sorte d'homme de paille en la personne de ce polichinelle de Casca : ça s'était fait comme ça, parce qu'il en fallait bien un. . . lui en l'occurence, ce rêveur sans envergure ni talent spécial.
Cependant Jacques François comprit que si ses rêves n'avaient pas été des visualisations créatrices ils avaient eu, malgré tout, force prophétique.
Tout les fantasmes ne marchent pas et Jean de Lafontaine, dans sa fable Perrette et le pot au lait, a eu raison de le souligner ; sauf s'ils sont visions de l'avenir. Mais dans ce cas, comment faire la différence entre rêvasserie inepte et stérile et véritable prophétie ? La vie de Jacques François pourrait peut-être répondre à cette question car il lui a été très pénible, voire impossible, de se fantasmer à priori en roi du monde cependant qu'une impulsion l'avait conduit à le faire et qu'il ne pouvait se détacher de cette pensée. Les fantasmes sont toujours agréables les obsessions jamais. Dans le film La dernière tentation du Christ on voit un certain Jésus fils de Joseph, charpentier de son état à Nazareth, être poursuivi par un être invisible et Jésus de l'implorer : " Pourquoi me harcèles-tu, laisse moi en paix. . . ", on comprend que cette entité obsédante n'est là que pour obliger le futur Christ à accomplir son destin ; cela pourrait nous mettre sur la voie de ce qu'est la véritable visualisation créatrice qui n'a rien à voir avec ces momeries de la soi-disant pensée positive. L'appel du destin n'a pas forcément un caractère agréable et peut même engendrer de l'angoisse : s'imaginer en train de recevoir, jour après jour, une flopée de chèques dans sa boîte au lettre est sans doute très agréable mais ne mène à rien du tout et finit par devenir lassant, et puis quand on est véritablement aux abois on ne reste pas le cul sur une chaise à rêvasser toute la journée mais on se remue.
" Dis donc, Jacques, tu ne vas tout de même pas passer toutes tes journées le cul sur une chaise à rêvasser : il faut trouver du boulot maintenant car comment on va payer le loyer. . .". Jeannette, la compagne de Jacques, vient de rentrer et elle admoneste cet incorrigible rêveur. Le jeune homme était très loin, si loin. . . sa dissertation mentale sur le fait de se fantasmer roi du monde l'a conduit jusqu'à cette belle histoire de rencontre de futur dictateur. Chétive pécore ! incapable de prendre sa vie en main mais surtout occupé à s'inventer toutes sortes de belles histoires. Que va-t-il faire ? Jeannette va finir par le foutre dehors et il se retrouvera SDF, il faut bien faire quelque chose. Mais il constate une chose : il se croyait incapable de se visualiser roi du monde mais il est quand même arrivé à bâtir une histoire sur ce thème, comme quoi. . .
Bon ben, je vais faire les petites annonces, se dit-il sans grande conviction, alors il regarde sur le Bon Coin et il trouve ceci : " Druide Casca, voyance, véritable pouvoir certifié. . . ". Mince, se dit-il, le nom de mon dictateur. Jeannette se penche sur son épaule et regarde l'écran, elle gronde : " Quoi ! c'est quoi cette connerie de voyants ; je croyais que tu cherchais du boulot ; la page offres d'emploi c'est pas celle-là ; allez secoue-toi. . . ". Bien sûr, dés que sa compagne a le dos tourné Jacques ne peut s'empêcher de faire une connerie : un numéro de téléphone est joint à l'annonce du charlatan qui se prétend druide ; il l'appelle. La voix de l'escroc lui répond : " Druide Casca, que puis-je faire pour vous ?
_ Vous portez le nom de mon dictateur. ". À l'autre bout du fil son interlocuteur se retient de pousser un soupir de lassitude mais comme c'est un professionnel habitué à être en contact avec des fous il propose tout de suite le tarif : " C'est 60 € la consultation, pouvez-vous me donner le numèro de votre carte bleu. . . ". Jacques va-t-il se faire avoir ? C'est sans compter sur la vigilance de Jeannette qui ayant tout entendu se saisit de l'appareil et raccroche. Une engueulade inévitable s'ensuit. " Et puis c'est quoi cet histoire de dictateur ?
_ Le voyant porte le nom du dictateur que j'ai imaginé : Casca.
_ Mais qu'est-ce que tu es bête ! des Casca c'est pas ce qui manque et puis est-ce que tu as entendu parler de la cryptomnésie ? À force de traîner sur le Bon Coin à y faire tout et n'importe quoi sauf, bien sûr, cherchez du boulot ton inconscient aura capté l'annonce de cet escroc avec son nom et il l'aura restitué alors que tu avais la tête dans les nuages. . .
_ C'est pas vrai, c'est la première fois que je vois cette annonce ; elle était pas sur la page hier.
_ Ah, de mieux en mieux, tu vas gaspiller le peu de fric que tu n'arrives pas à gagner en le refilant à des charlatans ?! Jusqu'à quand je vais te supporter ! J'ai besoin d'un adulte pas d'un adolescent attardé.
_ Je ne l'ai jamais fait : tu peux vérifier sur mon compte et tu sais que je ne dépense jamais rien. . . ". Jeannette soupire ; son compagnon est un bon à rien mais au moins il ne coûte pas grand chose : à l'instar du paresseux, l'animal arboricole, son métabolisme est très lent et il ne consomme que très peu d'énergie et question de dépenses cuturelles : zéro ; avec lui pas besoin d'aller au cinéma, de téléchargez des films et d'acheter des bouquins, il se fait son propre cinéma et lit dans sa tête des romans faits maison. " Alors pourquoi tu vas sur cette page ?
_ Je suis incapable d'envisager l'avenir, j'aurais besoin d'aide pour le faire alors pourquoi pas un voyant. . .
_ Crétin ! y'en a des millions comme toi : voilà pourquoi les escrocs et les charlatans ont la part belle ; c'est si facile d'exploiter la détresse des gens. Il y a peut-être des voyantes et des voyants authentiques, et encore c'est pas sûr, mais tu penses bien qu'il ne sont pas sur internet.
_ Alors où ils sont comment les trouver ?
_ J'en sais rien. . . ". Ce genre de discussion pourrait s'éterniser quand la sonnerie du téléphone retentit ; Jeannette décroche ; c'est à nouveau le druide Casca, Jeannette vitupère Jacques derechef : " C'est ton escroc ! t'aurais pu masquer le numèro !
_ Je ne sais pas comment on fait ! . . . " La dispute pourrait continuer ainsi à n'en plus finir mais Jeannette tout à sa colère n'a pas pensé à raccrocher, elle finit par entendre la voix dans le téléphone : " Madame ! Madame ! Jeune Fille ! calmez-vous et écoutez ce que j'ai à vous dire ; ça y'est vous êtes prête à m'écouter ?
_ Oui, Monsieur ! Qu'est-ce que vous nous voulez ?!
_ Jeannette, votre mère est au plus mal, vous feriez mieux de la joindre, au revoir. ". Jeannette à un coup au coeur ; elle fait défiler le numéro de sa mère sur l'écran de l'appareil puis le compose, elle tombe sur son père : " Allo, Papa, passe moi Maman.
_ Elle est à l'hôpital, j'allais t'appeler, elle a eu une attaque. . . ". Jeannette tombe en sanglot puis accompagné de Jacques ils se rendent à l'hôpital. La maman de Jeannette a fait un grave AVC mais ses jours ne sont pas en danger.
Le couple revient tard dans la nuit après avoir passé une grande partie de la soirée aux urgences. Harassé de fatigue, ils vont se coucher. Puis les jours se suivent et la crise passe ; finalement ce n'était pas si grave et même si la mère de Jeannette garde quelques séquelles on a bon espoir qu'elle récupérera grâce à la rééducation. Plus de peur que de mal.
" Bon, finalement tu peux l'appeler ton druide. . . ". Jeannette qui, il y a seulement quinze jours, était très sceptique en ce qui concerne la prédiction de l'avenir est maintenant convaincue qu'il peut il y avoir de bons voyants et que la voyance ça marche. C'est ce que fait Jacques : " Allo, Druide Casca ? Je suis. . .
_ Je sais qui vous êtes : vous êtes Jacques François et vous m'appelez pour connaître votre avenir ; vous me direz qu'il n'y a pas besoin d'être voyant pour dire ça mais la plupart des gens n'ont pas véritablement envie de savoir l'avenir, ce qu'il veulent avant tout c'est d'être rassurés : si il y avait de l'honnêteté et du courage dans leur démarche ils seraient prêts à tout entendre ; le bonheur comme le malheur. Mais ce n'est pas votre cas car je sais que vous avez le désir de connaître la vérité. Votre avenir le voilà : tu seras roi, Jacques.
_ Encore ! cette pensée me tabuste depuis plusieurs semaines et je n'arrive pas à me visualiser. . .
_ Roi du monde n'est-ce pas ? Car être roi du pantalon ou du lacet c'est à la porté du premier pedzouille venu mais être roi du monde c'est proprement inimaginable : ça ne s'est jamais vu. Ma voyance s'arrête là. Adieu. ". Le druide a raccroché.
Jacques comprends que dire : " être roi du monde est un job comme un autre " est une expression facile mais bien loin de correspondre à la réalité car bien sûr il ne peut absolument pas s'imaginer être dans la peau du roi du monde mais il sait seulement une chose : il doit l'être. Après la voyance du druide Casca cela ne fait plus de doute : pour lui ça devient une réalité et non plus un fantasme.
Le problème n'est pas de faire de la visualisation créatrice pour devenir roi du monde mais seulement d'accepter l'idée. C'est cela le plus dur. Alors que faire ? Et puis pourquoi, au nom de quoi il devrait devenir roi du monde ? A-t-il l'étoffe pour ça ? Le mérite-t-il ? A-t-il des compétence spéciales pour le devenir ?
" Jeannette, as-tu entendu ce que vient de me dire Casca au téléphone ?
_ Oui, j'ai bien entendu. . .
_ Qu'en penses-tu ? ". La jeune femme hausse les épaules, dans l'expectative totale. Puis elle répond : " C'est un bon voyant : il a vu l'attaque de maman ; est-ce qu'il dit vrai en ce qui concerne ton avenir ? Je ne saurais dire ; c'est tellement incroyable. . . ". Et puis la vie reprend son train-train mais Jacques ne passe plus ses journées à rêvasser et à fantasmer comme si le fait d'avoir vécu cette annonciation avec sa compagne comme témoin avait rendu caduque et inutile tout processus mental visant à objectiver de soi-disant désirs : la voyance de Casca est devenu une sorte de certificat rendant objectif ce qui n'était au départ qu'une pensée obsessionnelle. Ce qui fait que son temps et son énergie trouvent à s'employer ailleurs et il finit par trouver un travail.
" On n'allume pas la lampe pour la mettre sous le boisseau. ". Lui a répondu le prospecteur placier quand Jacques lui a dit qu'il était prêt à prendre n'importe quel job. " Les résultats de vos tests d'aptitudes sont remarquables ; pas étonnant que vous ne vous soyez jamais adapté à végéter dans de petits emplois de bureau ; vous vallez mieux que ça. . . ". Enfin, voilà un véritable professionnel du recrutement qui a su déceler les talents cachés de Jacques François ! Et l'histoire peut démarrer là.
Pour quelqu'un d'aussi imaginatif que Jacques le métier de créateur de nouvelles technologies en énergie renouvelable et économie d'énergie semble tout trouvé. Bien sûr il n'a pas de formation d'ingénieur mais on a décelé en lui une capacité exceptionnelle à apprendre beaucoup et très vite et si le DRH a surtout voulu l'embaucher lui, plutôt que des centaines d'autres candidats, c'est qu'un certain test interne a mis en lumière chez-lui une incroyable capacité à penser autrement et à résoudre les problèmes d'une manière inattendue. Dans le monde de l'entreprise une nouvelle philosophie s'est développée : les anciennes manières de penser conventionnelles ayant fait preuve de leur inefficacitées quand à la résolutions de problèmes et à la capacité d'inventer de nouvelle technologie on privilégie maintenant les anticonformistes dans les processus mentaux de création. Bien sûr tout ceci n'est pas nouveau et les chefs d'entreprises depuis des lustres cherchent la perle rare en organisant pour leurs salariés des stages de survie en pleine nature ou de saut à l'élastique mais sans grande rationnalité obéissant plus à des effets de mode qu'à de véritables investigations scientifiques en vu de recruter les collaborateurs d'exception qui sauront véritablement innover.
Donc Jacques au bout de quelques mois se retrouve être ingénieur dans une start-up spécialisée dans les énergies renouvelables. Pendant une année tout se passe bien, Jacques participe à un projet et tout le monde vante sa créativité puis ça dérape car c'est toujours la même chose avec ce cave. . . Il est à nouveau licencié. Qu'est-ce qu'il a encore fait ? Il a pris ses désirs pour des réalités. Il s'y croyait déjà. Au moins là il avait sinon un désir du moins une vocation ou plutôt une mission : devenir roi du monde. Alors il s'y est mis avec application ; à la fin il s'est vraiment pris pour le roi du monde et ça s'est traduit par beaucoup de prétention et d'arrogance ; Jacques jouait à contre-emploi, ça ne le ressemblait pas ; un narcissique aurait pu réussir là où Jacques a échoué mais il n'était pas narcissique, il jouait mal, il jouait faux et c'est devenu insupportable pour ses collègues et son patron et c'est pour ça qu'on l'a renvoyé malgré son indéniable talent, comme on dit : il puait. Cela lui a donné une bonne leçon : il comprit que la providence s'était servi de ce contre-exemple pour l'instruire sur ce qu'il ne fallait pas faire. . .
Alors il se retrouve à nouveau sur le carreau. Mais au moins il a compris qu'être roi du monde ne consiste pas à être bouffi d'orgueil et de mépris envers les autres et que c'est l'inverse qu'il faut faire : cultiver l'humilité et l'abnégation.
Il retourne au Pôle emploi ; le prospecteur placier le reconnaît ; Jacques lui raconte son histoire sur les deux dernières années écoulée, il ne se pose pas en victime d'une injustice et admet volontier ses torts, il conclut : " Maintenant je préfèrerais trouver un job où je ne risque plus de prendre la grosse tête : homme de ménage ça me conviendrait tout à fait.
_ Quel gachis ! Pourquoi pas élever des chèvres sur le Larzac pendant qu'on y est ?! D'accord vous avez merdé mais il faut rebondir maintenant : vous dites que vous avez besoin d'apprendre l'humilité ; qu'à cela ne tienne. . . J'ai un job pour vous qui ira dans ce sens et qui vous permettra de rendre service à la société.
_ C'est quoi ?
_ Un boulot d'ingénieur pour une ONG humanitaire : il s'agit de forer des puits et d'installer des pompes au Sahel pour que des paysans puissent irriguer des champs afin qu'ils se nourrissent eux et leur famille ; d'accord vous ne serez pas dans la recherche mais au moins vous serez utile, seulement il faudra vous expatrier pendant de nombreuses années sans compter le risque de vous faire enlever et tuer par des fous d'Allah.
_ Je prends. ".
Donc Jacques se retrouve au Mali et il met ses compétences d'ingénieur au service des cultivateurs de cette région et il finit par constater avec satisfaction les résultats de son travail. Il est au contact avec la détresse et la misère de ces populations et là il apprend pour de bon l'humilité et l'abnégation. Il comprend aussi que son travail d'innovateur en énergie renouvelable dans l'entreprise où il travaillait précédemment ne menait à rien car ce faisant il n'avait été qu'au service des nantis et des privilégiés de la société occidentale et que sa véritable place se trouve là à aider les paysans à produire des aliments et des produits pour les sortir de la misère et de la famine. Est-ce qu'il va s'exercer encore à se sentir roi du monde ? Il trouve cette occupation bien dérisoire maintenant et il se demande même pourquoi cette obsession absurde lui est venu : et l'estampille du druide voyant n'y fait rien ; tout ça c'est fini.
Il se passe plusieurs années et le projet auquel il a participé commence à porter ses fruits : la population mange à sa faim et les maladies liées à la sous-alimentation régressent. Jeannette l'a rejoint et ils ont fondé une petite famille ensemble ; un garçon et une fille. C'est une vie difficile mais malgré tout heureuse car pleine de sens.
À un moment donné de sa vie il lui revient en mémoire ces vaines songeries en ce qui concernait être le roi du monde. Quel sens est-ce que ça avait ? Il s'est passé vingt ans et il n'est manifestement pas devenu roi du monde, alors quoi ? Le roi du monde n'est-ce pas celui qui crée ce monde ? Et en quoi a-t-il créé un monde ? Le monde serait-il différent s'il n'avait pas fait un certaine chose ces dernières années ? Quoi par exemple ? À un certain moment de sa vie il a fallu faire un choix : il s'est trouvé à la croisée des chemins et il a pris une certaine route : que se serait-il passé si il avait pris une autre direction ? Mais c'était à quel moment ? C'était quand il était employé dans cette grande entreprise qui est devenue maintenant une multinationale cotée en bourse. Quand il y était ce n'était qu'une start-up prometteuse : il aurait pu grimper un à un les échelons de ce qui est maintenant un grand groupe ayant le quasi monopole de l'énergie soi-disant renouvelable et en devenir le PDG ; pour ainsi dire le roi du monde car qui tient l'énergie tient la marche du monde. Alors c'est le ratage total et le voyant avait raison mais à cause de son manque de goût pour les intrigues il avait laissé passer sa chance. Pourtant ce n'était pas faute de s'être visualisé à la première place mais cela avait abouti à se mettre tout le monde à dos à cause de cette stupide arrogance. S'il était devenu PDG du groupe est-ce qu'il serait devenu encore plus orgueilleux ? À la vue du magnat actuel qui se trouve à la tête de la multinationale monopolistique certainement. Alors c'est ça se sentir roi du monde ? Avoir une tête énorme qui ne passe pas les portes ; être bouffi d'orgueil et d'arrogance et perdre ainsi le sens de la réalité ? Quoi, tout ça pour ça ? Mais pour vivre ce genre de ressenti il n'y a pas besoin d'être le roi du monde : être chef de rayon dans un supermarché c'est largement suffisant ! tout ça est bien dérisoire. . . C'était pas la peine d'en faire tout un fromage. Finalement c'est bien, se dit-il, je suis à la bonne place et n'en tire aucun orgueil. Jacques réfléchit au fait que si il n'avait pas pris la direction de la soi-disant réussite ce n'était pas parce qu'il avait merdé mais que ce devait-être un désir inconscient qui l'avait amené à le faire.
Cependant il se remémore sa dissertation mentale, toujours sur le même thème, qu'il avait produite des années auparavant où il avait soigneusement esquivé cet aveuglement que constitue l'orgueil d'être arrivé au plus haut sommet en se visualisant comme éminence grise, tirant les ficelles du pouvoir dans l'ombre, mais il avait jugé que c'était une attitude faux-cul car si on donne procuration du pouvoir à un homme de paille on n'en tire pas moins de l'orgueil même si le fait d'être dans l'ombre vous met à l'abri de la sotte vanité. Alors n'en parlons plus, se dit-il, passons à autre chose.
Où on constate, à la lumière de ce qui précède, que la visualisation créatrice peut être contre-productive ce qui renforce l'idée que c'est une franche connerie.
En fait ce que n'a pas l'air de remarquer Jacques c'est que tout est train de se casser la gueule : c'est l'Apocalypse qui vient de débuter. Inutile de faire la liste de tout les fléaux qui frappent la Terre entière, de plus personne n'est à l'abri : Jacques apprend que la multinationale d'énergie renouvelable a fait une faillite retentissante et que son PDG qui se prenait sans doute pour le roi du monde se retrouve au chomage. Comment sauver le monde ? Jacques François est sollicité par une fédération d'ONG pour prendre la tête d'une nouveau mouvement qui a pour vocation de mettre sur pied une nouvelle organisation sociale basée sur la justice économique en prenant en compte, notamment, la réparation de la Terre. Contre toute attente cette organisation réussit à prendre le pouvoir mondial et Jacques François en reste le leader. Cette ascension qui paraît rapide et vertigineuse ne s'est pas faite sans de nombreuses péripéties et s'est étalée sur de nombreuses années mais cela ne fait pas partie du propos de l'auteur car il tient à en arriver directement à la conclusion.
Alors on pourrait dire que Jacques est devenu roi du monde et comment il ressent ça maintenant qu'il y est ? Il pense à tout ce qui reste à faire, aux enfants qui continuent à mourir de faim, à comment faire pour que le cataclysme final ne se produise pas, à tout ces problèmes qui accablent la Terre : dans tout ces soucis et tout ces tourments mentaux il n'y a pas place pour un quelconque orgueil et il aimerait bien refiler son job à quelqu'un d'autre.
Ce long monologue s'achève et Hitler reprend ses esprits en s'extirpant laborieusement de sa transe. Puis son regard se fait encore plus perçant que d'habitude et il annonce sur le ton d'une gravité sereine : " Herren, je viens de faire une incursion dans l'avenir où je serai roi du monde : cette fois j'en suis sûr ; le monde m'apartient d'ors et déjà. ". Stupeur de l'assistance et un ange passe ; Claude en profite pour sussurer ceci à l'oreille de Samuel : " Allons-nous en tout de suite : trouve une bonne excuse pour que nous puissions déguerpir. . . ". Samuel rompt le silence : " Mein Führer, monsieur Joussier vous demande la permission de se retirer car il aimerait bien rentrer chez lui ce soir : la route est longue jusqu'à son village.
_ Mmh ? Oh oui, très bien, vous pouvez y aller, de toute façon j'aurai d'autres occasions de revoir Herr Joussier, c'est un véritable magicien. . . ". Le dictateur est encore dans les brumes de sa transe et il ne s'interroge pas sur ce départ pour le moins précipité.
Puis hors du bureau, Claude dit à Samuel : " Débrouille-toi pour te séparer de tes collègues, elle est loin ta voiture personnelle ?
_ Non : à peine 5 mn d'ici dans une petite rue, j'avais prévu le coup. . .
_ Tu as eu bien fait, maintenant il faut faire fissa. . . ".
Sept minutes plus tard les deux hommes se retrouvent dans la traction de Samuel. Samuel met le moteur en route et demande : " Direction la France. . .
_ Non, direction la Suisse, va-z-y démarre et roule vite, nous dicuterons en route. ". L'automobile se fraie un chemin dans les rues de Berlin et au bout de quelques temps se retrouve en rase campagne et continue à rouler à vive allure.
" Peux-tu m'expliquer ce départ précipité ?
_ L'avenir où le führer croit être allé n'existe pas et ne peut pas exister : tout ça c'est de la poudre aux yeux. L'entité qui parlait par sa bouche, le speaker, nous a servi un tout autre discours en ce qui concerne la vrai royauté mondiale : au XXIème siècle la souveraineté du monde reviendra à un certain Jacques François, mais ça tu l'as aussi bien entendu que moi, et ce roi du monde n'aura rien d'un tyran sanguinaire comme ce Hitler.
_ Ce speaker, c'était le même qui s'est incorporé en moi lors de ma transe médiumnique ?
_ Oui, en effet, mais ceci est une autre histoire et on aura l'occasion d'en reparler. . . Pour l'heure voilà ce qui va se passer : les courtisans du führer vont lui rapporter tout ce qui s'est passé et comme ta traduction a été fidèle il va finir par comprendre, petit à petit, qu'il s'est fait flouer.
_ Si c'est ainsi nous allons être arrêté à la frontière. . . Je ne comprends pas : quel était le but de la manoeuvre ?
_ Ce qu'il a vécu lors de sa transe était tout aussi vrai que le réel ordinaire : en ce moment je suis sûr qu'il n'en démord pas ; il s'y voit déjà, il s'y croit déjà et l'histoire que le speaker a débité pour lui ce n'est que pure affabulation. Avant que la vérité ne se fasse dans son esprit il va se passer plusieurs heures et même sans doute deux ou trois jours mais il ne faut pas traîner. . . Le récit du speaker est en train d'introduire le doute dans son esprit et c'est un long travail de sape psychique qui vient de se mettre en place. D'abord il va nous faire rechercher partout pour avoir des explications et des éclaircissements puis quand il comprendra que nous avons pris la fuite pour de bon alors il comprendra que nous l'avons abusé. Mais ce sera trop tard pour lui car ayant introduit le ver dans le fruit tout ceci va destabiliser son psychisme déjà fragile et il finira par perdre complètement la raison. Ce n'est pas par hasard si le speaker à fait allusion à la folie du roi de France Charles VI et c'est là que ta mission se prolonge car tu seras chargé de donner le coup de grâce à son cerveau déjà affaibli. Mais de cela nous en reparlerons : tâchons déjà d'arriver à bon port et de sauver nos peaux. Est-ce que nous n'aurons pas trop de mal à passer la frontière ?
_ Pas trop à condition que l'alerte n'ait pas été encore donné, sinon j'ai toutes les autorisations nécessaires. Mais nous sommes partis comme des voleurs sans aucun bagage et pour ce qui est de l'argent j'en ai un peu mais pas pour poursuivre une longue cavale. . .
_ T'inquiète pas. . . J'ai des appuis en Suisse, une fois passé la frontière nous irons à Soleure. ".
Ils passent la frontière sans encombres au petit matin puis cap vers Soleure qu'ils rejoignent en milieu de journée. " Nous sommes maintenant à Soleure : où est-ce qu'on va maintenant ? ". Demande Samuel. Claude déploie une carte routière et désigne un point un peu en dehors de la capitale du canton. " Là, au couvent des Franciscains, c'est là que j'ai des appuis. ".
Arrivé au couvent, Claude demande à voir l'Abbé Jean. Précédé du frère tourier les deux fugitifs cheminent par les coursives du très ancien cloître du monastère jusqu'au bureau du père supérieur. En entrant dans la pièce, le moine s'avance vers Claude les bras grands ouverts et s'exclame : " Claude, très cher ami, enfin te voilà, où plutôt vous voilà. Je commençais à m'inquiéter un peu. . .
_ Voici Samuel Rosenberg dont je t'ai déjà parlé dans mes lettres.
_ Monsieur Rosenberg, je salue votre courage : être allé dans la gueule du loup. . . au plus près du suppôt de Satan ce n'est pas donné à tout le monde. . . ". Surprise de l'ex-agent de la Gestapo : l'Abbé Jean est au courant de tout et semble même partie prenante dans la conspiration !
Le forgeron de Balory relate au franciscain leur entrevue avec Hitler. Les trois hommes discutent encore un peu de la situation puis Jean déclare : " Vous devez être mort de fatigue : je vais faire donner à chacun de vous une cellule ; passez une bonne nuit et demain nous en reparlerons. ".
Après une bonne nuit de sommeil, Samuel et Claude prennent ensemble le petit déjeuner au réfectoire en se conformant à la règle du couvent ; il mange en silence en entendant le frère de service lire les évangiles devant un pupitre. Puis ils se promènent tout les deux dans le jardin du monastère et Samuel demande, curieux : " Mais vous avez l'air de vous connaître de toute éternité le Père Jean et toi ?
_ Oh, tu ne crois pas si bien dire. . . je pourrais t'en raconter tant et tant que tu ne me croirais pas car tout ceci est en rapport avec la transmigration des âmes. Cependant je suis autorisé à te révéler un secret _ cette information te seras utile pour remplir ta mission _ Jean et moi faisons partie du même collège de druides qui s'étend sur toute l'Europe y compris en Allemagne : ce détail a son importance car prochainement il faudra que tu prennes contact avec un certain druide de la Hesse. Mais justement voilà Jean : nous allons pouvoir mettre au point notre plan d'action. ". En effet le moine s'avance avec une expression souriante mais teintée d'un zest de gravité. Lui aussi paraît très jeune, beaucoup plus jeune que l'on pourait s'y attendre venant du père supérieur d'un monastère, il porte un barbiche à l'instar du saint qui à fondé l'ordre, sans doute pour se vieillir car sans ça on pourrait penser que l'on a à faire à un adolescent. " Alors les conspirateurs, qu'avez-vous mis au point ? Dit-il avec un ton badin.
_ Est-ce que tu es toujours en contact avec Robur de Francfort ?
_ C'est très difficile de maintenir le contact avec lui car il est très surveillé par. . . ". Jean s'interrompt et considère Samuel la bouche légèrement entrouverte comme s'il était sur le point de lui faire reproche de son ancien emploi. " . . . la Gestapo. ". Mais finalement il sourit légèrement et reprend : " Quel dommage que tu sois grillé vis à vis de cette organisation maudite : tu aurais pu le protéger car il est quand même en danger. . .
_ Comment aurais-je pu intervenir en sa faveur : j'ignorais jusqu'à son existence jusqu'à ce moment précis ? Et d'ailleurs pourquoi est-il en danger : parce qu'il est druide ?
_ Non, car personne ne le sais, il est en danger parce qu'il est. . . juif. ". Samuel a du mal à cacher sa surprise, il demande : " Il ne peut s'agir que d'une couverture de la même manière que toi, Jean, tu es moine chrétien.
_ Drôle de couverture que celle qui te met en danger, non il ne s'agit pas d'une couverture. L'état de moine franciscain n'est pas non plus une couverture car cela sous-entendrait que je suis un hypocrite or je suis chrétien sincère : quand Saint Patrick a christianisé l'Irlande bon nombre de druides sont devenus chrétiens mais n'en sont pas moins demeurés druides. De la même manière que l'on peut être chrétien et druide on peut être juif et druide.
_ Pourquoi pas musulman et druide pendant qu'on y est ?
_ Pourquoi pas en effet.
_ Oui, mais les druides sont polythéistes : cela pose un énorme problème si on est intégré dans une religion strictement monothéiste comme peut l'être le Judaïsme et plus encore l'Islam.
_ Non, ce n'est pas vrai : les druides ne sont pas forcément polythéistes, le druidisme n'est pas une religion mais une pratique magique.
_ Oui, mais pour être druide il faut être Celte.
_ Là non plus il ne faut pas être forcément Celte pour être druide. Etre Celte pourrait se définir comme parlant une langue celtique et cette définition reste valable puisque les locuteurs strictement français, par exemple, ne sauraient se prétendre comme étant des Celtes. Etre druide ne relève pas de l'identité nationale et encore moins ethnique. Le druidisme provient d'un très ancien peuple qui vivait en Europe de l'Ouest au néolithique et ce peuple n'était pas celtique ; les Celtes sont venus plus tard et ont adopté le druidisme puis ils ont perdu leur langue celtique pour en adopter d'autres ou en créer d'autres ; ils sont devenus français, allemands, britanniques, italiens, espagnoles ect. . .
_ Comme pratique magique les Juifs ont déjà la kabbale pourquoi auraient-ils besoin en plus du druidisme ?
_ L'un n'empêche pas l'autre et les deux disciplines peuvent être complémentaires. Robur est tout à la fois druide et kabbaliste.
_ Il serait peut-être temps d'en venir au coeur du sujet et de mettre au point une stratègie, intervient Claude, voilà ce que nous allons faire. . . ".
Pendant que s'élabore ce complot à Soleure il pourrait être intéressant de savoir ce qui se passe à Berlin et si Hitler a déjà mobilisé ses services pour mettre la main sur les deux fugitifs. Cela fait deux jours que le führer est dans un état de jubilation qui l'empêche de faire quoi se soit d'autre ; ses conseillers les plus proches lui ont pourtant bien rapporté sa transe médiumnique et le départ précipité de ces visiteurs mais rien n'y fait : l'impression qu'il a rapporté de ce voyage dans ce soit-disant avenir est plus forte que toutes les mises en garde que l'on peut lui faire. " Quoi ? Qu'est-ce que c'est cette histoire d'un certain Jacques François devenu roi du monde pour le sauver ? C'est une interférence avec une émission de radio : un conte radiophonique ; nous sommes hors sujet ; ce qui compte c'est mon expérience si forte, si vraie. . .
_ Mein Führer, c'est un piège, un coup monté : j'ai bien peur que nous ayons été abusé et que votre vision ne soit qu'une hallucination, lui répond son plus fidèle lieutenant.
_ Qu'est qui te permet de croire ça ?! ". Le führer est sur le point de se mettre en colère mais son assistant reprend : " Dans ce roman oral il est fait allusion à un poète qui serait capable de tuer par des mots : nous avons déjoué, dernièrement, de justesse, un attentat à la bombe qui visait votre personne , Mein Führer, est-ce que nous saurons vous protéger contre une malédiction jetée sur vous sous forme de poème ? Nous ne le savons pas : il y a là une menace car si nous pouvons fouiller les personnes qui vous approchent pour voir si elles ne portent pas d'armes ou de cartables piégés en revanche nous ne pouvons pas savoir si untel ou untel ne va pas se mettre à réciter des vers qui vous entraînerons vers la destruction. . .
_ Superstitions, contes de nourrices que tout ceci ! Et puis je compte sur vous pour que ce ne soit pas des inconnus qui puissent m'aborder à tout bout de champs et sous n'importe quel prétexte.
_ C'est pourtant ce qui est arrivé avant hier : ce Claude Joussier était inconnu de nos services et s'il est parvenu jusqu'à vous c'est parce que l'agent de la Gestapo Conrad Adenauer nous a traîtreusement abusé. En fait Adenauer s'appelle Samuel Rosenberg et est juif ; c'est ce que notre enquête vient de nous révéler.
_ Comment ça ?! Des espions m'ont approché au plus près !! Cela mériterait que je vous fasse fusiller ! ". La révélation de son assistant a plongé le dictateur dans le doute et les prochaines nuits seront sans sommeil. Des ordres ont été donnés afin de poursuivre les fugitifs mais trop tard car Samuel et Claude sont déjà en Suisse, bien joué !
Puis dans les mois qui suivent la guerre se met en action et c'est l'invasion de la France. Hitler exhulte mais il a constamment peur et le moindre bruit le fait sursauter. Il ne reçoit que les gens qu'il connaît de près et de tout temps ; les conférences indispensables se font par téléphone : pour ce faire les techniciens des télécommunications ont mis au point un système de téléconférence où plusieurs inerlocuteurs peuvent discuter ensemble. Le führer sombre peu à peu dans la paranoïa. . . Mais il ne peut s'empêcher, de temps à autre, de revenir à sa vision où il était le maître du monde puis le doute reprend le dessus et avec lui toutes les affres de la trahison. . .
Nous sommes en décembre 1940, Robur a été déporté dans le camps de concentration d'Auschwitz. Il est sur le point de mourir et il se trouve à l'infirmerie. Parmis les infirmiers, prisonniers comme il se doit, se trouve un moine franciscain ; le frère Reinhardt s'est laissé déporté par charité pour accompagner une famille dont il s'occupait mais pas seulement. . . Il s'approche de Robur à l'agonie et lui murmure à l'oreille : " Vous avez un message du Père Jean, de Soleure : je m'appelle Samuel Rosenberg et je suis juif ; je suis là pour organiser votre évasion.
_ Alors vous ferez échapper un cadavre car je suis en train de mourir.
_ Non, le druide Joussier m'a demandé de vous réciter une prière que j'ai apprise par coeur et que vous connaissez mais il faut que vous rassembliez vos dernières forces pour que nous la recitions ensemble. . .". Samuel commence à égréner les mots de la vieille langue des Celtes ; Robur l'accompagne dans sa récitation. . . Le miracle se produit : Robur sent ses forces revenir et en un rien de temps il guérit du typhus et il s'endort. Au milieu de la nuit, Samuel alias Frère Reinhardt le réveille doucement, lui demande de se lever et de passer les habits civils qu'il a amené, ce qu'il fait avec une promptitude qui l'étonne lui-même. Samuel a organisé une évasion rocambolesque grâce à des complicités au sein même de la direction du camps. Comment cela a-t-il été possible ? Par la magie druidique de la persuasion. Ce n'est évidemment pas Samuel qui à opéré cette magie puisqu'il n'est pas druide, du moins pas encore, mais en arrivant au camps il s'est fait remarquer, dans la masse des déportés, à cause de son froc de moine par le commandant en chef du camps. Celui-ci l'a fait venir dans son bureau et il lui a demandé : " Qu'est-ce que vous faites ici ? Pourquoi on vous a raflé ?
_ Je suis venu accompagner une famille que je connaissais bien et dont je m'occupais, je suis allé avec eux jusque sur les quais et les soldats m'ont forcé à monter dans un wagon.
_ Ah ! ah ! ah ! On vous a embarqué par erreur ; vous êtes ici par erreur ? N'est-ce pas ? Moi aussi je suis ici par erreur ! ah ! ah! ah ! ". Samuel a compris que le commandant du camps était un cynique mais certainement pas un nazi fanatique et c'est pourquoi, au péril de sa vie, il lui a fait cette étrange et audacieuse proposition : " Commandant, les nazis vont perdre cette guerre à peine commencée ; quand les ennemis du Reich libèreront ce camps ils ne feront pas de quartier et vous serez pendu après un procès rapide mais vous avez une chance de sauver votre peau car mon organisation pourra intercéder pour vous et ainsi vous pourrez vous échapper vers l'Amérique du Sud : vous avez ici un détenu que ladite organisation souhaite voir libérer ; il s'agit de Robur, Druide Robur.
_ Qu'est-ce que c'est que ce salmigondis ?! Décidément on m'aura tout fait. . . Un druide ici ! à Auschwitz ! il ne manquait plus que ça ! c'est à mourir de rire. . . ! et puis c'est quoi cette organisation ?!
_ Un collège de druide très influent en Europe Occidentale, plus influent que la Franc-Maçonnerie car les druide ont la magie alors que les Franc-maçons ne l'ont pas. ". Le silence s'est fait et le commandant a réfléchi un moment en considérant ce drôle de bonhomme qui se tenait devant lui le visage mangé de barbe et les traits marqués par l'épouvantable voyage qu'il venait d'accomplir. Puis il a hoché la tête en disant : " C'est d'accord, mais il faudra que cette libération passe pour une évasion. . . ". Et c'est ainsi que cela s'est fait.
Robur et Samuel sont à présent planqués entre des ballots de marchandises à l'arrière d'un camion en route vers la frontière Suisse. Ils seront débarqué un peu avant la frontière et là il seront pris en charge par des passeurs qui leur feront franchir les lignes allemandes. Tout a été organisé à merveille par le Collège Druidique. Les deux évadés sont à présent au monastère de Soleure où ils se reposent, pendant quelques semaines, de leur terrible épreuve.
Alors à la mi-janvier 1941, Robur, Claude, Jean et Samuel se réunissent dans la salle du chapitre en toute confidentialité. Jean introduit la discussion : " Bien, puisque tu es là, Robur, qu'allons nous faire maintenant pour mettre hors combat ce fou sanguinaire de Hitler ?
_ Il est devenu impossible de l'approcher maintenant, répond Robur qui parle un admirable français, d'après les renseignements que j'ai pu obtenir avant de me faire capturer par la Gestapo je sais que Hitler est quasiment confiné dans son palais et ne peuvent l'approcher que ceux qui sont très proches de lui. De plus il est très près de basculer dans la folie, grâce à vous, Claude et Samuel, mais si on ne peut plus être à son contact on est bien avancé.
_ On peut toujours lui porter l'estocade, intervient Claude, mais pour ça il va falloir que tu sois à nouveau mis à contribution, cher Robur, nous savons tous ce que tu as déjà enduré et il ne sera pas question que tu retournes en Allemagne à moins que ne se termine cette guerre. . . ". Pendant que se poursuit la conspiration dans le monatère de Soleure que se passe-t-il à Berlin ?
Hitler n'ose plus dormir : à chaque fois qu'il le fait il a d'épouvantables cauchemards. Il est très amaigri et à bout de force. Son médecin personnel lui suggère de passer le début du printemps dans son nid d'aigle de Berchtesgaden. Et c'est ce que fait le führer escorté par sa garde rapprochée et son entourage le plus immédiat. Nous sommes en avril 1941. Hitler se repose et se promène quelques fois, accompagné par ses gardes et ses conseillers, dans la forêt. Un jour, déjouant la protection rapprochée du führer, une vielle paysanne s'approche de lui précipitamment : " Mein Führer, tu es trahi ! prend garde, Mein Führer ! " ; aussitôt les gardes se saisissent de la trublionne et l'éloigne du lieu. Le dictateur et sa suite continue leur marche et l'incident semble oublié. Mais soudain, au bout d'une demi-heure, Hitler est pris d'un accès de rage, sort son luger et abat cinq personnes autour de lui dont son précieux homme de confiance. Ses gardes parviennent à le maîtriser et on le ramène à ses appartements. Le dictateur est tellement agité que l'on est obligé de lui mettre une camisoles de force. Le psychiatre dépêché d'urgence ne peut que constater la démence incurable qui met hors jeu le chef de l'état nazi.
L'état est vacant. Des généraux, opposants dans l'ombre à Hitler et qui projetaient depuis quelque temps un attentat contre lui, apprennent très vite la folie du dictateur et, dans l'urgence, improvise un coup d'état. Cette fois s'en est fini du régime nazi et c'est aussi la fin de la guerre. Les généraux prennent contact avec les Britannique et demandent la fin de toute hostilité en Europe. Puis l'occupation allemande en France cesse et les soldats français captifs libérés si bien que l'Armée Française peut se reconstituer. Le régime nazi est mis à bas grâce à la partie factieuse de la Wehrmacht et le peuple allemand est confronté à la partie cachée de la tyrannie de Hitler : l'horreur des camps de concentrations et le massacre d'un million de juifs. Des elections démocratiques sont organisés et un gouvernement est mis sur pied. L'Europe essaie de se reconstruire peu à peu mais une autre menace plane : l'URSS avait envahi une partie de la Pologne et même si les troupes allemandes ont reflué, mettant ainsi fin à 20 mois d'occupation, Staline ne semble pas vouloir lâcher sa proie.
Mi-mai 1941, dans la salle capitulaire du monastère franciscain de Soleure, " Bien joué Druide Robur, grâce à tes talents de kabbaliste nous avons enfin mis hors combat ce Hitler. ". C'est Claude Joussier qui vient de complimenter ainsi son collègue. Les quatres conspirateurs sont à nouveau réunis. Robur est le plus âgé d'entre-eux même s'il ne paraît avoir que 50 ans alors qu'il est né au début du siècle dernier ; son visage encadré d'un collier de barbe grise reflète une immense énergie intérieure. C'est en fait le chef du Collège Druidique. Il répond : " Oui, la kabbale m'a permis de créer ce golem sous la forme de cette vieille paysanne surgie d'on ne sait où et qui a abordé Hitler mais je n'aurais pu le diriger convenablement sans la magie druidique.
_ Tu as été l'artisan de la victoire ; ta présence ici était indispensable, dit le Père Jean, et félicitation à toi aussi Samuel pour ton courage et ta détermination dans le sauvetage de Robur.
_ Bon, très bien, mais il ne faudrait pas s'endormir sur nos laurier : on s'entre-congratulera quand nous aurons acquis la victoire finale et c'est pas gagné, intervient Claude.
_ Mais dis moi Claude, demande Samuel, quelle différence est-ce que ça fait de tuer Hitler ou le rendre fou ? En juillet 39, alors que j'étais chez toi à Balory, tu m'a prédit l'Apocalypse si on zigouillait le dictateur, alors ?
_ Si Hitler avait été assassiné les conjurés auraient eu du sang sur les mains alors que là en reprenant le pouvoir d'une manière pacifique pour le remettre au peuple allemand ils ont restauré la confiance entre ce dernier et leur armée car si cela avait été l'inverse c'eut été la défiance qui l'eut emporté : les troubles, les séditions, comme dans l'immédiate après guerre 14-18, auraient recommencé et Staline se serait frotté les mains n'attendant que ça pour envahir le reste de la Pologne puis une Allemagne divisée et l'Europe de l'Ouest toute entière aurait suivi. Même si Staline n'a pas les coudées aussi franches le danger n'en demeure pas moins et il faut que nous agissions.
_ Comment ? Demande Jean.
_ Jean, c'est à ton tour d'aller au casse-pipe, déclare Robur.
_ Hein ?! Pourquoi moi ?
_ Il y a au séminaire de Cracovie un tout jeune homme de 21 ans du nom de Karol Wojtyla qui deviendra pape en 1978 ; il faut que tu entres en contact avec lui d'une manière ou d'une autre par tes relations dans l'Eglise Catholique : il n'y a que toi d'entre-nous quatre qui puisse le faire.
_ Et ensuite ?
_ Alors là tu verras. . . ".
La Pologne libérée du joug hitlèrien est en ruine ; les chemins de fer fonctionnent très mal, aussi Samuel, au volant de sa traction, voiture Jean jusqu'à Cracovie. Ni l'un ni l'autre ne possède un seul mot de polonais : cela semble mission impossible et pourtant. . . " Le mieux serait de se rendre à l'archevêché, dit Jean, là on verra. . . ". Il n'y a aucune indication pour les diriger vers le palais archiépiscopal, il faudrait se renseigner en demandant au passant ; oui mais dans quelle langue ? En allemand ? Il y a sans doute un certain nombre de cracoviens qui comprennent l'allemand mais après les événements de ces derniers mois. . . ils risquent de se faire lyncher. " Oh, Jean, quelle langue pratiques-tu ?
_ À part le latin. . . je ne vois pas. . . un peu d'anglais peut-être. . . mais je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de Polonais qui connaissent l'anglais, quand au français. . . mais dis-donc ; j'y pense et le yiddish ? Tu parles pas yiddish ?
_ Oh oui, un peu ; il doit bien me rester quelque chose de mes conversations que j'avais avec ma grand-mère mais pour parler yiddish encore faudrait-il qu'il y ait des Juifs or les nazis en ont déportés et exterminés une grande partie. En tout les cas, je ne vois pas parmis les passants quelqu'un qui pourrait ressembler à un Juif.
_ Et d'ailleurs comment le reconnaîtrais-tu ?
_ Je pourrais reconnaître quelqu'un de très religieux par ses vêtements particuliers mais tu penses bien qu'on ne risque pas d'en voir un dans la rue surtout après les persécutions. . .
_ Pourtant la guerre est finie. . .
_ Les Polonais sont tellement antisémites, le souvenir des pogromes est encore vivace. . . il faudrait peut-être allez voir dans le ghetto ; mais c'est le même problème : encore faudrait-il savoir où il est, si tant est qu'il n'ait pas été liquidé. . .
_ Là ! Regarde Samuel ! C'est pas un rabbin là ?! ". Jean vient de repérer un homme vêtu du costume traditionel des Ashkénazes et coiffé d'un schtreimel, il marche de dos sur le trottoir défoncé et il se trouve à gauche de la traction. " Mais oui c'est bien ça ! " reconnaît Samuel ; il avance vers le rabbin, arrête le véhicule, baisse la vitre et lui adresse la parole en yiddish : " Excusez-moi, Rabbi, Nous cherchons l'évêché. . . ". L'homme sursaute et ne semble pas avoir compris mais au bout d'un instant il réagit et répond à Samuel dan le même idiome : " D'où tu viens, fils ?
_ De Berlin, mais je suis juif.
_ Oui, en effet tu sembles bien parler yiddish. . .
_ Oh, j'ai beaucoup perdu ; c'est ma mammy qui m'a appris ; ça fait longtemps. . . Mais dites moi, Rabbi, il ne doit pas rester beaucoup de juifs en Pologne ?
_ Oh, ceux qui étaient cachés commencent à réapparaître et ceux qui ont été libéré des camps aussi. . . ". Le viel homme secoue la tête tristement et semble aux bord des larmes puis reprend : " Quelle abomination. . . maudits Allemands ! Qu'est-ce que vous cherchez exactement ? L'évêché ?
_ Plus précisément nous cherchons l'évêché pour allez au séminaire.
_ Oh ! Mais le séminaire n'existe plus : il a été bombardé et il n'en reste que des ruines.
_ Et est-ce qu'il existe des rescapés parmis les séminaristes ?
_ Pas beaucoup mais il en existe : vous en cherchez un de particulier ?
_ Vous en connaissez donc ?
_ Quelques uns ont caché des juifs pendant les persécutions, deux ou trois pas plus. . . je connais leur nom ; ce sont des justes.
_ Est-ce qu'il y aurait parmis eux un certain Karol Wojtyla ?
_ Mais oui, bien entendu : il a été le plus actif soutien de notre communauté. . . ". C'est ainsi que guidé par le rabbin Kuschner, Jean est Samuel vont finir par rencontrer Karol Vojtyla, le futur Pape Jean-Paul II. . .
Qu'est devenu le golem suscité par Robur ? On ne se débarrasse pas comme ça d'un golem : il y arrive que la créature échappe à son créateur ; de nombreux contes hassidiques relatent la rebellion de maints golems contre leur géniteur. Revenons au moment ou deux gardes du führer emmènent loin de celui-ci la vielle paysanne qui l'a abordé : cette femme va être interrogée et si nécessaire torturée ; mais, par quelle tour de force, elle s'échappe de la poigne des soldat et s'enfuit vers les fourrés ? Les gardes tirent de nombreuses rafales et ils sont sûr de l'avoir touché mais rien n'y fait ; la vieille court toujours, ils se mettent à sa poursuite mais au bout d'un cinquantaine de mètres, peine perdue, leur prisonnière à disparue ! En refaisant le chemin inverse ils s'apercevront que la femme âgée a perdu beaucoup de sang et est donc grièvement blessé ; ce qui aurait dû la stopper net, ce qui a été loin d'être le cas. . . Les golems résistent à tout et sont même quasiment immortels si l'on en croit la légende. . .
Toujours est-il que la vieille paysanne a survécu à ses blessures et à fait un long chemin à pied en passant par l'Autriche voisine, puis par la Tchécoslovaquie, la Pologne et ce jusqu'en URSS. Elle poursuit sa route marchant nuits et jours comme un automate, sans s'arrêter pour se reposer et pour manger si bien qu'elle arrive fin juin à Moscou. Que va faire le golem. Déjà se métamorphoser, se rajeunir et prendre l'apparence d'une jeune et belle femme. Elle va voler des nippes en cassant la nuit une boutiques de vêtement et elle va se présenter à. . . devinez, je vous le donne en mille. . . à Staline lui-même ! Comment s'y est-elle prise ? C'est un golem particulièrement intelligent auquel nous avons à faire, il a pu repérer une entremetteuse qui fournit le dictateur de toutes les Russies en prostituées de tout genre : le golem métamorphosé en jolie femme entre à son contact et se fait passer pour une professionnelle de la galanterie et est si persuasive que Maria Nicolovya, c'est le nom adopté par le golem, se retrouve bientôt en présences du dictateur bolchévique.
" Est-ce que je te plais, mon coco ? ", minaude-t-elle en guise de salut. Le maître du Kremlin pourrait s'étrangler de rage mais il est amusé, émoustillé, par le culot de la jeune femme. Oh oui, qu'elle lui plait ! Maria va réduire Staline à sa merci ; elle va en faire sa chose, le dictateur va perdre la tête pour cette courtisane et va tout lui céder ; tout ces caprices et même. . . le pouvoir. Le Petit Père des Peuples avait eu le projet en juillet 1941 d'envahir l'Europe Occidentale mais sa violente passion sexuelle l'a à ce point distrait que ce dessein est devenu caduque. Puis en 1945 il meure mystérieusement de ce qui semble être une crise cardiaque causée par son intempérance mais tout le monde sait au Kremlin que sa maîtresse Maria Nicolovya n'est pas étrangère à ce décès suspect. . .
Le pouvoir soviétique est maintenant vacant et la procédure voudrait que le congrès du Parti se réunisse et désigne un nouveau dirigeant mais ça ne se passe pas comme ça car c'est la Nicolovya qui, désormais, règne sans partage sur l'Union Soviétique. Plusieurs complots sont fomentés contre elle ; à chaque fois tous déjoués, on pose des bombes, on lui tire dessus, rien n'y fait et même si elle est atteinte par les balles elle guérit miraculeusement, si on l'empoisonne les substances toxiques sont inopérantes. À chaque fois la répression est terrible, la Nicolovya fait fusiller des centaines de milliers d'opposants et en fait tout autant déporter en Sibérie. On regrette le règne de Staline car il était moins féroce que cette ancienne prostituée venue d'on ne sait où. . .
Une nouvelle menace se profile sur le monde libre : l'Europe Occidentale n'a obtenu qu'un sursis, et là, c'est autre chose car ce dictateur en jupon semble directement issu de l'Enfer ! On peut s'attendre à tout venant de la Nicolovya car toute raison, toute rationalité paraît totalement en dehors de ses préoccupations.
Quand Jean et Samuel sont rentré de Cracovie, après avoir rencontré le jeune Carol Vojtyla et en se demandant à quoi avait bien pu servir cette mission qui n'avait consistée apparemment qu'en un simple échange de parole, au monastère de Soleure, la réunion des conspirateurs a repris. Robur prend la parole en premier : " J'ai des nouvelles du Kremlin par mes informateurs, Staline est tombé dans les griffes d'une créature d'origine inconnue mais je soupçonne très fort que ce soit mon golem.
_ Alors la situation est sous contrôle ? Intervient Jean.
_ J'ai bien peur que non : il s'est échappé de mon obéissance ; désormais je ne peut plus le contrôler. C'était un risque à courir, malheureusement nous avons dû choisir entre la peste et le coléra, et tout golem rebelle est imprévisible car il est soumis aux forces des ténèbres, et il est invincible. Cela ne sert à rien de rester groupé à Soleure : que chacun regagne ses foyers, étant donné que la guerre est finie et c'est au moins ça, nous nous réunirons à nouveau quand le danger se fera plus pressant. ". Et tout le monde est rentré chez lui.
Après 19 mois d'absence Claude Joussier a reprit son activité de forgeron à Balory. L'occupation allemande a duré un peu moins d'un an et ne semble avoir été qu'une parenthèse dans la vie de ses concitoyens mais le forgeron sait à quel point ils l'ont échappé belle : sans la conspiration druidique ce mois d'août 1941 eut été pour eux infernal, l'Allemagne nazie aurait déjà envahi l'URSS et d'autres calamités se seraient abbatues sur la France. . .
Ce 18 août justement, Claude est en train de battre le fer rouge tout à ses préoccupations dues à ce golem désormais installé au Kremlin quand le père Magloire, son voisin ; déboule dans sa forge complètement bouleversé : " Le Glaude ! il est revenu !
_ Qui est revenu ?!
_ Le guonvor ! Je l'ai vu ce matin dans le bois au sommet du mont ! J'allais cueillir des champignons et tout à coup, il était là à 10 m de moi avec son gros oeil !
_ Allons bon, il ne manquait plus que ça ! Faut arrêter de boire la goutte, le père.
_ Chuis pas un soulaud ! Morveux ! ". Magloire ignore que Claude le druide est beaucoup plus âgé que lui et c'est pour ça qu'il ne répond à cette invective que par un léger sourire. Le vieux paysan reprend : " Et puis je suis pas le seul à l'avoir vu : y'a aussi Jacques Guillemin, le garde forestier qui est assermenté et qui raconte pas de gognandises. . . t'as qu'à venir voir toi même.
_ Ah bon ? Et tu crois que j'ai que ça à faire : à le guetter toute la sainte journée dans la forêt ? Et puis où il se trouve ton guonvor ?! Ah, t'en est un beau de guonvor ! ". Le forgeron s'énerve après cette prétendue apparition mais si Guillemin l'a vue, voilà qui change tout car c'est quelqu'un digne de foi. Il dit au vieil homme : " Bon, très bien, amène moi Guillemin ici ; moi j'ai de l'ouvrage et je ne peux pas lui courir après. ". Le garde forestier arrive une heure après, il salue le maire du village et celui-ci l'interroge : " Alors Guillemin, il paraît que tu l'as vu ce cyclope ?
_ Oui, Monsieur le Maire comme je vous vois.
_ À quoi il ressemble ?
_ C'est un géant de 4 m de haut avec un corps recouvert d'un poil épais brun, il a une grosse tête avec un seul oeil au milieu du front, un oeil terrible : j'ai eu la frousse de ma vie ; j'ai pris mes jambes à mon cou, heureusement qu'il n'était qu'à 10 m de moi ; s'il avait été plus près je crois que je serais tombé dans les pommes. . .
_ Bien, et tu l'as vu à quel endroit ?
_ Près de la pierre levée.
_ Au lieu-dit du Luc ?
_ Oui, c'est bien ça.
_ Et tu crois que je pourrais le voir moi-même ? Est-ce qu'il y a un moment favorable pour son apparition ?
_ Je ne sais pas, mais il me semble que ce serait plutôt au lever du jour, c'est à ce moment là que le père Magloire l'a aussi vu.
_ Magloire est bien matinal comme tout les vieux, mais toi qu'est-ce que tu fais dans les bois si tôt ?
_ Je surveille le bûcheronnage illégal.
_ Ah, encore cette histoire ? Je croyais que c'était fini. . .
_ Ces derniers mois d'occupation ont poussé certains dans la misère, alors pour pouvoir se chauffer l'hiver. . .
_ Ouaih, mais la guerre est fini. . . ". Claude soupçonne le garde forestier de ne pas lui dire toute la vérité quand à sa présence matinale dans la forêt, présence qui semble bien peu justifiée ; Guillemin paraît se troubler. Joussier soupire et reprend : " Bon, je crois qu'il faut que je fasse la constatation par moi-même : j'irais voir demain matin. ".
Le lendemain matin, Claude se trouve au lieu-dit du Luc près du menhir qui doit bien faire 4 m de haut, il fait encore nuit noire mais on perçoit à l'horizon les premières lueurs de l'aube. Il ne fait pas très chaud, il s'assoit sur une des pierres de calage du menhir et s'adosse à celui-ci et attend. Un bon moment et rien n'arrive. Il y a maintenant assez de jour pour percevoir tout les buissons et les fûts des chênes de la forêt, Claude s'est engourdi et commence à en avoir marre, il se lève et est sur le point de partir quand soudain devant lui à 3 m, le guonvor ! Epouvantable vision ! le forgeron commence à trembler de tout ses membres : oui, il est bien tel que l'a décrit Guillemin ; un géant tout velu et puis cet oeil ! cet oeil terrible ! qui le regarde ! Claude croit sa dernière heure venue, c'est cet oeil, pense-t-il, qui va l'expédier en enfer. . . Il se souvient au dernier moment d'une prière druidique et il jette à la face du monstre les mots de la langue sacrée des Celtes. Et l'incantation est efficace. Le guonvor lui parle, il lui parle dans le même idiome et le druide comprend ce qu'il lui dit : " Quel est le bavard qui me parle ? ". Que répondre à ça ? Claude réfléchit à toute vitesse car il comprend bien que sa vie dépend de sa réponse et voilà ce qu'il répond : " Esmi Lugos, deuos Sonni etic esmi louxnos uîrionas pê milet nertons temesrôn, je suis Lug, le dieu du soleil et je suis aussi la lumière de vérité qui détruit les forces des ténèbres. " Dés qu'il a fini de prononcer le dernier mot de cette incantation, l'oeil du monstre émet une lumière aveuglante et le druide est obligé de se protéger les yeux avec la paume de sa main droite, le faisceau de lumière se concentre comme s'il passait par une lentille de verre invisible et le point focal incandescent qui ne fait plus qu'une dizaine de centimètres de diamètre frappe la roche de la pierre levée juste au dessus de sa tête à un tel point qu'il en ressent la chaleur et qu'il entend ses cheveux grésiller. Puis, comme par enchantement, le monstre disparaît et on ne le reverra plus jamais. Claude passe la main dans ses cheveux brûlés. Il se retourne et il voit que le point focal incandescent a vitrifié la roche à certains endroits pour dessiner un motif circulaire d'une dizaine de centimètres qui représente. . . oui, c'est bien ça : un symbole qu'il n'a jamais vu de sa vie. Il lui revient en mémoire la transe médiumnique de Samuel quand il est venu à Balory en juillet 1939 où il était fait allusion à un certain symbole sculpté sur une stèle discoïdale en marbre : il en sûr ; il s'agit bien du même symbole. Il y a deux ans, Claude n'y avait pas prêté garde pour la bonne raison que la description purement orale du symbole était difficile à visualiser et à reconstruire mais pas de doute c'est bien ça. Dans une des poches de sa veste de coutil il a toujours un carnet et un crayon pour éventuellement prendre des commandes ou noter des cotes. Il se met en devoir de dessiner le symbole sur une des feuilles du carnet ; il fera un plus beau dessin quand il sera rentré à la maison.
Claude Joussier redescend vers Balory, comme il a l'humeur folâtre après cet événement extraordinaire qui se révèle être une véritable initiation il s'écarte quelque peu du sentier en humant l'air vivifiant du matin et en écoutant le chant des oiseaux qui signale le réveil du petit peuple de la forêt. Tiens, que ne voit-il pas à travers les fourrés ? Mais oui ! Il s'agit bien là de Guillemin en train de relever des collets ; voilà pourquoi il avait l'air si géné hier. Le forgeron s'approche dans son dos à pas de loup, puis il l'apostrophe rudement : " Dis donc, Guillemin, faut pas se géner ! tu braconnes sur les terres de la commune ! toi, un agent assermenté ! ". L'interpelé sursaute, se relève et se retourne brusquement, en proie à la plus vive surprise ; il finit par bredouiller : " Je ne fais rien de mal, Monsieur le Maire, c'est juste pour manger moi et ma famille, avec toute ces restrictions. . .
_ Pas d'excuse, la guerre est finie et le ravitaillement revient, mais tu as de la chance que je sois de bonne humeur, c'est bon je ne te dénoncerai pas. . . ". Puis le garde-chasse le regarde curieusement et finit par lui demander : " Qu'est-ce que vous avez fait à vos cheveux, Monsieur le Maire ?
_ Oh, ça c'est rien, c'est le guonvor. ". Puis il tourne les talons et reprend sa marche sans se retourner mais il devine la tête que doit faire Guillemin et cela le fait rire intérieurement ; une nouvelle histoire va s'ajouter au corpus, déjà bien fourni, de légendes sur Balory : le forgeron de Balory a rencontré le guonvor et celui-ci lui a brûlé les cheveux. . .
Dans les jours qui suivent Claude communique son expérience à tout les membres du Collège Druidique sans omettre dans ses lettres le dessin du nouveau symbole ; il a également écrit à Samuel et celui-ci lui répond qu'il confirme l'identité de ce symbole avec celui qu'il a perçu lors de sa transe en 1939, il lui annonce également qu'il réside actuellement à Francfort auprès de Robur pour qu'il l'initie au druidisme, en outre il continue à entretenir une correspondance avec le rabbin Kuschner de Cracovie et Karol Wojtyla. Grâce à Samuel un réseau intéressé par le druidisme semble se mettre en place en Europe de l'Est.
Francfort, début octobre 1941. Robur a bien reçu la lettre de Claude Gagnaire et considère ce nouveau symbole avec curiosité, mais il est avant tout préoccupé par son golem qui risque de remettre en cause la fragile paix qui s'est restaurée sur l'Europe, il fait part de ses craintes à son disciple : " Samuel, que faire ? Il faudrait pouvoir rendre au néant cette créature ; c'est une véritable épée de Damoclès. . . ". Samuel ne répond pas immédiatement, il considère lui aussi le nouveau symbole ronéotypé sur ce document envoyé par le forgeron de Balory : il essaie de se souvenir de sa transe dont il ne garde que quelques éléments fragmentaires ; Claude lui a bien raconté ce qui s'était passé ce matin de juillet 1939 mais c'est comme si il lui avait relaté un film, par contre le souvenir du Symbole est bien vivace. Comme la mémoire procède par association une autre image lui revient : le Symbole gravé sur une dalle à l'intérieur de cette pyramide n'est pas sans lui faire penser au même Symbole que le rayon lumineux concentré a façonné sur le menhir juste au dessus de la tête de Claude. Il se souvient maintenant que cette dalle obturait un puit d'accès à une chambre funéraire à l'instar de ce qui ce qui se faisait dans les grandes pyramides d'Egypte. Il lui vient soudain une idée fulgurante qu'il ne peut s'empécher d'exprimer à haute voix : " Et si la solution à tout nos problèmes se trouvait sous terre au pied de ce menhir ?
_ Hein ?! Qu'est-ce que tu racontes ? Cela n'a rien à voir. . . ". Son élève lui narre à nouveau sa transe en insistant bien sur l'épisode de la chambre funèraire où se trouvait le sarcophage de porphyre. " J'ai la profonde intuition qu'il doit il y avoir quelque chose au pied de cette pierre levée, quoi ? On ne le saura pas avant d'avoir fouillé. ". Robur a constaté les progrès rapides accomplis par son disciple et à toute confiance en son intuition, il finit par dire : " Je vais envoyer un télégramme à Claude pour lui dire que nous serons dans trois jours à Balory. ".
Donc à la mi-octobre, Robur et Samuel débarque à Balory ; ils ont fait le trajet dans la traction de l'ex-agent de la Gestapo, ce qui n'est pas sans intriguer les Baloriens pour qui ce véhicule est associé à d'inquiétants souvenirs mais quand il voit le maire de leur village, Claude Gagnaire, faire bon accueil aux visiteurs alors leurs soupçons s'envolent. " Bienvenue à Balory mes amis, j'espère que vous avez fait bonne route. . .
_ Bratercatis, a druuide ! Salut d'une manière plaisante, en gaulois, Samuel.
_ Oh ! je vois que tu as fait de grands progrès en celtique ancien. . .
_ C'est un excellent disciple ; bientôt l'élève dépassera le maître. ". Puis après cet échange d'amabilités et de salutations, les trois hommes se retrouvent attablés dans la cuisine autour d'un pichet de gamay bien frais. Samuel fait part au forgeron de l'idée qui lui est passée par la tête trois jours auparavant ; Claude opine : " Ma foi, ça me semble une excellente idée : et bien c'est ce que nous allons faire, dés demain matin nous irons fouiller sur le Mont Preneley mais d'abord il faut que vous preniez du repos ; ce n'est pas la peine d'aller à l'hôtel à Luzy, vous aller loger ici chez l'habitant ce sera plus commode. . . ".
Le lendemain matin, équipés de pelles et de pioches les trois hommes arrivent au Luc, au pied du menhir. Par où commencer à creuser ? Il semble logique de débuter le chantier devant la marque qu'a laissé le guonvor. Samuel caresse, fasciné, les à-plats vitrifiés définissant le Symbole, il fait ce commentaire : " C'est étonnant ! Il y a fallu une température de plus de 1000° pour faire fondre superficiellement ce granit et ce sur une très faible épaisseur puisque la roche n'est même pas craquelée autour, ce qu'un choc thermique aurait pourtant dû produire. . . ". On se met au travail, une fosse est pratiquée qui dégage la pierre de calage mais au bout d'un moment Claude craint que cela ne déstabilise le monolithe et il va chercher des rondins qui traînent par là pour renforcer le calage. " Il faudrait pas que le cailloux nous tombe sur la tête, fait-il en guise de commentaire. ". Puis la fouille reprend et au bout de quelques heures de travail on met à jour une dalle carrée de 80 cm de côté ; heureusement elle ne semble pas trop lourde car elle ne semble faire que quelques centimètres d'épaisseur. " On ne peut pas la soulever, il vaut mieux la glisser vers nous mais d'abord il faut creuser le bord de la fosse pour assurer un dégagement. . . ". Mais ces travaux préliminaires ont pris du temps et il se fait déjà tard et l'enlèvement de la dalle est reporté pour le lendemain. Alors le matin du deuxième jour nos trois amis sont à pied d'oeuvre : que vont-ils découvrir sous la dalle ?
Donc la pierre est tirée, glissée, sur l'argile molle à l'aide de leviers constitués de grosse branches et enfin une cavité apparaît, de 50 cm de profondeur : c'est une sorte de coffre formé par cinq pierres plates ; quatre pour les côtés et la dernière pour le fond. Et, dans ce caveau de taille réduite, un objet. Un curieux objet que l'on ne s'attendrait pas à découvrir dans ce qui ressemble à une tombe à urne cinéraire du Second Âge du Fer : un globe terrestre en pierre ! L'artefact fait 30 cm de diamètre et à été taillé dans un calcaire très dur à grain fin, visiblement de la pierre de Bourgogne, poli et gravé de contours d'îles et de continents. Les trois fouilleurs extraient l'objet de la cavité et après l'avoir nettoyé avec un peu d'eau l'examinent de près. Oh surprise ! Cela ne correspond en rien à un globe représentant la planète Terre ! Rien de connu parmis les terres émergées en grand nombre qui figurent sur cette sphère. Samuel fait cette curieuse remarque : " Ce que nous prenons pour des terres émergées pourrait être, tout au contraire, des petites mers enclavées et des lacs, et, la surface enclavante un seul et unique continent : il n'y aucune indication, par la couleur ou toutes autres conventions, de la présence d'un élément liquide de même qu'il n'y a pas la moindre écriture pour nommer la moindre région ou la moindre mer. Est-on si sûr qu'il s'agisse d'un globe, non pas terrestre en l'occurence, mais figurant une planète inconnue ? Il se pourrait que cette sphère représente tout autre chose qu'une réalité géographique.
_ Mais quoi par exemple ? Demande Robur intrigué.
_ Dans cette apparente distribution de figures, sans forme pourvue de sens que l'on retrouve aussi sur le globe terrestre, il se peut qu'il y ait une signification, une structure cachée mais ça il ne nous est pas possible de faire cette investigation sur place ; il y faudra sans doute du temps et une étude approfondie. . .
_ Oui, je crois qu'on y verra plus clair chez-moi, conclue le forgeron. ". Donc retour au village.
" D'abord il faut mettre la surface sphérique à plat, déclare Samuel.". C'est sûr que la salle commune d'une modeste ferme ne constitue pas un laboratoire idéal mais c'est tout ce que l'on a trouvé au village. Pas commode de transformer une surface ronde en une surface plane, comment s'y prendre ? Anamorphose : c'est ce mot qui vient à l'esprit de Samuel. Il réflèchit un moment et il se dit que c'est une fausse bonne idée. Une autre idée lui vient : sceau-cylindre. Ces sceau-cylindres étaient employés en Mésopotamie : en faisant rouler ceux-ci sur de l'argile molle on obtenait en relief, une figure, gravée en creux sur un cylindre. " Voilà, c'est ce qu'il faut faire, déclare-t-il à Robur et Claude, nous allons faire rouler le globe sur une surface de terre glaise dans de multiples directions et on verra si un figure intelligible pourra être tirée de tout ça : bien sûr il faudra faire plusieurs essais car une sphère contrairement à un cylindre a plusieurs sens de roulement ; on verra bien. ". On aménage une surface couverte d'argile molle sur le sol d'une grange et on fait rouler la sphère dans tout les sens. Aucun résultat : c'était une fausse piste. Alors que faire ? Robur a une illumination : " On s'y est mal pris ! Il faut enduire la surface du globe avec du latex et quand il aura durci on mettra à plat l'enveloppe ainsi constituée : c'est le mieux à faire. ". Où trouver du latex liquide ? Chez un fabriquant de cahoutchouc ? Il faut se mettre en quête de latex ce qui semble difficile après deux ans de guerre mais finalement ils y arrivent. Ce qui est dit est fait. L'enveloppe de latex est mise à plat.
Là aussi aucun résultat. Tout ça pour ça ! Tout ces efforts pour rien. Samuel est bien penaud et il s'en excuse auprès de ses camarades : " Je fais un piètre druide ; je vous ai entraînés dans toutes ces tentatives en vain, j'aurais dû un peu plus réfléchir avant. . .
_ On a au moins essayé de résoudre cette énigme et puis il y a toujours moyen de tirer un enseignement d'échecs répétés, je suis sûr que tout ça a un sens, dit Claude essayant de consoler l'apprenti druide.
_ Oui, mais lequel ? Demande Robur avec une pointe de lassitude. " Un silence pesant tombe : tout trois se plongent dans d'intenses cogitations. Et, au bout d'un moment, c'est Samuel qui prend la parole : " Il faut prendre du recul ! Vous avez vu cette peau de latex ? On dirait une peau de léopard : il y a un grand nombre de taches ; beaucoup plus que s'il s'était agi de la surface du globe terrestre. Si vous agrandissez une photo au maximum vous ne verrez plus rien d'intelligible seulement des points noirs sur fond blanc ; on appelle ça la trame. Nous allons faire un relevé sur papier de l'enveloppe de latex et peindre toutes les taches en noir puis nous le photographierons et ensuite nous ferons l'inverse d'un agrandissement : une réduction ; c'est comme ça que l'on fabrique des micro-films, vieille technique d'espionnage. . . ". Et il en fait ainsi.
Alors le tirage sur papier de la réduction apparaît dans l'eau du bain de développement. Qu'est-ce que ça peut bien être ? Un symbole composite : l'étoile de David combinée avec la croix gammée ; il ne s'agit pas d'une simple superposition ; le svastika n'est pas seulement inséré au centre de l'étoile dans sa partie libre, non, les branches du symbole devenu désormais maudit se connectent avec le tracé de l'emblème du Judaïsme pour former un entrelac d'une seule et unique boucle alors que l'étoile de David figure deux triangles équilatéraux entrelacés. C'est plus un travail d'électricien ou de plombier qu'autre chose ; de plus les branches horizontales du svastika sont plus courte que celles verticale ce qui donne une impression d'irrégularité, de maladresse, dans le tracé de cette figure. Robur fait ce commentaire : " Celui qui a créé ce symbole a visiblement voulu faire le malin mais c'est raté : c'est une figure bancale. De toute manière l'étoile de David comportant en son centre le svastika existe depuis des temps immémoriaux au Tibet et les Tibétains ont jugé préférable de ne pas s'abaisser à une telle pirouette : les deux symboles superposés gardent leur autonomie et leur signification propre et ceci est porteur de sens. Dans l'héraldique occidentale nous connaissons aussi ce genre de superposition : ainsi la fleur de lys peut s'insérer dans le centre d'une croix grecque. Rien de tel dans le Symbole que le guonvor à imprimé dans la roche du menhir : il est impossible de séparer le yin-yang du svastika et inversement ; il s'agit bien là de l'émergence d'un nouveau symbole qui ne s'est jamais vu auparavant.
_ Que d'invraisemblables circumambulations ! Tout ça pour aboutir à un symbole raté, si l'on t'en croit. Intervient Samuel. Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ?
_ N'oublions pas que la priorité est de neutraliser le golem : c'est essentiellement pour ça que vous êtes ici. Rajoute Claude. Quel rapport entre cette figure ratée et le golem ?
_ Mais parce que le golem est un humain raté, pardi ! s'exclame Robur.
_ Un humain raté incassable et qui résiste à tout, indestructible sinon immortel, tout de même ! s'exclame à son tour Samuel.
_ Oui, mais c'est un automate incapable de penser et dépourvu de conscience, dit Robur.
_ Oui, mais qui manipule cette marionnette ? demande Samuel.
_ Les forces des ténèbres, répond Claude, quand j'ai récité une incantation dédiée au dieu Lug, celle destinée à anihiler les forces des ténèbres, le guonvor a disparu ce qui a montré son appartenance à cette engeance maudite.
_ Cependant en disparaissant il a aussi révélé ce nouveau symbole, fait remarquer Robur, et ça nous a entraîné jusqu'ici : ne serait-ce pas un piège du MAL ?
_ Le nouveau Symbole nous apporte quelque chose de jamais vu, ce qui est nouveau n'est pas forcément bénéfique mais il est à remarquer qu'un signe apporte une signification, une connaissance or les forces des ténèbres singénient plutôt à répandre l'obscurantisme et l'ignorance à travers le monde, dit Claude.
_ Il y a là contradiction, intervient Samuel, ce qui est le propre des forces des ténèbres, mais n'y aurait-il pas quelque chose de prométhéen dans la révélation du Symbole ? Les forces du mal nous l'ont peut-être octroyé afin de mieux nous anéantir. . .
_ En effet, ce sens de la contradiction, remarque Robur, nous le retrouvons dans ce symbole raté que nous avons eu tant de peine à découvrir : l'emblème de notre peuple persécuté combiné à celui de l'ignominie nazie ; n'y a-t-il pas là une cruelle ironie ?
_ Oui, mais il ne faut pas oublier la version de cet emblème due au Tibétains à laquelle tu faisais allusion tout à l'heure. . . après tout c'est la même chose.
_ Certes, Claude, mais celle-ci est millénaire : avant que le svastika ne soit volé par ce fou sanguinaire de Hitler n'oublions pas que la croix gammée signifiait le bien-être et le bonheur, réplique Robur. " le silence retombe et les trois amis se mettent à nouveau à gamberger. . . Puis soudain Samuel a de nouveau une illumination : " Bon sang ! mais c'est bien sûr ! fait-il en tapant son poing droit dans la paume de sa main gauche, ils cherchent à nous corrompre : Hitler a cru dans la magie de la croix gammée et il pensait conquérir le monde entier par ce sortilège mais il a échoué mais le Symbole est bien plus fort que le svastika tout simple car il n'a jamais existé auparavant avant que le guonvor ne nous l'octroie, le MAL nous soumet à la tentation, nous autres druides, et il croit que nous lui ferons allégeance s'il nous donne le monde et ce à l'instar du Nazaréen, dans le désert, confronté à Satan.
_ Très bien, voilà une explication convaincante mais que signifie ce symbole raté ? Demande Claude.
_ Si nous avons eu tant de mal à déchiffrer l'énigme c'est que les forces des ténèbres ont voulu tester notre détermination à aller jusqu'au bout : condition nécessaire pour accomplir le MAL. . .
_ Oh, Samuel, autant ton explication précédente était brillante autant celle-ci est idiote, intervient Robur, moi, j'ai une meilleur explication : l'un ne va pas sans l'autre ; le grand Symbole sans le symbole raté. Si nous avons eu tant de mal à trouver la solution à l'énigme c'est qu'ils espéraient que nous ne la résoudrions pas : elle était bien à l'abri dans un coffre-fort et nous avons cassé le coffre-fort. Encore fallait-il que nous connaissions l'existence de ce coffre-fort et toi, Samuel, par ta remarquable intuition tu l'a supputée et tu nous a amené à découvrir ce symbole raté, sans ça que serait-il advenu ? Les forces des ténèbres sont intelligentes et savent bien que nous autres druides nous ne nous laissons pas attacher avec des saucisses car les biens de ce monde nous sont indifférents ainsi que le pouvoir. Alors par quoi pouvons-nous être tentés ? Par la Connaissance et l'orgueil assorti à cette Connaissance : en ayant seulement le Symbole sans sa contrepartie, le symbole raté, nous aurions décuplé notre magie et ainsi exploré le vaste Univers jusque dans ses confins et pour cela nous aurions développé une technologie matérielle qui nous aurait amené à détruire la Terre. Mais le vaste Univers nous le connaissons déjà car nous l'avons exploré de longue date par l'Esprit : donc pas besoin d'utiliser la magie pour fabriquer des astronefs, me direz-vous, cependant la tentation aurait été grande chez les esprits faibles, n'ayant pas encore achevé toute leur initiation, d'y recourir. La hiérarchie druidique ne peut pas tout contrôler et c'est contre les principes mêmes du druidisme que de recourir à la coercition. Nous étions en grande danger mais Samuel est intervenu et a pu déjouer le piège. Le symbole raté pourrait faire l'affaire d'un faux prophète et sa création ne demande aucun effort : un graphiste de second ordre aurait très bien pu le faire ; alors à quoi bon cacher soigneusement quelque chose d'aussi évident ? L'excellence d'un côté, signifié par le Symbole, la médiocrité de l'autre, signalé par le symbole raté, à quoi ça rime ? C'est l'avers et le revers d'une même pièce : les forces des ténèbres semblent avoir voulu nous empêcher de choisir entre l'un ou l'autre ; nous acculant à l'excellence, pourquoi ? Nous autres druides nous ne voyons que l'excellence et ne prêtons jamais attention à la médiocrité même quand celle-ci est flagrante et ce symbole raté est évident : nul besoin de le cacher comme un trésor précieux. Mais n'était-ce pas, justement, une stratégie pour y prêter attention ? Dans ce cas nous aurions été manipulé depuis le début et l'intuition fulgurante de Samuel. . . un coup monté. Mais je ne puis le croire. Je préfère penser que nous avons vaincu les forces des ténèbres et ce pour une bonne raison. . . Claude, toi qui es particulièrement doué dans la lecture des événements futurs, tu as peut-être la réponse ?
_ Un faux prophète dans les années 1970 surgira, se prétendant en contact avec des intelligences venues d'autres mondes et réunira un nombre considérable d'adeptes pour leur soutirer de l'argent et il adoptera comme emblème de sa secte le symbole raté. Mais ce sera sans importance sur la marche du monde car ces gens se révéleront inoffensifs et inintéressants. . . ". Et le silence retombe, mais pendant que les vétérans sont plongés dans un abîme de perplexité le novice parvient à trouver une solution, Samuel s'exclame : " Quelle erreur que la nôtre de croire que les forces des ténèbres ont une intelligence infaillible ! Je suis sûr qu'il leur arrive de se tromper, comme nous, ton stupide guonvor aurait dû imprimer sur la pierre levée le symbole raté et non le Symbole qui, lui, aurait dû figurer sur le globe : c'est lui qu'on aurait dû dissimuler dans le coffre-fort, pour reprendre ton expression Robur. Ainsi nous aurions fait avec le symbole raté et il ne se serait rien passé pour la bonne raison qu'on ne fait rien avec l'insignifiance : tout ça serait resté dans le domaine de l'anecdote, ce qui fait que nous n'aurions même pas soupçonné l'existence du Symbole. Cependant ce fait surnaturel qui pour nous, nous autres druides, n'aurait pas dépassé le niveau du fait à ranger au cabinet des curiosités, aurait intrigué le populaire à commencer par ton garde-chasse, Claude, une légende aurait circulé et des gros malins, à plus ou moins long terme, n'eurent pas manqué de fouiller clandestinement le pied du menhir pour finir par découvrir le pot au rose : le Symbole en l'occurence. Et il se serait répandu par le monde entier ce qui fait qu'il nous aurait échappé.
_ Avec quelle conséquence ? Qu'est-ce qu'on en a à foutre du SYMBOLE ? Ce n'est jamais qu'un dessin, on a d'autre chats à fouetter : neutraliser le golem avant tout, déclare Claude.
_ Tout les symboles avaient au départ une force magique, intervient Robur, qui s'est affaiblie au fil des millénaires jusqu'à disparaître quasi totalement, or le Symbole étant neuf il a une puissance magique considérable : il nous permettra de détruire le golem alors que s'il était tombé entre les mains du vulgum pecus il aurait rapidement perdu son efficacité.
_ Tout ceci n'a pas de sens, dit Claude, le mieux aurait été qu'il n'existe jamais. . .
_ Mais ça ne pouvait pas être le cas puisque je l'ai vu dans ma transe médiumnique. . .
_ Oh, tu t'en souvenais si peu, Samuel, rétorque Claude.
_ L'hypnose peut toujours faire revenir un souvenir même profondément enfoui. . . fait remarquer Robur.
_ À condition qu'on ait l'idée de le rechercher, réplique Claude, que je sache, tu n'as jamais eu l'envie de te mettre en quête d'un élément précis oublié provenant de ta transe, Samuel ?
_ Non, en effet, je me demande comment ce souvenir aurait pu remonter à la surface. . . ". Un ange passe, Samuel semble tout à coup rêveur puis il déclare : " À moins qu'une association d'idée ne le fasse revenir, étant donné que la mémoire procède souvent par association, le tout aurait été de savoir quelle association. . .
_ Le symbole raté ! lâche Robur, puisque c'est un symbole composite : si ça se trouve même si le guonvor avait seulement révélé le symbole raté tu aurais peut-être récupéré le souvenir du Symbole.
_ Il faut arrêter tout ça ! s'exclame Claude, sinon on va devenir zinzin : c'est absurde ; ça n'a pas de sens, on tourne en rond. Si on voulait nous faire perdre la raison on ne s'y prendrait pas autrement. Cette question, le symbole raté trouvé dans le coffre-fort, doit être mise de côté pour l'instant et il convient avant tout de savoir comment on va s'y prendre pour neutraliser le golem. Robur tu soutiens que le Symbole pourrait nous aider à y parvenir, mais comment ? ".
Début 1946, le Kremlin. La Nicolovya reçoit un ambassadeur d'un genre un peu particulier : l'ambassadeur d'un état qui est sur le point de naître et cette nation en devenir c'est Israël et ce diplomate a pour nom Samuel Rosenberg. Samuel ne sait pas le russe comment va-t-il communiquer avec la dictatrice sans le secours d'un interprète ?
Samuel pénètre dans la salle de réception où la Nicolovya est assise sur un somptueux fauteuil tapissé de velours rouge, pour ainsi dire un trône ; un interprète et divers conseillers et assistants se trouvent à ses côtés. Après les saluts et les courbettes protocolaires, c'est Samuel, à l'encontre de ce même protocole, qui adresse la parole à ce tyran sanguinaire vêtue d'une éblouissante robe lamée : " Parlez-vous yiddish, Madame la Présidente ? ". Maria ne paraît pas le moins du monde surprise et retrousse les commissures de ses lèvres en un sourire cruel semblant dire : " Tu as beau être ambassadeur tu n'en es pas moins mortel sur mes terres. . . ". Elle fait un geste négligent de la main droite et toute l'assistance reflue vers la porte qui est refermée si bien que Samuel se retrouve seul, debout, en face du monstre. La Nicolovya répond : " Mais oui, youppin, c'est même ma langue maternelle ou plutôt ferais-je mieux de dire ma langue paternelle puisque c'est celle de mon papa, le youppin Robur. ". Elle éclate d'un rire tonitruant et fou qui glacerait le sang de quiconque mais pas celui de Samuel qui désormais est devenu druide et possède la force d'âme pour résister à toutes les attaques démoniaques. L'ambassadeur reprend : " Madame la Présidente, je représente le gouvernement du futur état d'Israël et j'ai été missionné pour savoir si nous pourrons compter sur le vote de l'URSS, à l'ONU, pour la création de cet état.
_ Quoi, un état de youppins ?! Pas question ; Hitler aurait mieux fait de finir le boulot et d'effacer tout les youppins de la surface de la terre.
_ Dans ce cas il ne fallait pas rendre fou le Führer et ceci a été votre oeuvre, Madame la Présidente, il y a là contradiction.
_ Oh dis donc ! Je fais ce que je veux ! Et puis moi aussi je peux les exterminer les youppins, je pourrais même commencer par toi. . .
_ Tout les Juifs d'URSS ont déjà émigré en masse aux Etats-Unis et dans d'autres pays occidentaux : quand Israël sera constitué ils rejoindront et peupleront cette nouvelle nation.
_ Ah oui ? Et bien quand tout les youppins seront rassemblés au même endroit nous autres les Soviétiques nous leur lâcheront sur la gueule la bombe atomique que nos savants viennent de mettre au point, boum ! quel beau feu d'artifice ça fera et ça en sera fini avec cette race maudite ! ". La Nicolovya se remet à rire du même rire dément que précédemment sauf qu'en plus cela dérive vers l'hystérie. . . Samuel sans se départir de son flegme continue : " Madame la Présidente, pourquoi tant de haine envers les Juifs : votre créateur est pourtant bien Juif ?
_ Et alors ? On n'est tout de même pas obligé d'aimer ses parents.
_ D'autant plus que vous n'existez pas vraiment : tu es un golem et si tu vis c'est grâce à la magie kabbalistique. . .
_ Aaargh ! Tu vas voir si je n'existe pas !!! ". Elle crie et rameute sa garde qui se précipite dans la salle puis elle hurle en russe des ordres et l'ambassadeur est saisi et jeté au cachot dans le sous-sol du Kremlin.
Que va devenir Samuel ? S'il ne tenait qu'à la volonté de la Nicolovya il serait déjà mort dans d'atroces supplices mais les ministres de la dictatrice essaient de la raisonner en arguant qu'on ne doit pas zigouiller un ambassadeur quand bien même celui-ci ne le serait que d'un état qui n'existe pas encore : des représailles économiques pourraient s'en suivre alors que l'Union Soviétique est au bord de la faillite. . . La Nicolovya fait trembler tout le Kremlin, visiblement elle a perdu la raison et le salut est dans la fuite ; à commencer par la garde du palais qui déserte en masse ; suivent tout les ministres, les conseillers, les domestiques et les geoliers qui en profitent pour libérer Samuel. Cela ne s'est jamais vu dans l'histoire d'un état : le palais du gouvernement est désormais désert et il ne reste que le chef de l'état totalement isolé dans l'impossibilité totale de donner quelque ordre que ce soit. Roi pat ! À l'extérieur du Kremlin, les plus hauts cadres du parti organisent un gouvernement provisoire pour pouvoir gérer dans l'urgence les problèmes les plus cruciaux de l'Empire Soviètique. . .
Au Kremlin, le golem s'agite furieusement en renversant les meubles, déchirant les tentures, et saccageant les lambris dorés puis finit par s'enfuir. Il subit une autre métamorphose en prenant l'apparence d'une créature monstrueuse que l'on aurait modelée dans de la terre glaise : les moscovites voient courir à travers les rues ce monstre attifé d'une robe lamé en lambeau poussant des cris épouvantables. Le golem quitte la capitale et hante les campagne suscitant la terreur chez les paysans. On le verra jusqu'en Sibérie puis au bout de quelques mois on n'entendra plus parler de lui. Début 1947, une petite fille de la région de Iakoutsk découvrira dans la neige un tas de boue ayant vaguement forme humaine entourée d'une riche étoffe au reflet doré ; elle en parlera à sa maman qui viendra récupérer le tissus, le lavera et réparera, ce qui avait été la robe d'une dénommée Maria Nicolovya, et s'en fera un très beau vêtement de cérémonie qui attisera la jalousie de bien de ses voisines. . .
Israël voit le jour en 1948 et Samuel Rosenberg en devient le premier président de la république. L'URSS est tellement occupée a se reconstruire qu'elle ne pense plus à vouloir envahir l'Europe Occidentale. Et à Balory, Claude Joussier continue à battre le fer. Il y a deux ans, le forgeron a reçu une lettre de Samuel lui rapportant son entrevue avec la dictatrice et comment une simple parole a complètement retournée la situation ; après que le golem s'est enfui du Kremlin, l'ambassadeur a reprit contact avec le maréchal Joukov, chef du nouveau gouvernement provisoire, et celui-ci lui a fait cette confidence : " Pourquoi est-ce qu'on y a pas pensé avant ? C'était si simple : fuir le Kremlin et faire le vide autour d'elle et ça a marché. . .
_ Est-ce que vous auriez fait ça avec Staline, Maréchal ?
_ Staline avait ses opposants mais aussi ses partisans, cela aurait été impossible : cette créature n'avait QUE des opposants ; c'est pas la même chose. . . ". Samuel a utilisé le bon mot pour neutraliser le golem : il a dit la vérité ; en affirmant qu'il n'avait pas d'existence propre, puisqu'il n'était qu'une création d'origine humaine, il l'a renvoyé à son propre néant. Claude se souvient de son incantation qu'il avait récité en face du guonvor : Je suis la lumière de vérité qui détruit les forces des ténèbres. Il n'y avait que ça à faire : dire la vérité, mais quel courage pour affronter le monstre ! L'initiation druidique avait procuré ce courage à Samuel.
Claude se souvient de leur dernière discussion à eux trois après la découverte du globe de calcaire au pied du menhir ; une énigme était restée irrésolue. Eux trois s'étaient focalisés sur le Symbole pensant que son pouvoir magique servirait à anéantir le golem et ils n'étaient arrivés à rien. Puis Robur et Samuel étaient rentrés à Francfort au mois de décembre 1941 et là le novice avait franchi la dernière étape pour accéder au grade de druide et cette initiation avait eu lieu fin 1943. Alors le Collège Druidique a confié à Samuel cette mission périlleuse qui n'a pu s'accomplir que trois ans plus tard. Le Symbole était-il pour quelque chose dans le succès de cette mission ? Ou n'était-il pas plutôt dû au courage et la détermination de Samuel, se demande Claude ? Cette histoire de pouvoir magique des symboles ce n'est que de la superstition, conclut-il.
Claude continue à forger une pièce détachée pour réparer un engin agricole tout en s'interrogeant sur l'énigme du globe de calcaire quand Guillemin le garde-chasse surgit dans la forge. Après avoir salué le forgeron il dit : " Monsieur le Maire, savez-vous que la pierre levée du Luc s'est renversée suite à la fouille clandestine que des sagouins ont commise à son pied ? Peut-être que vous devriez alerter les Antiquités Préhistoriques de Bourgogne ? ". Une bouffée de chaleur monte au visage du maire de Balory, une certaine confusion et un zest de honte en est la cause : on aurait dû reboucher le trou, se dit-il, et dire que j'ai engueulé Guillemin parce qu'il posait des collets. . . Il lui vient une idée : " Dis-moi, Guillemin, tu m'as dit, il ya quelques années, que tu te levais tôt le matin pour surveiller le bûcheronnage clandestin, or tu es garde-chasse pas garde-forestier, que je sache, c'est pas ton attribution. . .
_ Pour la préservation du gibier j'ai aussi le devoir de veiller à ce que le milieu de vie de ce même gibier ne soit pas dégradé : abattre des arbres à tort et à travers pourrait conduire à perturber la nidification, la reproduction et la nutrition des animaux de la forêt.
_ Admettons, décidément tu as réponse à tout, Guillemin.
_ Pouvez-vous en dire autant, Monsieur le Maire ?
_ Je ne comprends pas, Guillemin. . . ". L'officier municipal est inquiet : le garde-chasse le soupçonnerait-il d'avoir participé à la fouille clandestine ? Guillemin réplique : " Pourquoi vos cheveux étaient-ils brûlés quand nous nous sommes rencontrés dans la forêt à la fin août 41.
_ Je m'en souviens comme si c'était hier : je t'avais répondu que c'était à cause du guonvor.
_ J'ai toujours pensé que vous vous étiez foutu de ma gueule, Monsieur le Maire.
_ Mais c'était la vérité, dans des circonstances qu'il serait trop long à te raconter, le guonvor m'a bel et bien brûlé les cheveux, pourquoi as-tu pensé que je me moquais de toi, tu l'as bien vu toi aussi le guonvor ?
_ Jamais de la vie, j'avoue ; je vous ai menti: je ne l'ai pas vu le guonvor.
_ Pourquoi m'as tu menti ?
_ Au départ, quand ce vieux fou de père Magloire m'a dit qu'il avait rencontré le monstre, j'ai abondé dans son sens en lui disant que moi aussi je l'avais vu : c'était pour me moquer de lui.
_ Comment ?! Pourquoi ne pas m'avoir expliqué que c'était une farce ? J'aurais compris et on en serait resté là. . .
_ Il s'agissait bien en effet d'une farce : deux collègues et moi avons eu l'idée de confectionner un grand mannequin d'osier recouvert de vieilles peaux d'ours avec une tête énorme et gros oeil éclairé par une lanterne pour faire croire que c'était un guonvor et nous sommes allés dans la forêt pour faire peur au gens, pas seulement au père Magloire. . .
_ Pourquoi ces enfantillages et pourquoi ne m'avoir rien dit ? Vous n'êtes plus des gamins toi et tes collègues. . .
_ Pour éloigner tout promeneur de la zone du sommet du Mont Preneley : il y avait quelque chose à cet endroit que personne ne devait voir.
_ C'était quoi ?
_ Un supplice moyenâgeux.
_ Hein ?!! Qu'est-ce que c'est cette histoire ?!
_ C'est difficile à avouer. . . aussi je ne dirai rien et peut-être en ai-je trop dit. . . ". Sur ce, Guillemin tourne les talons et s'enfuit comme un voleur de la forge.
Claude n'en revient pas : un crime horrible aurait été perpétré au sommet du Mont Preneley fin août 41 ? C'est stupéfiant mais cependant moins que l'apparition du guonvor. Il décide de prévenir la gendarmerie. Deux gendarmes se présentent le lendemain à la forge. Claude leur raconte son entrevue la veille avec le garde-chasse et, dans un souci d'honnêteté, il leur raconte tout y compris sa confrontation avec le guonvor et la fouille du pied du menhir qui s'en était suivi ; il leur montre également le globe de calcaire sans omettre le résultat de leur investigation qui avait abouti à la découverte du symbole raté. Les gendarmes sont stupéfaits mais ils ne prennent pas l'officier municipal pour un fou : ils sont quand même habitués à ce qu'on leur rapporte des faits qui défient la raison et ils connaissent la légende du guonvor. . . Cependant l'adjudant-chef Mounier fait cette remarque : " Pour ce qui est de la fouille non déclarée vous devrez en répondre aux Affaires Culturelles qui portera éventuellement plainte, ou pas, contre-vous.
_ En tant que maire je sais faire face à mes responsabilités et je ne me défilerai pas. . . mais il y a plus grave : ce meurtre supposé au sommet du Mont Preneley.
_ Il faut d'abord mettre la main sur ce Guillemin au plus vite et sur ses complices présumés. . . ". Mais Guillemin et ses comparses son introuvables et semblent s'être enfuis. Puis une équipe d'une dizaine de gendarmes passe au peigne fin le sommet du Mont Preneley ; le maire de Balory les accompagne. Ils débutent d'abord au Luc et Claude constate que le monolithe s'est bien affaissé sur l'excavation ; sans doute suite à l'érosion des bords de la fosse, provoquée par les pluies de ces dernières années. Il fait cette remarque à l'adjudant-chef : " Quel dommage que le menhir se soit renversé du côté de la marque et qu'on ne puisse pas la voir : vous auriez eu ainsi une preuve de ma bonne foi.
_ Nous sommes combien ici ? Onze gendarmes plus vous, Monsieur le Maire, ça fait douze : oh, je crois que douze bonhommes peuvent réussir à soulever ce caillou. Tant pis pour les archéologues : moi j'ai besoin de faire des constations pour mener l'enquête. ". Voilà un gendarme qui n'a pas peur de prendre des initiatives. On finit par trouver deux ou trois tronc de jeunes arbres déracinés par les dernières tempêtes et l'on s'en sert comme levier pour non pas soulever la pierre mais la faire rouler sur le côté afin de dégager la fosse et rendre visible la face du monolithe où est imprimé le Symbole. Après bien des efforts ils parviennent à le faire. Claude se penche sur le menhir couché et avec un poignée de fougères nettoie la surface de la pierre maculé de boue, puis au bout d'un moment il s'exclame : " Ah ! Adjudant-chef, regardez ! je vous l'avais bien dit, au moins la dessus vous pouvez me croire. " L'officier fait la constation, opine du chef et prend une photo. Alors le reste de la journée est consacrée à la recherche d'indice en ce qui concerne ce fameux supplice moyenâgeux : les gendarmes se deploient dans le sous-bois et sondent le moindre fourré, le moindre buisson. . .
Les rayons du soleil sont déjà très bas quand un gendarme s'exclame : " Là, mon adjudant, j'ai trouvé quelque chose ! ". L'adjudant-chef accompagné de Claude se dirige vers l'endroit où le jeune gendarme semble avoir trouvé quelque chose. . . Le chef des forces de l'ordre ne peut s'empêcher d'émettre un cri de surprise : " Nom de Dieu ! Qu'est-ce que c'est que ça ?!! ". Une vision d'horreur : le gendarme est habitué à trouver des cadavres horriblement mutilés, décomposés et exhalant une odeur de putréfaction épouvantable et toutes ces caractéristiques se sont groupées dans ce cas présent mais à la seule différence que ce corps est vivant. . . Cette masse de chair informe et putréfiée semble respirer et ce seul oeil encore présent sur ce qu'on pourrait considérer comme étant encore une tête est bien celui d'un être vivant : il ne peut rouler dans une orbite désormais disparue mais on voit bien que la pupille se dilate et se rétracte quand on dirige ou éloigne le faisceau de la lampe-torche que l'on a allumé à cause de la nuit qui tombe. Le jeune gendarme s'est sauvé pour vomir plus loin et l'adjudant-chef est bien prêt de le faire aussi ; quand à Claude lui-même, il n'est pas plus brillant. L'officier se relève et regarde le forgeron, hagard, et il demande, suppliant, avec dans la voix toute la détresse du monde : " Monsieur le Maire, qu'est-ce qu'on peut faire ? ". Claude n'ose pas dire que la meilleure solution dans l'immédiat devrait-être l'euthanasie mais même si on adoptait cette solution comment procéder ? Demander à l'adjudant-chef d'utiliser son arme de service pour achever la pauvre créature, lui tirer une balle dans la tête si tant est que l'on puisse touver la tête. . . et qui garantit que cela lui donnerait la mort alors que cette. . . chose vit encore, étant donné qu'elle devrait être morte depuis longtemps. . . et puis depuis combien est-elle là ? Le temps passe et la nuit tombe et la situation est de plus en plus insupportable : des hommes commencent en trembler, beaucoup sont prêts à s'écrouler et se convulser ; la tension est à son comble, alors Claude lève les bras et tourne son visage vers le firmament où déjà les étoiles s'allument et il récite une longue et fervente incantation dans la vielle et vénérable langue des Celtes et au bout d'un moment la créature qui fut peut-être un jour humaine exhale un long soupir, le dernier. . . elle vient de rendre son dernier soupir. . . Les nerfs lâchent et les pleurs et les sanglots secouent la plupart de ces gaillards qui en ont pourtant vu d'autres.
Il est très tard et on ne peut plus rien faire pour ce soir. Parmis le matériel amené par la gendarmerie figure une bâche dont on recouvre le cadavre. Tout le monde redescend et rentre chez-soi. Avant de réintégrer le fourgon garé sur la route forestière Mounier s'entretient encore un peu avec le maire de Balory : " C'est trop gros pour nous : je vais confier l'affaire à la section criminelle de Paris ; ils feront tout les relevés scientifiques nécessaires ; il faut absolument mettre la main sur Guillemin et sa bande car ce sont eux qui ont fait le coup, n'est-ce pas ?
_ Pas nécessairement, ça semble fou : je crois que ce crime, ne devrait-on pas parler de tentative de meurtre en l'occurence puisque la mort ne s'en est pas suivie, n'a pas de mobile clair ; qui est la victime et pourquoi Guillemin aurait voulu la tuer ? Et pourquoi a-t-elle survécu jusqu'à maintenant alors que les faits remontent à août 1941, soit sept ans d'ici ?
_ Quoi ?! Vous croyez vraiment. . . qu'elle a survécut tout ce temps ?
_ Cela m'en a tout l'air. ". L'officier est ébahi et demande au bout d'un moment : " Mais alors qui c'est ?
_ Deux alternatives s'offrent à nous : soit la victime était par nature immortelle et ceux qui se sont acharnés sur elle n'ont pas réussi à la faire mourir ; soit il s'agit d'une vengeance, d'une malédiction extrème et les assassins ont eu le pouvoir surnaturel de condamner un homme ou une femme ordinaire à un enfer sur terre ; si je n'avais pas récité cette prière de délivrance cela aurait pu durer encore des années sinon des décennies. ". Jean Mounier regarde le visage du forgeron à la lueur de la lampe de l'habitacle du fourgon en hochant la tête et conclue : " Si c'est pas Guillemin et sa bande il faut absolument mettre la main sur le ou les salauds qui ont fait ça et savoir ce qui s'est passé. . . ". Puis il rentre dans le fourgon, le véhicule démarre et s'éloigne.
Cette nuit là sera blanche pour Claude et il ne sera pas le seul. . . Il se repasse en boucle dans sa tête les souvenirs de ce matin du 19 août 1941 : le guonvor qui a failli l'anéantir puis Guillemin qu'il avait surpris à braconner en redescendant du mont. Mon Dieu ! se dit Claude, il avait le coeur à relever des collets après avoir été, peut-être, complice ou même acteur d'un crime aussi épouvantable ! Sa raison vacille ; mais quel homme doit être ce Guillemin pour être à ce point dénué de sentiments ? Bien sûr, il a en tête l'exemple récent d'un commandant d'un camp de concentration nazi qui après avoir supervisé l'assassinat de milliers de déportés dans la journée rentre chez lui le soir pour caliner ses enfants : évidemment il sait que pareille dichotomie est possible mais il ne peut s'empêcher, rétrospectivement, d'avoir un étonement horrifié sur l'attitude du garde-chasse ce fameux matin là. . .
Les services de police venus de Paris mènent l'enquête sur le Mont Preneley : ils ne trouvent aucun indice qui permettrait d'identifier les criminels. Le cadavre est autopsié à l'institut médico-légal de Paris : rien de plus que le constat flagrant des gendarmes lors de sa découverte dans les circonstances que l'on sait et rien ne permet de lui donner un nom et on ne parvient même pas à déterminer si c'est un homme ou une femme.
Au bout de quelques semaines on finit par trouver Guillemin et ses deux complices qui en fait ne se cachaient pas et vaquaient à leurs occupations respectives tranquilles comme Baptiste. Quelle effronterie ! se dit Claude quand il apprends ça. Les malfaiteurs sont interrogés par la police à Paris.
Le commissaire Charpentier demande à Guillemin : " C'est toi et tes complices qui avez supplicié ce. . . cet être, n'est-ce pas ?
_ Pas du tout, Monsieur le Commissaire, nous ignorions totalement la présence de cet être comme vous l'appelez.
_ Ah bon ? Pourtant tu as affirmé à Claude Joussier, le 4 octobre soit il y a quinze jours, que toi et tes collègues vous vous étiez déguisés en guonvor fin août 41 afin, je le cite : " de faire peur aux passants pour les empêcher d'assister à un supplice médiéval ", c'est bien ce que tu as dit ?
_ Oui, mais tout ça c'est des fariboles ; on a fait les imbéciles en se déguisant en guonvor mais c'était pour s'amuser un peu et si j'ai parlé d'un supplice médiéval à Joussier c'est parce qu'il m'interrogeait sur les motivations de ce carnaval hors saison et que je me suis senti con parce que c'était en effet très con, alors j'ai lâché ça tout à trac et je l'ai planté là.
_ Mmoui, c'est pas très convaincant tout ça : si au moins tu apportais une explication plausible sur ces faits je pourrais te croire. Alors pourquoi vous vous êtes déguisé en guonvor ? En vrai : parce que faire peur aux gens moi je n'y crois pas.
_ Nous faisons partie de ce groupement qui mutile les chevaux en France mais aussi à l'étranger. . .
_ Quoi ?!!! ". Charpentier en manque de tomber de sa chaise : il est bien entendu au courant de ces agissements d'inconnus qui pénètrent la nuit dans les prés où se trouvent des chevaux, et même dans des écuries pourtant fermées à clé, et là, leur coupent une oreille et, de temps en temps, vont même jusqu'à les éventrer. Ces lâches attentats imbéciles ont révolté, à juste titre, toute l'opinion publique : la population à un grand amour pour la gent équine et il ne ferait pas bon pour un quelconque agresseur de tomber entre les mains des gens ordinaires que ce genre de crimes gratuits scandalisent. Le commissaire surmonte son dégout et reprend l'interrogatoire : " Pourquoi, toi et les émules de ce groupement de tarés, vous faites ça ?
_ Pour faire le MAL, uniquement le MAL, nous avons fait allégeance à Satan. On s'en prend aux chevaux parce que nous ne pouvons plus nous en prendre aux hommes puisque les nazis l'ont déjà fait avant nous et qu'ils se sont fait neutraliser. Si nous nous sommes déguisé en guonvor c'est pour rendre un culte à ces démons : chaque région, chaque pays à son entité diabolique particulière ; chez nous c'est le guonvor, en Bretagne c'est l'Ankou, en Bavière c'en est d'autres et en Scandinavie ce sont les trolls.
_ Allons bon! la secte sataniste maintenant ! Il ne manquait plus que ça ! Très bien, voilà une explication fondée et plausible qui rend d'autant plus crédible le fait que vous ayez massacré un pauvre bougre en le réduisant quasiment en bouillie car c'est bien pour rendre hommage à Satan que vous l'avez fait, n'est-ce pas ? ". Les journaux et la radio ne sont pas encore au courant des faits qui se sont déroulés sur le Mont Preneley et les autorités judiciaires ont soigneusement gardé le secret. Guillemin répond passablement étonné : " Excusez-moi, Monsieur le Commissaire, mais quel lien entre notre déguisement en août 41 et le fait dont vous nous accusez : avoir réduit en bouillie quelqu'un ; je ne comprends pas ; vous nous accusez d'assassinat n'est-ce pas ?
_ Non, seulement mais ce seulement n'atténue en rien le caractère odieux de vos actes, de coups et blessures et d'actes de barbarie.
_ Dois-je comprendre que quand vous l'avez découverte la victime n'était pas morte ?
_ Non, elle est décédée quelque temps après la découverte des gendarmes.
_ Vous me dites qu'elle était réduite en boullie mais malgré tout vivante ? Et pendant combien de temps elle est restée dans cet état ?
_ Mais depuis que vous avez fait votre pantomime sur le Mont Preneley : sept ans. ". Pour le coup c'est le prévenu qui prendrait pour un fou l'officier de police judiciaire. Guillemin fait cette remarque apparemment déplacée : " Vous allez bien, Commissaire ? Vous me dites que quelqu'un a vécu pendant sept ans en étant réduit en bouillie, c'est à dire dans un état incompatible avec la vie, et vous voudriez que je vous prenne au sérieux. Etes-vous bien sûr de ce que vous dites ? ". Charpentier est irrité par l'attitude, qu'il juge arrogante et impertinente, du prévenu. Puis le commissaire réalise qu'il n'a pas la moindre preuve de ce qu'il affirme : le médecin légiste a confirmé l'heure du décès mais a été bien incapable de dire combien de temps la victime a vécu réduite en boullie et à moitié décomposée ; dés le début les enquêteurs ont subodoré que le charivari d'août 41 et ce crime odieux était lié mais il semblerait que c'est loin d'être le cas. . . Déstabilisé un moment, le policier reprend au bout de quelques minutes : " Guillemin, tu as sans doute raison sur ce point précis mais. . . ça ne t'exonère pas de ce crime : toi et tes copains vous l'avez sans doute commis la veille et la victime a survécu à ses blessures et là y'a pas besoin de faire appel au surnaturel ; des personnes qui survivent pendant plusieurs heures à des blessures atroces ça s'est déjà vu. Ton compte est bon.
_ Vous n'avez pas de preuves ! Et puis si ça avait été le cas je ne serais pas venu déclarer au maire que le menhir du Luc avait été renversé, c'est absurde : j'aurais attiré l'attention sur le lieu d'un crime tout en étant le criminel ! Aucun criminel ne fait ça, faut être fou !
_ Oh, mais des criminels psychopathes il n'y a que ça !
_ Vous vous êtes déjà trompé une fois, vous pouvez bien vous tromper un seconde fois !
_ C'est égale, les preuves ont va les trouver, l'enquête n'est pa finie. En attendant je t'inculpe pour cruauté envers les animaux parce que ça tu viens de me l'avouer ! Allez hop, au trou ! ".
Claude vient d'apprendre par l'adjudant-chef Mounier le résultat de l'interrogatoire et il comprend à quel point ils se sont tous trompés, lui le premier, c'est cette stupide galéjade de supplice médiéval qui l'a induit en erreur : il a correlé deux faits qui n'avait rien à voir ensemble mais cela a eu l'avantage de l'avoir alarmé et c'est grâce à ça qu'ils ont découvert la créature suppliciée. Claude est convaincu que le garde-chasse n'est pour rien dans ce crime odieux : il connait Guillemin ; il a avoué être un salopard mais il n'est ni fou, ni stupide ; il ne les aurait pas mis sur la piste du crime délibérément avec cette expression pour le coup malheureuse. Au moins ça aura servi à ça sa boutade foireuse, se dit Claude, quelle étrange synchronicité : sans ces deux mots à la con la victime aurait fini par mourir et son corps se serait décomposé et on ne l'aurait retrouvé que plusieurs années plus tard sinon jamais. . . On est bien avancé, se dit-il encore, la victime est inidentifiable et le criminel reste à trouver. Les gendarmes n'ont trouvé aucun indice sur les lieux : pas de vêtements, pas d'objets personnels, pas de papiers, comble de malheur la victime avait bien des dents mais pas de prothèses et son sexe à été impossible à déterminer car le bassin était trop décomposé. Comment peut-on vivre avec des tissus décomposé ? La gangrène pardi ! Là non plus ça n'a rien de surnaturel. Trouvera-t-on jamais le criminel, se demande Claude ? Tout à coup une pensée monstrueuse lui vient à l'esprit et le fait frémir d'horreur retrospectivement : et si cet être humain avait rencontré le guonvor et avait été victime de son oeil pernicieux et dire qu'il aurait pu m'arriver la même chose !
Mais l'inespéré finit quand même par se produire. En juin 1949, le père Jean vient rendre visite à son viel ami Claude Joussier à Balory. " Jean, tu vas me goûter ce délicieux pinot blanc que le fils Magloire produit dans sa vigne en contrebas du village. ". Les deux hommes sont assis à l'extérieur de la maison à l'abri du soleil sous la tonnelle et Claude raconte au moine tout les événements de ces dernières années qui ont émaillé la vie de ce petit village morvandiaux ; notamment l'énigme de la créature réduite en boullie vivante du Mont Preneley. Jean fait cette étrange remarque : " Et si c'était vrai : si cet être humain réduit en bouillie et à moitié décomposé avait vécu sept ans dans cet état ? Tu crois t'être trompé mais peut-être que tu avais raison. Après tout, il est arrivé qu'à l'ouverture de la tombe de grands saints on ait retrouvé leur corps dans un parfait état de conservation hexalant une odeur suave, l'odeur de sainteté, à un tel point que les observateurs ont pu dire que le saint aurait pu tout aussi bien se réveiller sans que cela ne les eussent surpris tant il était flagrant qu'il parraissait vivant.
_ Oui, mais tu imagines l'enfer que cela aurait été de vivre ainsi pendant sept ans ?
_ Oui, une abominable vengeance. . . Qui aurait été capable d'un tel prodige, à ton avis : réduire quelqu'un en bouillie pour le faire vivre pendant si longtemps ?
_ Un druide serait capable de faire ça, mais je n'en connais aucun dans la région ; il n'y a que moi et ce n'est évidemment pas moi.
_ Alors il faut chercher ailleurs que dans la région et nous connaissons tous les druides membres du Collège Druidique.
_ Et en dehors du Collège Druidique, tu en connais ?
_ Un druide clandestin en quelque sorte ? Non je n'en connais pas.
_ Et s'il s'était agi d'un novice, un apprenti druide ?
_ Là nous pouvons établir une liste d'aspirants pour l'année 1941. En premier il y avait notre ami Samuel Rosenberg.
_ Que nous pouvons disculper sans hésitation.
_ Et pourquoi donc, Claude ? Dans une enquête policière tout le monde peut être suspect y compris les membres de sa propres famille.
_ Il y avait en ce temps là d'autres novices, il faut commencer par eux.
_ Je ne suis pas d'accord, autant commencer par lui : comme ça si on arrive à le disculper ça en fera un de moins et la liste des suspects se raccourcira.
_ Mais enfin, Jean, pourquoi les novices seraient à priori suspects ; pourquoi pas les druides chevronnés ?
_ Tu sais bien que quand on a passé l'initiation suprême il nous est interdit de faire le mal. À moins que ce soit un mal nécessaire pour combattre le mal comme dans le cas du golem de Robur et même dans ce cas il y a eu neutralisation de Hitler pas sa mort.
_ C'est faire bon marché de sa souffrance en tant que dément.
_ On peut guérir de la folie pas de la mort, Jean cite sentencieusement ce proverbe gaélique : nîl luibh a leigheas le haghaid an bhâis, il n'y a pas d'herbe pour guérir de la mort, le druide est parfois obligé de choisir d'infliger de la souffrance pour éviter un plus grand mal ; dans le cas de Hitler l'éthique druidique a été respectée.
_ Admettons, mais pourquoi Samuel aurait fait ça et à qui s'en serait-il pris ?
_ Pour commencer il faudrait savoir à quel moment il aurait pu le faire : il aurait dû être à Balory mais quand ? Est-ce que tu te souviens de la dernière fois qu'il est venu ici ?
_Oui, il est venu avec Robur en octobre 41 et ils sont repartis deux mois plus tard ; je t'ai déjà raconté la raison de leur présence à ce moment là.
_ Oui en effet, je m'en souviens bien, à mon avis cet acte abominable n'a pas eu lieu en même temps que le charivari des garde-chasses, qui eux n'ont rien à voir avec ce crime, ni non plus au moment de ta rencontre avec le guonvor ; il se pourrait bien que cela a dû se produire quand Samuel était là. Au fait que sont devenus Guillemin et ses complices ?
_ L'affaire à été classée sans suite et les garde-chasses n'ont été condamnés que pour cruautés envers les animaux en même temps qu'un grand nombre de membres de cette secte sataniste. Bon admettons ; donc entre octobre et décembre 41 et puis après ?
_ Est-ce que tu sais que Hitler s'est échappé de son asile d'aliéné quelque mois seulement après y avoir été enfermé ?
_ Non, s'étonne Claude grandement surpris, et à quelle date précisément ?
_ Oh, sans doute septembre/octobre 41 ; il n'a jamais été rattrapé. . .
_ Mais ça n'a pas fait grand bruit, ni les journaux, ni la radio n'en ont parlé, pourquoi ?
_ Je ne sais pas. . . peut-être pour éviter les chasses à l'homme frénétiques de la part de ceux qui auraient cherché à se venger du dictateur déchu : les autorités ont craint des troubles à l'ordre publique.
_ Pourquoi est-ce que tu me racontes cette histoire au moment où nous cherchons le coupable de ce crime affreux ?
_ Oh, comme ça ; ça n'a sans doute aucun rapport mais les abominations des nazis n'ont d'égales que ce crime justement. Il m'est venu à l'esprit que ceux qui avaient survécu aux camps de la mort, ceux qui avaient perdu des proches suite aux massacres perpétrés par les SS auraient eu le désir paroxystique de soumettre Hitler aux pires supplices jamais imaginés et l'être que vous avez trouvé dans la forêt aurait pu être la parfaite illustration de cette vengeance. Mais bien entendu ça n'a rien à voir. . .
_ Oh ! quel faux cul ! Je suis sûr au contraire que tu soupçonnes très fortement cette victime d'être Hitler mais que tu n'oses pas aller jusqu'au bout de ton hypothèse tellement elle est extravagante.
_ Qu'est devenu le cadavre ou plutôt les restes ?
_ Ils sont toujours dans la chambre froide de la morgue de Paris ; dans quelque temps ils seront soit inhumé soit incinéré. . .
_ Dans ce cas il faut se dépêcher de l'identifier ; Hitler avait un grand nombre de prothèses dentaires est-ce qu'on a retrouvé des prothèses ?
_ À part quelques dents on n'a rien trouvé de tel. Est-ce que Hitler avait d'autre signes distinctifs à l'intérieur de son corps ?
_ Non, nous sommes coincés : il est absolument impossible d'identifier ces restes.
_ Donc ton hypothèse est inexploitable.
_ Peut-être, mais moi je crois que ça vaut le coup d'aller jusqu'au bout de ma spéculation. Samuel était à cette époque apprenti druide et il aurait pu faire subir à Hitler, alors en cavale, ce traitement inhumain grâce à la magie druidique.
_ Oui, mais ça suppose que Hitler en fuite soit venu jusqu'à Balory, mais pour quelle raison ?
_ On aurait fait évader le führer déchu, où plutôt, on l'aurait extrait de l'asile : plus un rapt qu'une évasion assistée et consentante ; il importe peu de connaître les circonstances de cet enlèvement, toujours est-il qu'on aurait transporté Hitler jusqu'au sommet de la colline pour lui faire subir le supplice que l'on sait.
_ Très bien, mais comment Samuel aurait fait venir, transporté, Hitler jusqu'à Balory ? Quand Samuel accompagné de Robur a débarqué ici c'était au volant de sa traction noire, où aurait-il mis Hitler ? Dans le coffre de son automobile, drogué, baillonné ? Cela suppose la complicité de Robur et c'est inenvisageable car il est le chef de notre ordre et il aurait ainsi gravement contrevenu à l'éthique druidique.
_ Et c'est bien pour ça que je ne crois pas qu'il l'ait transporté dans le coffre de sa voiture : Samuel aurait été assisté de complices et c'est ceux-ci qui auraient acheminé Hitler jusqu'au lieu du crime.
_ Mais qui auraient été ces complices ?
_ Peut importe : organisations sionistes, groupement de Juifs voulant se venger ; ce n'était pas les ennemis d'Hitler qui manquaient ; tout le monde voulait lui faire la peau. . .
_ Oui, mais pourquoi ici à Balory plutôt qu'à Berchtesgaden ou dans le Harz par exemple ?
_ Nous avons tous reçu ta circulaire à la mi-septembre 41 relatant ton extraordinaire aventure avec le guonvor et la non moins extraordinaire découverte de ce nouveau symbole. On peut spéculer que Samuel en prenant connaissance de ces faits aura estimé que la magie druidique consistant à plonger Hitler dans un enfer quasi éternel et terrestre ne pouvait s'accomplir qu'à Balory étant donné qu'il s'y était déjà déroulé un prodige inimaginable : une créature surnaturelle octroyant à l'humanité un nouveau symbole jamais vu auparavant. Mais tout ceci ce n'est que pure spéculation et on ne saura jamais le fin mot de la fin : seul Samuel le détient.
_ Le mieux serait de le lui demander comme ça on aura le coeur net. Tout druide se doit de dire la vérité : il se doit d'avouer même le crime le plus abject.
_ Dans ce cas écrivons-lui.
_ Non, ça va prendre des semaines et c'est ici et maintenant que nous devons avoir la réponse car l'affaire est trop grave : tu as émis un soupçon et il faut que ce soupçon soit levé ; Samuel est notre ami et je ne veux pas vivre pendant des semaines avec ce doute. Il faut lui téléphoner : j'ai le téléphone maintenant à la mairie.
_ Tu crois qu'on peut joindre un chef de l'état comme ça d'un simple coup de téléphone ?
_ On va se débrouiller, nous allons appeler l'ambassade d'Israël avec pour consigne que le président de l'état d'Israël nous rappelle pour une affaire de la plus haute importance concernant l'honneur. ". Ce qui est dit est fait et au bout d'une heure, alors que Claude et Samuel sont assis dans le bureau du maire dans ce très modeste bâtiment que l'on nomme pompeusement la mairie, le téléphone sonne Claude décroche le combiné et passe l'écouteur à Jean, une voix féminine annonce dans un français teinté d'un accent indéfinissable : " Vous avez le Président au bout du fil :
_ Allo, Claude ?
_ Oui, Samuel, bonjour, Jean est à côté de moi, nous voulons seulement te poser une simple question à laquelle tu devras répondre sincéremment au nom de la vérité druidique, voilà : as-tu assassiné Hitler ? ". Silence, Claude entend la respiration au bout du fil de son vieil ami puis la réponse arrive : " Hitler est toujours vivant, nos services secrets ont fini par mettre la main dessus alors qu'il était en fuite. Après l'évasion de son asile il a trouvé refuge dans un monastère en Bavière : ce sont des fanatiques nazis qui l'ont fait évadé car Hitler en aurait été bien incapable par lui-même. Notre politique est de faire prisonnier tout les grands criminels de guerre coupables de génocide, de les juger et de les condamner à mort et c'est ce que nous avons fait avec le plus grand de tous car le plus responsable, bien entendu nous ne pouvons pas juger et condamner un fou et c'est pourquoi nous l'avons fait soigner, avec des thérapies psychiatriques innovantes, et même guéri, de cette manière Hitler pourra répondre en tout lucidité à nos accusation en face de notre tribunal. Le procès est prévu en 1951 et aura un grand retentissement.
_ Samuel, c'est Jean qui parle, tu es évidemment au courant de ce qui s'est passé à Balory ces derniers mois et c'est à propos de ça que nous t'appelons. . .
_ Je suis au courant de tout et même des soupçons me concernant à propos de ce crime ; je n'en suis pas étonné car ce supplice infernal je le voudrais pour Hitler et il y a un grand nombre de juifs qui partagent le même souhait mais Israël se doit d'être un état civilisé et nous traitons Hitler convenablement et respectons ses droits tel que prévus par les conventions internationales ; la peine de mort pour lui sera la pendaison et nous ferons en sorte que cela se fasse avec le moins de souffrance possible. Quand à votre énigme judiciaire, je peux vous apporter un éclaicissement : la victime est un personnage qui voulait être le maître du monde à l'instar de Hitler et de Staline, je pourrais vous donner son nom mais ça ne vous dirait rien car ce prétendant à la tyranie suprême n'était pas encore connu ; pour la commodité de l'histoire appelons le Mao, cet homme, car il s'agissait d'un être humain de sexe masculin, voulait conquérir le monde et pour cela il s'est adonné à la magie, la magie noire. Pourquoi a-t-il choisi le sommet du Mont Preneley pour avoir commerce avec les forces des ténèbres ? C'est parce que ce lieu est le point nodal où tout les courants telluriques de la Terre entière se rejoignent ce qui a favorisé entre autres pour toi, Claude, cette rencontre avec cette créature issue justement des forces de ténèbres et que tu as su terrasser grâce à la magie druidique et ton coeur pur que portait le désir de vérité ; au moment même de son anéantissement le guonvor a riposté avec son faisceau de lumière concentré ayant pour forme le Symbole mais son coup a raté et le faisceau a frappé la roche de la pierre levée imprimant le Symbole, s'il avait atteint sa cible, c'est à dire ta tête, Claude, malheureux ! tu aurais connu le même sort que Mao ! Mao en 1923 a voulu passer un pacte avec les forces des ténèbres pour devenir roi du monde : il a récité des incantations sur le sommet du Mont Preneley et le guonvor s'est présenté à lui pour lui dire qu'il allait être exaucé mais pour ce faire il devrait regarder son oeil ardent où allait se révéler le Symbole magique qui lui permettrait de conquérir la Terre entière. Mao, plein de son orgueil, ne s'est pas rendu compte de son imprudence et de son impudence et a regardé l'oeil mais comme son coeur n'était pas pur le faisceau lumineux l'a réduit à l'état où vous l'avez trouvé, toi et les gendarmes, Claude. Cela faisait 25 ans qu'il vivait cet enfer terrestre mais par ta prière miséricordieuse tu as pu le délivrer. Si tu n'as pas connu le même sort, Claude, c'est non seulement grâce à la pureté de ton âme mais c'est aussi dû au fait que tu n'as rien demandé et comme tu ne l'as pas sollicité cette dignité te revient de droit.
_ Et quelle est-elle cette dignité ?
_ La royauté du monde. ". Claude chancelle et se demande s'il n'est pas en train de rêver puis il se reprend et pose cette question au président du tout nouvel état d'Israël : " Mais, Samuel, comment est-ce que tu sais tout ça ?
_ Récemment, je me suis souvenu de certains éléments de ma transe médiumnique que j'avais eu en ta présence à Balory en juillet 39 : tu n'en a rien su à ce moment là car pendant que le speaker parlait par ma bouche j'étais transporté dans un autre univers et c'est là que j'ai eu la connaissance de tout ce que je viens de vous révéler. Au revoir mes amis portez-vous bien. ". Samuel raccroche en laissant Jean et Claude héberlués.
Le père Jean a regagné son monastère helvétique et Claude recommencé à battre le fer rouge sur son enclume. Il se souvient de la conversation téléphonique d'hier et se demande en quoi ça consiste d'être le roi du monde et comme c'est la fin de la journée il arrête son ouvrage, ferme le portail de la forge et va boire un délicieux pichet de vin blanc bien frais sous la tonnelle. Quoi rêver de mieux ? La royauté du monde peut bien attendre. . .
Quelque chose le chiffonne cependant : le corps souffrant du dénommé Mao est demeuré sur le sommet du Mont Preneley et personne n'y a pris garde? Pas le moindre chasseur, cueilleur de champignon, forestier, ou tout simplement promeneur ? C'est encore plus incroyable que tout le reste, se dit Claude, demain c'est dimanche je vais faire mon inspection jusqu'en haut et j'en profiterai pour passer par le Luc. Puis le forgeron recru de fatigue après sa longue journée de travail dîne et va se coucher.
Donc le lendemain matin Claude se met en route pour sa promenade et il arrive rapidement au Luc qui n'est qu'à 1 km 500 du village. Les archèologues des Antiquités de Bourgogne ont effectué une fouille de sauvetage ce printemps et il n'ont rien trouvé de plus que ce que les trois druides avait trouvé ; il ont remis debout le menhir, reposé la dalle sur le coffre de pierre et rebouché le trou. Ils ont récupéré le globe de pierre et n'en ont tiré aucune conclusion ; ils ont vitupéré Claude pour cette fouille clandestine faite à la va-vite sans aucune précaution, sans aucun relevé par dessins et photos et surtout sans analyse stratigraphique qui aurait permis de dater le site. Est-ce que cette sphère de calcaire aurait pu passer pour un globe terrestre ? Sur le coup, quand Samuel, Robur et Claude l'avaient découverte en 1941, ils en étaient arrivé à cette conclusion pour le moins hâtive, et Claude se demande pourquoi, car cette sphère constellée de petits contours gravés qui ne font en rien penser à des continents mais plutôt à de toutes petites îles pourrait, à la rigueur, évoquer une planète où il n'y aurait eu qu'un seul et vaste océan parsemée d'un grand nombre d'îles à l'instar de l'Océanie avec la Polynésie, la Micronésie et la Mélanésie mais sans l'Australie. Si ça avait été un globe terrestre bien conforme au modèle en vigueur quelle conclusion en aurait-il tiré ? Qu'un original avait enterré un globe terrestre au pied d'un menhir ? Si les continents et îles représentés l'avait été sur un modèle ancien ils auraient pu dater cette trouvaille, si un continent supplémentaire et inconnu y avait été figuré alors on aurait été en présence d'une nouvelle énigme qui se serait rajoutée à d'autres car des cartes anciennes représentant, par exemple, le continent Antarctique totalement dépourvu de glaciers ça existe et dans ce cas aucune conclusion possible. . . Et si les continents et îles n'avaient rien eu de commun avec ce que l'on peut s'attendre à voir sur un globe terrestre normal ? Alors là on aurait pu penser qu'il sagissait d'une autre planète de l'Univers. . . à moins que ça ne soit celle d'un autre univers : un univers parallèle. . . Par association d'idée, cette intense cogitation amène Claude à se souvenir de la transe médiumnique de Samuel qui faisait allusion à un monde parallèle où se trouvait un massif montagneux aux portes de Paris. . . Et si cette sphère de calcaire avait représenté une xénoplanète, une planète étrangère ? Mais pourquoi l'agencement de toutes ces petites îles aurait formé le symbole raté ? Claude doit se résoudre à admettre que ses spéculations n'aboutissent à rien aussi continue-t-il sa promenade et finit par arriver au sommet de la haute colline.
Il s'approche de l'endroit où le jeune gendarme avait découvert le premier la créature réduite en bouillie : ce point précis est facilement reconnaissable grâce à l'entourage d'une bande de tissus rouge, enroulée aux troncs d'arbre environnants pour éviter que les badauds puissent piétiner la scène du crime. Claude examine le lieu : cinq jeunes arbres délimitent un polygone dont la largeur n'excède pas 3 m ; au centre se trouvait le corps et il était facilement visible et aurait dû être découvert beaucoup plus tôt même si il était très à l'écart du sentier car cueilleurs de champignons et braconniers s'aventurent souvent très loin hors des petits chemins. Et puis l'odeur ! Rien qu'en y pensant le souvenir de cette puanteur effroyable emplit à nouveau les narines de Claude : il était impossible de passer à côté ; c'était beaucoup plus fort que l'odeur du champignon appelé satyre puant ou celle d'une bête crevée. Alors ? Samuel a affirmé avant-hier au téléphone que l'événement avait eu lieu en 1923 mais est-ce bien possible puisque le corps aurait été découvert bien avant ? Claude passe sous la délimitation de tissus et se penche sur le centre de la zone ; l'automne est passé par là et a déposé sa masse habituelle de feuilles mortes puis la neige et les pluies ont fait le reste pour les humifier partiellement, il creuse un peu le sol pour voir s'il ne resterait pas quelque chose du corps, une trace, un indice, tiens. . . on dirait une pièce de monnaie là. Claude nettoie ce qui se révèle être un pfenig tout vert-de-grisé mais dont les inscriptions sont encore visibles et notamment une date : 1920. Cette découverte ne peut être fortuite : elle correspond à l'emplacement du corps de la victime. Samuel a sans doute raison. Mao venait-il d'Allemagne ? Comment se fait-il que l'on n'ait découvert son corps qu'en 1948 ? Mao était peut-être dissimulé sous une épaisse couche de branchages et de fagots qui l'aurait non seulement caché à la vue de tout passant mais aurait aussi atténué l'odeur de pourriture ne la faisant passer que pour celle d'un satyre puant. . . La police, le lendemain de la découverte, n'a pas trouvé quoique ce soit qui aurait pu cacher le corps : si on avait eu dans l'immédiate proximité de celui-ci branchages ou fagots, on aurait pu penser que cela aurait pu être l'oeuvre de quelque animal sauvage qui aurait ainsi ôté ce couvert végétal dissimulant depuis tant d'année ce corps. Mais rien de tout ça. Est-ce que quelqu'un aurait fait ça d'une manière fortuite ou même intentionnelle ? Révéler à tout un chacun l'existence de cet homme supplicié ? Si ça avait été de manière fortuite on peut raisonnablement penser que le découvreur se serait signalé : on peut imaginer une paysanne venu ramasser des fagots et qui. . . ô horreur ! découvre l'inommable ; elle serait descendu quatre à quatre au village et aurait rameuté tout le monde ! Alors, on peut envisager que cela aurait put être intentionnel, se dit Claude, oui mais pourquoi ? Et d'abord qui l'aurait fait ? Le fauteur du crime lui-même ? Le guonvor ? Ou un, ou des complices à lui ? Il faut tout envisager. Le forgeron se souvient que la veille de la découverte Guillemin était venu le trouver pour lui signaler que le menhir s'était renversé. Et si tout ça n'avait été qu'une mise en scène pour nous amener à découvrir le corps ? Et puis un menhir ne se renverse pas tout seul comme ça : on a pu l'aider, se dit Claude. . . il faut que je mette la main sur ce Guillemin, qu'est-ce qu'il est devenu ? Je crois qu'il est sorti de prison mais qu'il a été révoqué, demain j'appelle les gendarmes pour qu'ils relancent l'enquête.
Donc le lendemain Claude appelle la gendarmerie et il a un long entretien avec l'adjudant-chef Mounier. Mounier lance les recherches et met la main sur Guillemin. Il l'interroge dans la gendarmerie de Luzy : " Alors, Guillemin, venons en aux faits, on sait que ce n'est pas toi qui a commis ce crime et qu'il remonte d'après ce que l'on sait à 1923.
_ Comment vous le savez, mon Adjudant ?
_ Ici, c'est moi qui pose les questions mais je peux bien te le dire car ce n'est pas n'importe qui, qui l'a dit : c'est quelqu'un digne de foi puisqu'il s'agit d'un chef d'état, c'est le président d'Israël.
_ C'est complètement fou, ça ne tient pas debout : comment le président d'Israël saurait quand le crime a eu lieu ?
_ Il l'a vu et il t'a vu toi aussi dissimuler le corps car tu est le complice du meurtrier ! ". Evidemment le gendarme bluffe car cette accusation est fantaisiste mais il se dit que des fois ça peut marcher et, effectivement ça marche : Guillemin se met à table : " C'est pas vrai ! En 1923 j'étais tout ptiot ; j'avais à peine dix ans : je n'ai pas pu cacher le corps même si je l'ai découvert en 48.
_ Pourquoi n'avoir rien dit, hein ?! Quand tu es allé voir le maire de Balory tu aurais dû lui en parler, pourquoi tu ne lui as rien dit ?
_ J'ai inventé toute cette histoire incroyable pour qu'il aille voir. . .
_ Et le menhir, c'est bien toi qui l'a renversé le menhir, hein ?!
_ Oui, c'est moi ! J'ai eu le malheur de vouloir vérifier ce qu'il y avait sous ce tas de fagots parce qu'il me semblait qu'une odeur de charogne s'en dégageait me demandant si un braconnier n'y aurait pas planqué du gibier mais je ne pouvais pas m'attendre à ça ! J'ai dégueulé et j'ai pris mes jambes à mon cou.
_ Et c'est là que tu aurais dû prévenir les autorités ; chose que tu n'as pas faite, pourquoi ?
_ La victime était le vrai Hitler.
_ Si tu crois que tu vas t'en sortir en me racontant des histoires invraisemblables tu te trompes, mon ami.
_ Je ne vous en parlerais même pas si je n'avais pas de preuves. Je sais que j'aurais dû vous prévenir mais je ne sais pas ce qui m'a pris : cette vision de cauchemard m'obsèdait et c'est pourquoi je n'ai osé en parler à personne et puis je craignais que vous me soupçonniez en ce qui concerne mon appartenance à cette secte satanique. . .
_ Comment est-ce qu'on aurait fait le lien ? Le commissaire Charpentier a failli tomber de sa chaise quand tu lui as avoué que tu faisais partie de ceux qui coupaient les oreilles des chevaux.
_ C'est qu'il aurait fallu justifier ma présence sur le sommet du mont.
_ Quoi ? Tu étais garde-chasse, n'était-il pas normale que tu te trouves dans la forêt dans le cadre de tes tournées d'inspection ?
_ Mes tournées sont planifiées par mes chefs : je n'avais rien à faire à cet endroit au moment de cette découverte et je n'étais même pas en congé : j'aurais dû me trouver dans un secteur de la forêt très éloigné de cet lieu. Un peu en contrebas du mont se trouve un pré auquel on accéde par un chemin d'exploitation en provenance de la ferme des Broussard : Jules Broussard y met ses chevaux. Ce jour là j'étais en mission de reconnaissance pour une attaque qui aurait dû avoir lieu le soir même ; évidemment je ne pouvais pas passer par le chemin : il aurait fallu que je passe par la ferme et c'est pourquoi j'ai préféré monter jusqu'au sommet de la colline par le sentier et c'est à partir de ce sentier que j'ai pénétré dans le sous-bois pour aller jusqu'au pré et c'est là que j'ai trouvé ce que vous savez. Cette irrégularité dans mon emploi du temps aurait peut-être attiré vos soupçons et je craignais vos questions qui vous auraient permis de remonter jusqu'à nos agissements et donc, par prudence, j'ai préféré ne rien dire.
_ Admettons, cet excès de prudence me semble plausible même si ton comportement ultérieur a tout fait pour que tu sois soupçonné. Revenons à cette journée où tu a découvert le corps, qu'est-ce que tu as fait après t'être sauvé ?
_ Deux heures après je suis revenu sur les lieux : une curiosité morbide me tenaillait et j'avais une idée en tête. . . je tenais malgré tout à ce qu'on découvre le corps mais il ne fallait surtout pas que ce soit moi qu'il le fasse pour les raisons dont je vous ai déjà parlé et c'est pourquoi j'ai mis au point toute cette embrouille en ce qui concerne Joussier. Arrivé à l'endroit, j'ai fait un effort surhumain pour surmonter ma répugnance et j'ai enlevé tout les fagots cachant le corps et les ai dispersés plus loin et en faisant ça c'est là que je suis tombé sur le porte-feuille. . .
_ Le porte-feuille ?
_ Oui, quand tout a été fini, après la dernière brassée j'ai remarqué ce truc informe juste à côté de la masse. . . enfin vous savez ; j'ai été intrigué : alors malgré mon dégout je l'ai ramassé et c'est là que je me suis aperçu qu'il s'agissait d'un porte-feuille au cuir tout bouffé par l'humidité ; je l'ai ouvert, à l'intérieur il y avait des billets de banque tout moisis et surtout il y avait une carte d'identité en suffisamment bon état pour que je puisse affirmer que c'était celle d'Adolf Hitler, il y avait sa photo et je l'ai bien reconnu malgré son jeune âge.
_ Et tu l'as gardé ce porte-feuille ? " Guillemin hoche la tête en signe d'assentiment. Mounier a le tourni puis il se reprend et déclare : " Je vais ordonner une perquisition de ton domicile : pour ça je vais contacter le Procureur et attendant tu ne couperas pas d'une inculpation pour obstruction à la justice, mon petit père ! ".
Alors la perquisition à lieu et effectivement les gendarmes mettent la main sur le porte-feuille. L'adjudant-chef ouvre le porte-feuille et sort avec précaution ce précieux document : la fameuse carte d'identité. La carte d'identité de Hitler ? Se demande Mounier, c'est ce qu'on va voir. Il voit la photo et reconnait bien Hitler jeune ; il lit les mentions portées sur le document dument estampillé : Hitler Adolf am 20 april 1889 in Braunau Am Inn geboren, Hitler Adolf né le 20 avril 1889 à Braunau Am Inn. Il s'agit bien d'une carte d'identité autrichienne. Cela se recoupe avec le pfenig trouvé par Joussier, se dit-il, il examine les billets et constate que se sont bien des marks et non pas de la monnaie autrichienne, logique : Hitler à cette époque vivait en Allemagne.
Claude appelle la gendarmerie de Luzy pour aller aux nouvelles. Il est stupéfait d'apprendre que Mao se révèle être Hitler : mais alors qui est cet homme qui se fait passer pour Hitler et qui est actuellement en prison en Israël ? " Il faut prévenir les Israéliens, dit Claude à l'adjudant-chef au téléphone.
_ Vous pensez bien que ça déjà été fait , Monsieur le Maire. . . ". Les deux hommes discutent encore quelques minutes puis raccrochent. Claude aurait bien envie d'appeler directement Samuel mais il hésite. . . pas bien longtemps car le téléphone sonne : " Allo, Claude ? C'est Samuel, quelle histoire n'est-ce pas : nous ne détenons pas le vrai Hitler dans nos geôles !
_ Vous l'avez interrogé ?
_ Oui, il prétend que véritable Hitler c'est lui.
_ Peu importe qu'il soit le vrai où le faux : il devra répondre de ses crimes depuis 1923 ; ça ne change rien pour vous car l'individu que vous avez en cage est bien le responsable de tout ces faits qui lui sont reprochés ; les preuves sont nombreuses et étayées. Il pourrait s'appeler Tartempion que ça ne changerait rien.
_ Certes, et il n'y a en fait là qu'une usurpation d'identité car la photo de la carte d'identité nous a été transmise par bélinographe et elle ne correspond en rien à notre prisonnier puisque celui-ci dans sa jeunesse était blond aux yeux bleus en conformité aux canons de la prétendue race aryenne. Nos services secrets s'activent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour avoir sa véritable identité car, pour une raison éthique évidente, il ne faudrait pas que l'honneur d'un innocent soit entaché parce que quelqu'un d'autre aura commis des crimes en utilisant frauduleusement son nom.
_ Pas si innocent que ça puisque le guonvor l'a condamné à cet enfer terrestre.
_ On ne peut condamner quelqu'un que sur des faits et non pas sur des intentions. Ce sont les forces des ténèbres qui ont accompli cette condamnation : l'Eternel ne l'aurait pas fait car il est toute justice. La victime du Mont Preneley était présumée innocente et son ambition démesurée n'était pas une raison pour lui faire subir cet enfer terrestre pendant si longtemps. ". Les deux amis discutent de choses et d'autres pendant quelques instants puis se séparent.
Au bout de quelques temps la vérité est proclamée : après avoir amorcé une carrière politique prometteuse en devenant le chef du NSDAP en 1921, puis en créant les SA la même année, il tente un putsch à Munich en 1923 et c'est là que l'on perd la trace du vrai Hitler, toujours est-il que c'est à ce moment là que l'usurpation d'identité a lieu. Le putsch échoue et Hitler prend la fuite mais toujours est-il qu'il est retrouvé peu de temps après ; seulement une énorme transformation physique s'est accomplie : le Adolphe Hitler brun de poil et de petite taille a fait place à un prétendu Adolphe Hitler blond aux yeux bleus de taille élancée en conformité d'ailleurs aux canons de la prétendue race aryenne. Quelle explication a avancé ce faux Hitler pour justifier pareille transformation ? Un voyage en France, sa cavale l'a conduit jusqu'en Bourgogne, province chérie du futur Führer dont il rêvera un temps d'en faire un grand état entre les Pays-Bas et la Méditerrané restaurant ainsi l'antique Lotharingie, jusque dans le Morvan pour être précis et là il aurait rencontré une créature cyclopéenne qui l'aurait intronisé roi du monde et totalement métamorphosé physiquement pour qu'il soit un digne représentant de la race élue. Bien entendu, Claude se souvient de cet épisode qui avaient fait rire le monde entier, mais les militants fanatiques du national-socialisme avaient gobé cette fable sans sourcillier. . . L'usurpateur s'est retrouvé en prison où il a rédigé ce bouquin indigeste intitulé Mein Kampf. La thèse de la métamorphose avait surtout bien pris par le fait que le faux Hitler avait très exactement les même traits psychologiques et la même personnalité que celui authentique désormais disparu. Rétrospectivement Claude s'étonne de ce que ce mensonge ait si bien pris au point, qu'au bout de peu d'années, on ait complètement oublié l'apparence de l'ancien Hitler et si on avait interrogé le Claude Joussier d'alors, au moment de la prise de pouvoir du futur dictateur en 1933, il aurait assuré que Adolphe Hitler avait toujours été blond aux yeux bleus : si Claude se souvient de l'immense poilade du monde entier en face du nouveau Hitler, c'est à cause de cet évènement récent concernant la découverte de ce corps sur le Mont Preneley sinon ce souvenir serait resté enfoui de la même manière que ce fait a été oublié du monde entier car tout les évènements d'une extrême gravité qui ont suivi ont tout balayé et effacé tout ce qui s'était passé avant 1930. . .
Les journeaux parlent de cette affaire et publie d'anciennes photos d'Adolf Hitler d'avant sa soit-disant métamorphose et aussi beaucoup de celles prises durant sa triste carrière de dictateur sans oublier une plus récente dans sa prison en Israël. Claude est frappé de l'air de famille que l'ancien et le nouvel Hitler ont en commun : pour un peu on pourrait penser que Hitler s'est fait teindre les cheveux mais pour ce qui est des yeux il aurait été bien en peine de changer leur couleur. . . ce n'est pas étonnant que cela ne soit devenu qu'une anecdocte car tout le monde a pensé que si cette histoire de métamorphose n'était qu'une vaste couillonnade il est apparu à tout un chacun que le futur dictateur s'était tout simplement grimé pour se faire passer pour un hyperboréen, apparence plus conforme à son idéologie raciste de la race supérieure. Cependant un détail troublant demeure : comment Hitler aurait-il pu grandir de 10 cm ? Le compte rendu de la visite médicale lors de son incorporation dans l'armée atteste bien que l'ancien Hitler était bien plus petit que le nouveau Hitler mais ce détail à l'époque n'a suscité que de l'indifférence. Mais aujourdhui après la divulgation il semblerait bien que se soit un sosie qui ait usurpé l'identité du véritable Adolf Hitler : c'est l'évidence même mais ce n'est pas aussi simple que ça. . .
Des historiens viennent d'éplucher la biographie du prisonnier en attente de son procès pour crime contre l'humanité : après sa métamorphose supposé le second Hitler a eu des contacts avec ceux qui connaissait Adolf Hitler depuis toujours, pas seulement ses compagnons de la première heure mais aussi ses camarades de tranchée, ses condisciples à l'école primaire et secondaire et les membres de sa famille, aucun n'a réussi à le piéger en ce qui concernaient les souvenirs qu'ils avaient en commun, tous soulignaient la parfaite cohérence et la totale continuité de la personalité du second Hitler en adéquation avec le premier. D'ailleurs pourquoi aurait-il cherché à le piéger puisque c'était l'évidence pour eux : c'était bien la personne qu'ils avaient toujours connu.
Un cas bien connu d'usurpation d'identité concerne le cas de ce paysan pyrénéen du XVIème siècle du nom de Martin Guerre : il a fini par être démasqué par les habitants du village, où l'imposteur avait voulu se faire une petite vie tranquille, grâce à des incohérences dans les souvenirs qu'il aurait supposé eu avoir en commun avec les villageois or dans le cas de Hitler rien de tel ; un sans faute total, c'est à cette conclusion que les historiens sont parvenus. Il n'y a jamais eu qu'un seul Hitler et l'hypothèse de l'usurpation d'identité doit être rejetée.
Mais alors à qui appartient le corps trouvé sur le sommet du Mont Preneley ? Des scientifiques ont fait des prélèvements de tissus et du peu de sang qu'ils ont pu trouver dans le magma quasi putréfié qui demeure encore dans les chambres froides de la morgue de Paris et les ont comparés avec le groupe sanguin de Hitler et le résultat d'une biopsie que l'on vient d'effectuer sur le prisonnier : rien ne correspond ; le corps n'a rien à voir avec l'ex-dictateur.
Claude est très troublé par ces compte-rendus journalistiques et se demande si Samuel ne s'est pas trompé dans sa voyance : quelle conclusion en tirer ? Le guonvor a-t-il provoqué la métamorphose de Hitler grâce à son oeil non pas pour le coup pernicieux mais, au contraire, bénéfique ?
La tête lui tourne et essaie de penser à autre chose. Par exemple à la sphère de calcaire trouvée au pied du menhir du Luc : sans l'intuition de Samuel elle se trouverait encore sous terre. . . Il se souvient du récit de la transe médiumnique de son ami en juillet 39 où il était question d'une certaine pyramide à l'intérieur de laquelle un rayon de soleil surgissant d'un interstice aurait éclairé d'une manière fortuite le Symbole, gravée sur le dallage du sol. . . et tout est parti de là, se dit-il, et si. . . il cherche des idées, des associations liées aux souvenirs du récit de cette transe qui pourrait résoudre le casse-tête du globe de pierre. . . c'est lié au Symbole ; tout est lié au Symbole ; et c'est quoi ce symbole raté ? Se demande-t-il, où était-il question d'un symbole raté dans la transe de Samuel ? Ah oui, il était fait allusion à un svastika figuré sur une rondelle de plomb à moins que ce ne soit une feuille d'étain enveloppant le bouchon d'une bouteille de bière, se souvient-il, et aboutissant à l'hypothèse finalement erronée que cet objet aurait servi à jeter un sort. . . est-ce là un symbole raté ? C'est l'hypothèse, la supposition qui est ratée et en l'occurence c'est quoi la supposition ? Une simple feuille d'étain confondue avec un artefact antique peu importe qu'il ait servi à jeter un sort. Qu'est-ce que ça à voir avec la situation présente ? C'est pas parce que cette boule de pierre a été enterrée au pied d'une pierre levée millénaire que c'est une antiquité, se dit-il, j'ai l'impression que tout ça doit être tout récent. . . qui s'amuserait à enterrer des objets en forme d'énigme ? Les scouts ont leurs jeux de piste mais c'est pour s'amuser mais là c'est quand même plus sérieux. Un casse-tête, un simple casse-tête analogue à ceux que l'on peut trouver dans certaines boutiques de jouets et de jeux de société ? Mais en plus sérieux, plus utilitaire dans le sens de non futile, pour servir à quoi ? Une initiation, une épreuve ? Il faut chercher qui aurait pu faire ça. . . Il se souvient de Guillemin et de sa bande d'illuminés faisant le carnaval avant l'heure ce mois d'août 41 : tout est parti de là, de cette secte sataniste de mutileurs de chevaux. Claude décide de rendre visite à Mounier à la gendarmerie de Luzy.
Le lendemain il demande à voir l'adjudant-chef. Après les salutations d'usage l'officier sent bien que si cette visite est purement informelle elle doit néanmoins concerner un sujet grave et il demande : " Qu'est-ce qui vous amène, Monsieur le Maire ?
_ Guillemin, toujours ce satané Guillemin.
_ Qu'est-ce qu'il vous a encore fait ce brelot ?
_ C'est à propos de sa secte satanique, est-ce que vous avez enquêté à propos de ces tarés et est-ce que vous avez trouvé quelque chose d'intéressant ?
_ Vous savez bien que ces gens là ne sont pas très intéressants : ça n'a rien à voir avec la franc-maçonnerie ou les rosicruciens par exemples ; c'est la secte des imbéciles.
_ Oui, mais parmis leurs papiers, leurs tracts, leurs publications éventuelles vous n'avez rien trouvé ?
_ Oh, chez ces gens là c'est très ras-la-casquette, vous savez, beaucoup savent à peine lire alors pour ce qui est d'écrire. . .
_ Mais ils n'ont pas un signe de ralliement quelconque, un emblème, un symbole par exemple ? ". Mounier réfléchit un moment puis dit : " Il y en a certains qui se font tatouer sur le cou, à l'arrière, une sorte de marque très particulière, attendez je dois avoir des photos. " L'officier se lève et va farfouiller dans des classeurs qui se trouvent dans son bureau et au bout d'un moment il s'exclame : " Ah voilà ! Je les ai ces photos. . .". Il revient s'assoir à son bureau et montre les documents à Claude et celui-ci s'exclame à son tour : " Oh ! mais ces tatouages ! ils représentent le même symbole que celui que nous avons trouvé gravé sur la boule de pierre. . .
_ La boule de pierre ?
_ Ah, vous vous souvenez pas ? La boule de pierre que nous avons trouvée lors de notre fouille clandestine au pied du mehir du Luc, je croyais vous avoir raconté toute l'histoire. . .
_ Je me souviens seulement vous avoir dit que vous étiez dans l'illégalité et que vous risquiez d'avoir des ennuis avec les Antiquités de Bourgogne mais c'est tout. ". Claude lui raconte toute l'histoire du symbole raté et il demande : " Y'a pas moyen d'interroger à nouveau Guillemin ? J'ai l'impression que c'est eux et sa bande de gougnafiers qui ont dû enterrer cette boule de pierre, dans quel but j'en sais rien même si j'ai l'impression qu'il s'agit là d'un rite de passage. . .
_ Y'a pas une grande necessité judiciaire à le faire puisqu'il n'y a pas délit. Le mieux serait que vous le fassiez vous-même, Monsieur le Maire, à titre privé.
_ Mais où le trouve-t-on ce Guillemin ?
_ Mais ici, à Luzy, depuis qu'il a été renvoyé ; il habite ici et occupe un petit emploi. . . ". Aimablement le gendarme veut bien donner l'adresse de l'ex garde-chasse.
Puisqu'il est à Luzy, Claude, dans la foulée va voir Guillemin. Il frappe à sa porte et celui-ci vient l'ouvrir. Il est tout surpris de voir le maire de Balory et il grommelle en guise de salut : " Quoi ?! Encore vous Joussier, vous ne m'avez pas assez fait d'ennuis ? Il faut encore que vous veniez me faire chier chez-moi. . .
_ Du calme Guillemin, je ne suis tout de même pas responsable de vos malheurs : avouez que vous l'avez bien cherché ; je ne vous ai rien demandé moi. Souvenez-vous : c'est vous qui êtes venu à la forge pour me dire que le menhir avait été renversé, renversé par vos soins d'ailleurs ; c'est bien ce que vous avez avoué aux gendarmes, n'est-ce pas ? Il faut faire preuve d'un peu plus de bonne foi, vous croyez pas ?
_ Ah tiens, vous me vouvoyez maintenant ? Avant vous me parliez en me tutoyant. . .
_ Ecoute, Guillemin, arrêtons de finasser, je ne viens pas là pour te créer de nouvelles emmerdes mais seulement pour avoir un renseignement, est-ce que tu connais ce symbole que certains de tes copains portent en tatouages ? ". Claude montre le dessin du symbole raté qu'il avait emporté en prévision de son entretien avec Mounier. Guillemin hoche la tête et fait : " Oui, c'est le symbole de notre secte ; c'est très secret, où l'avez vous trouvé ?
_ Tu le sais bien puisque tu as vu le trou au pied du menhir avec le coffre de pierre vide ; tu as bien été obligé de le voir puisque c'est toi qui l'a renversé. . .
_ Oui, bien sûr, mais je ne savais pas ce qu'il aurait dû s'y trouver, dans ce coffre de pierre, qu'est-ce qu'il y avait ?
_ Une boule de pierre représentant une énigme et la solution de cette énigme c'était ce symbole.
_ Quoi ?!! Vous auriez découvert sans le savoir ce que nous cherchons depuis si longtemps les copains et moi : l'oeuf du Serpent.
_ Allons-donc, tu sais que je suis druide n'est-ce pas ?
_ Nous l'avons toujours su.
_ Alors tu sais donc que je suis votre ennemi car vous avez fait allégeance aux forces des ténèbres alors que nous, nous autres druides, sommes lumière de vérité en opposition aux ténèbres. Et l'oeuf de serpent marin est un talisman qui nous est dévolu et qui est un oursin fossile. Le druidisme est en dehors de la superstition et de l'obscurantisme et donc le mot talisman ne saurait avoir le sens qu'il a habituellement et qui désigne un vulgaire porte-bonheur : si certains d'entre nous le portent en sautoir c'est en guise de filtre car sous le coup de la colère leur puissance magique pourrait être utilisé dans un usage disproportionné : imagine qu'un de mes confrères, par exemple, ait une querelle de voisinage ; il pourrait se servir de facultés surnaturelles entraînant la mort de l'adversaire ; dans ce cas le talisman agit comme limitateur, atténuateur. Ce sont surtout les druides débutants qui portent l'oeuf de serpent marin car ils n'ont pas la pleine maîtrise spirituelle de leurs émotions. Le talisman est pour nous à usage altruiste alors que pour le vulgaire il n'est qu'à usage égoïste. Alors c'est quoi pour cet oeuf du SERPENT ? Ce serpent c'est bien la figure du mal n'est-ce pas ?
_ Oui, et qui le détient possède tout les pouvoirs et devient roi du monde. Où est-il maintenant ?
_ Je ne te le dirais pas : non pas que je crois qu'il ait un pouvoir quelconque mais je crains que vous ne vous fassiez la guerre entre-vous pour l'acquérir et que ça ne finisse par un bain de sang.
_ Je finirais bien par le savoir. . . ". Claude soupire et se dit qu'il faudra qu'il prévienne les Antiquités Préhistoriques de Bourgogne, en rentrant, afin qu'ils planquent le globe de pierre, puis une autre pensée lui vient : le symbole raté en guise de tatouage, il demande : " Qui se fait tatouer ce symbole ?
_ Ceux qui ont passé avec succès l'initiation, comme moi. . . ". Guillemin échancre sa chemise et se tourne un peu pour montrer l'arrière de son cou à Claude : en effet un tatouage représentant le symbole raté grand comme la paume de la main y est bien présent. Le forgeron demande : " Et c'est quoi cette initiation ? ". L'homme des bois répond avec un sourire cruel et énigmatique, Claude comprend et il pose cette dernière question : " Un meurtre, n'est-ce pas ? Un assassinat ? ". Guillemin acquiesce par une étrange lueur dans le regard et referme sa porte. Claude en frissonne d'horreur et décide de rapporter immédiatement cette conversation à Mounier.
" Mais Monsieur le Maire, nous savons déjà tout ça ; mais ces assassins sont suffisamment habiles pour maquiller leurs méfaits en accidents ou en morts naturelles, de plus les victimes n'ont jamais eu de liens avec ce groupe sataniste : ils se sont voués aux diable et rien ne les arrête et surtout pas les assassinats gratuits. Quand au globe de pierre nous nous chargeons de prévenir les services concernés. ".
Rentré chez lui le soir même Claude réfléchit à nouveau à l'affaire ; il a appris au moins une chose : la boule de calcaire est censée être un talisman qui confère à son propriétaire la souveraineté du monde, voyez-vous ça ! se bidonne in petto Claude, et si Hitler, lors de sa fuite après son putsch manqué de 1923, était venu ici à seule fin de trouver ce prétendu talisman ? Ses biographes ont toujours soutenus qu'il s'était adonné à certaines pratiques en lien avec la sorcellerie ; était-il en lien avec des groupes satanistes ? Probable. Si c'était le cas il aura manqué son coup mais en revanche il aura rencontré le guonvor qui l'aura métamorphosé. En tout les cas il ne peut plus prendre très au sérieux la voyance de Samuel puisque celui-ci s'est trompé : ce n'est pas Hitler qui a été changé en bouillie de chair vivante mais quelqu'un d'autre ; donc en l'occurence je ne peux pas être le roi du monde, se dit-il, voilà qui me rassure. Samuel serait peut-être fâché de savoir qu'il s'est trompé dans sa voyance : mais il le sait déjà ! quel étourdi je fais ! Mais il y a une chose qu'il ne sait pas, du moins pas encore : le globe de pierre comme étant talisman sataniste. Lui téléphoner ? On ne dérange pas un homme d'état comme ça à moins d'une affaire urgente et grave : le mieux serait de lui écrire. Et c'est ce que fait immédiatement Claude.
Trois semaines plus tard il reçoit une réponse de la part du président d'Israël :
Cher Claude, Cher Ami,
J'ai bien reçu ta lettre m'informant des derniers événements à Balory. Tu sous-entends que je me serais trompé dans ma voyance, mais il n'en est rien : Hitler a bien reçu la lumière provenant de l'oeil maudit du guonvor et il en a bien été réduit à cette bouillie de chair mais pourtant Hitler se porte comme un charme et est dans nos prison, me diras-tu, alors d'où sort-il ce Hitler nouvelle version ? Et bien, c'est un sosie du Hitler dont on a retrouvé le corps sur le Mont Preneley : c'était la première version et elle est confirmée, par quoi ? Le transfert de personnalité : un défunt peut très bien prendre possession d'un autre corps et y investir toute sa personnalité si bien que ceux qui l'ont connu le reconnaîtront quand bien même le corps est très différent, cette hypothèse, en rupture totale avec la psychiatrie officielle, s'est vérifiée dans des centaines de cas et a fait l'objet d'une recherche scientifique de le part du Pr Fergusson de l'université du Missouri. Le nouvel Hitler est un quasi sosie de l'ancien même s'il est blond aux yeux bleus et plus grand. Cependant il y a bien là un cas de possession.
Mais le plus fort est à venir car on a pu identifier le corps du possédé : nos services secrets ont fait merveille et ont découvert que celui-ci est un certain Mikhaïl Soublonov, russe ayant fuit la révolution en 17 et touvé refuge en Allemagne à cette date. En 23 il disparaît soudainement et ça n'inquiète personne car il avait formé peu de liens dans sa nouvelle vie en Allemagne mais il avait gardé de la famille en URSS et notamment une soeur seule survivante de cette famille qui, dés le début, avait toujours clamé que son frère était le sosie de ce nouveau Hitler sans bien sûr être pris au sérieux. Un de nos agent secret a pu approcher cette femme et celle-ci lui à fait une révélation qui à elle seule conclue toute l'affaire : Natalia est de cinq ans plus âgée que son frère et devait s'occuper de lui quand il était tout petit notamment quand il devait s'agir de lui donner son bain ; elle a toujours vu sur la fesse droite de son petit frère une tache de vin de forme très particulière qu'elle aurait pu reconnaître entre mille. L'information a été transmise jusqu'à chez nous et vérifiée ce qui a bien corroboré ce témoignage. Une photo à été prise du postérieur du sujet et envoyé à notre agent secret demeuré en poste en URSS et soumise à Natalya qui l'a bien reconnu. Donc cette affaire est résolue et toi qui pensais te défiler, en mettant en doute ma voyance, tu es bien obligé d'admettre que tu es le roi du monde.
Cependant tout ceci pose un nouveau problème : c'est que les psychiatres en charges du prisonnier se sont aperçus que celui-ci a totalement changé de personnalité et il semblerait que cela ait commencé fin 48 date de la découverte du corps du véritable Hitler et sans doute suite à sa mort pour de bon. La nouvelle personnalité pourrait être celle de Mikhaïl Soublonov qui réapparaît après 26 ans d'absence. Une confrontation avec sa soeur est souhaitable pour éclaicir ce point car qui allons nous juger en 1951 : Adolf Hitler ou Mikhaïl Soublonov ? Epineuse question. Si il s'avère que l'authentique Soublonov est bien revenu et que ceci est attesté par de nombreuses preuves alors un tribunal devra trancher et le remettre éventuellement en liberté afin de le rendre à sa famille et pour qu'il réintègre sa patrie. Bien sûr ceci soulèvera un tollé car qui voudra admettre que l'authentique Hitler est bien mort et que cet homme qui a été dépossédé de son corps pendant si longtemps est innocent des crimes dont on l'accuse ? J'ai discuté de cette affaire avec nos juristes et il semblerait bien que des précédents se soient déjà produits et que toute une jurisprudence soit en place pour rendre un avis favorable.
Reste à savoir comment ce transfert de personnalité a pu être possible et dans quelles circonstances il a pu se produire. J'ai mon hypothèse : au moment où le guonvor le frappait la plus grande partie de l'être de Adolf Hitler est demeurée dans ce corps en marmelade mais une autre partie, la plus démoniaque, s'est échappée et a voleté jusqu'en Allemagne où elle a trouvé un corps qui lui convenait, celui de Mikhaïl, elle en a pris possession et le nouveau Hitler est née puis il a retrouvé les siens en feignant de revenir de sa cavale dans le morvan et là les autorités l'ont mis en prison. Comment a-t-il pu vivre à deux endroits différents et dans deux corps différents ? Dans le corps sain de Mikhaïl Soublonov et dans cette charpie de chair sur le sommet du Mont Preneley ? À l'état de veille, pendant la journée, cela devait se passer relativement normalement et la partie démoniaque menait la barque mais la nuit, pendant le sommeil. . . peut-on imaginer pareille horreur ? Une autre partie de la personnalité du dictateur se retrouvait dans ce corps en bouillie qui devait être un véritable enfer terrestre, quelles souffrances inimaginables ! C'est pour ça que Hitler se réveillait toute les nuits à la suite d'épouvantables cauchemards et c'est aussi pour ça qu'il était insomniaque craignant de trouver le sommeil, craignant plus encore de vivre pour de bon cette terrifiante existence de mort vivant. . .
Très cher ami je te souhaite le meilleur, bratercatis.
Samuel Rosenberg
Claude n'en revient pas : enfin un mystère résolu ! Il essaie d'imaginer ce que Hitler à dû endurer dans ce corps à moitié putréfié, du moins une partie de sa personnalité : est-ce que ça expliquerait tout les événements survenus durant ces années de guerre notamment toutes ces persécutions à l'encontre non seulement de Juifs mais aussi de toutes ces minorités et de tout ces opposants. L'horreur des camps de concentration serait-elle le pendant de l'horreur que subissait Hitler durant sa vie nocturne quand il réintégrait ce corps en charpie ? Cela n'excuse pas toutes ces abominations mais quand même. . .
Claude frémit : et si ça m'était arrivé à moi, se dit-il, est-ce que c'est le même scénario qui aurait été joué avec moi comme acteur ? Impossible de répondre car on ne refait pas l'histoire. . . Mais le MAL agit toujours. . . avec pour agents ces satanistes qui continuent de commettre ces meurtres d'initiation. Que faire pour les démasquer et les empêcher de nuire plus longtemps ?
Le lendemain il reçoit un coup de fil de l'adjudant-chef Mounier : " Monsieur le Maire, ce qui devait arriver est arrivé : malgrès toutes les précautions de l'administration le globe de pierre à été volé. Nous sommes en train d'interroger Guillemin puisque c'est le suspect n° 1 suite à la révélation que vous lui avez faite il y un mois.
_ Il n'était peut-être pas le seul à le savoir car souvenez-vous : en 41 quand nous l'avons découvert, mes confrères et moi, ça a fait pas mal de remue-ménage dans le village étant donné que M. Rosenberg et M. Robur étaient étrangers et même si nous sommes restés discrets quand à notre trouvaille il aurait pu il y avoir des fuites. . .
_ Peut-être, mais ça s'est passé il y 8 ans et il y a longtemps que ces imbéciles vous auraient cambriolé étant donné que la boule se trouvait chez-vous, donc pas de doute : Guillemin. . . ". Claude se souvient de leur fouille clandestine cet automne 41 : il y a toujours quelqu'un à traîner dans les bois surtout à cette période de l'année ; je suis sûr que tout Balory était au courant même s'il n'y a eu aucun écho concernant cette affaire. . . Guillemin a dû savoir ce qu'on faisait, se dit-il, mais il est vrai qu'il n'a pas cherché à en savoir plus car alors il aurait découvert le pot-au-rose pourtant cette fouille au pied de la pierre levée aurait pu lui mettre la puce à l'oreille puisque le vénérable monolithe est éminemment symbolique. Il se peut que le talisman que lui et sa secte cherchaient désespérément devait se trouver, pour eux, bien ailleurs, oui, mais où ? Où pouvait-on trouver l'oeuf du Serpent ? Pourquoi sur le Mont Preneley et pourquoi pas sur le Mont Beuvray qui se trouve à quelques kilomètres plus au sud en Saône-et-Loire ? L'antique Bibracte située au sommet de ce mont aurait-elle à ce point accaparé l'attention des satanistes qu'ils n'auraient même pas cherché ailleurs ? Nous sommes au printemps 1950 et Claude apprend que la campagne de fouille de Bibracte a repris, il a déjà été en contact Jean Guillemot l'archéologue qui dirige la fouille. Le Mont Beuvray n'est vraiment pas loin de Balory et par les chemins forestiers il peut y être en très peu de temps.
Donc un beau matin du mois d'avril 1950 il débarque sur le chantier de fouille de Bibracte. Il repère un homme à forte carrure dans la soixantaine, chauve et pouvu de lunettes, en train d'effectuer des relevés dans un carré de fouille à l'intérieur des vestiges de l'enceinte de l'ancienne capitale des Eduens : le Pr Guillemot. Il s'approche de lui et le salut : " Bonjour Professeur Guillemot, vous me reconnaissez ? Je suis Claude Joussier le maire de Balory.
_ Ah mais oui, mon fouilleur clandestin, vous avez de la chance qu'on ait pas porté plainte contre vous.
_ Oh, je ne crois pas que le coffre de pierre ayant contenu le globe talisman soit une véritable antiquité remontant à la période qui fait l'objet de vos recherches : à mon avis c'est beaucoup plus récent, donc je n'ai pas saccagé un site antique.
_ Ah ça, c'était à nous d'en juger ; mais comme vous avez fait n'importe quoi il a été impossible de le dater. . . vous avez seulement obtenu le bénéfice du doute.
_ Professeur je ne suis pas venu ici pour me faire engueuler car quelque chose de très grave s'est produit : on vous a dérobé le globe talisman dont vous aviez la garde et l'adjudant-chef Mounier a dû vous mettre au courant ; il est, selon toute vraisemblance, entre les mains de cette secte satanique qui perpètre à longueur d'année des mutilations sur des chevaux et, plus grave, des meurtres rituels. Ces gens étaient à la recherche de cet objet depuis un temps indéfini car il pensait que celui qui le détiendrait deviendrait roi du monde, mais ça vous le savez dèjà, ce que vous ne savez pas c'est que nous autres, mes confrères et moi, l'avons découvert de manière fortuite sans même l'avoir cherché dans un endroit qui était exclu de la zone de recherche couverte par ces tarés, or j'ai déduit de maints faits que cette zone de recherche devait se trouver précisément ici sur le Mont Beuvray. Alors je vous demande si vous n'auriez pas remarqué des fouilles clandestines sur ce site et même alentour. ". L'archéologue considère Claude avec un air de suspicion furibarde et finit par lâcher : " Mais de quoi est-ce que vous vous mélez, forgeron ?! Oui, c'est vrai nous voyons notre travail bousiller à longueur d'année par des trous par-ci par-là et il semblerait qu'il y en ait beaucoup plus ici que sur les autres sites que nous couvrons mais on ne peut en tirer aucune conclusion : vous pensez bien que ces pedzouilles ne laissent pas leur carte de visite ; nous en avons parlé à la gendarmerie mais celle-ci n'est arrivé à rien. . .
_ Sans doute, mais ce que vous me dites confirme mon intuition.
_ Eh ben, vous êtes bien avancé maintenant. . . vous êtes venu jusqu'ici pour savoir ça alors qu'un simple coup de fil aurait suffi ?
_ Balory est si proche d'ici. . .
_ On voit bien que vous avez vraiment du temps à perdre, ronchonne l'archéologue. . . ". Nous sommes au bord de l'algarade, pense Claude, quel sale caractère ! Mais il doit convenir que sa présence ici est bien peu justifiée et il se sent un peu penaud, tout à coup il remarque quelque chose dans un carré voisin ; il fait cette observation à l'homme de l'art : " À côté, vous avez décapé jusqu'à la roche et vous ne trouverez rien d'autre mais avez-vous remarqué cette étrange structure qui se profile dans le granite ?
_ Vous n'allez tout de même pas m'apprendre mon métier ! ça vous plairait que je vienne dans votre forge et vous remontre comment on bat un fer à cheval ?! Allez, foutez le camps de mon chantier ! plus vite que ça ! ". Il est sur le point d'exécuter, en soupirant, cette invitation sans aménité à quitter les lieux quand un jeune homme à la mine avenante, sans doute l'assistant de l'archéologue, intervient : " Il a raison, Patron, je vous l'ai déjà dit : c'est une structure artificielle, faut aller voir.
_ Et moi je t'ai déjà dit qu'on a d'autres priorités : le chantier a pris du retard et on est en train de bouffer le budjet avec tout ces ouvriers à nourrir et à payer et si en plus des pékins rappliquent pour mettre leur grain de sel, en disant ça le professeur jette un regard mauvais à Claude, alors on n'est pas sorti de l'auberge. . . ". Profitant de cette intermède le pékin s'approche du carré et examine plus attentivement la structure : on voit bien que le granite à droite a un grain plus serré qu'à gauche et ceci pourrait passer pour quelque chose de naturel si la délimitation entre les deux variétés était irrégulière mais ce n'est pas le cas ; cette frontière est au contraire parfaitement rectiligne. . . la plaque de granite à grain fin se poursuit sous la partie non décapée du terrain ; il faudrait élargir la fouille pour en savoir plus. . .
Le jeune fouilleur s'approche de Claude, lui tend la main et se présente : " Jacques Trémadec, je suis l'assistant du Pr Guillemot et moi je vous connais vous êtes M. Joussier maire de Balory, excusez mon patron : en ce moment il est à cran. . .
_ Oh je comprends, mais dites moi : cette structure là c'est extrêmement intrigant, ça serait dommage de passer à côté.
_ Oui, bien sûr, mais pour l'instant on peut rien faire. . . " Puis Jacques saute du coq à l'âne : " Je suis au courant pour le globe de pierre, oui en effet, je crois que ces cinglés étaient à sa recherche depuis des années et c'est ici à Bibracte qu'ils avaient jeté leur dévolu car on leur avait fait croire que dans cette antique cité se trouvait l'antre d'un druide qui aurait eu en sa possession ce talisman.
_ Pure fable. . . votre patron a dû vous dire qui j'étais, n'est-ce pas ?
_ Oui, vous êtes druide et il vous prend pour un charlatan.
_ Et vous qu'en pensez-vous ?
_ Qu'à première vue vous n'avez pas l'air d'un charlatan.
_ Pourquoi ?
_ Parce que d'abord vous n'êtes pas vêtu d'oripeaux, jacques s'esclaffe en disant ça, et que vous ne portez aucun signe distinctif en sautoir ni quoique ce soit qui vous ferais proclamer regardez-moi je suis druide : sur les chantiers nous sommes habitués à recevoir la visite de toutes sortes d'illuminés et je peux vous dire que vous n'avez pas la tête de l'emploi. ". Claude sourit légérement et hoche la tête en signe d'assentiment : décidément ce garçon est grandement sympathique, se dit-il, c'est quelqu'un de manifestement très intelligent, pas comme son patron. . . Puis il pose cette question : " À votre avis qui a pu faire circuler, chez ces tarés, ce bobard absurde qu'un talisman rendant maître du monde était caché à Bibracte ?
_ Quelqu'un qui savait que ce même talisman était caché au pied du menhir du Luc et qui aura voulu le garder pour lui.
_ C'est étonnant que j'y ai même pas pensé, comme quoi les réponses à d'épineux problèmes peuvent se trouver sous votre nez comme dans La lettre cachée d'Edgard Poe, quelqu'un de Balory alors, mais qui ?
_ Vous avez pas votre petite idée ? Quelqu'un de votre entourage ?
_ Non, je ne vois pas du tout. . . ". Puis Claude prend congé de Jacques Trémadec et fait un signe de salut à l'intention de Guillemot qui n'y répond même pas ; qui ne guillemot consent, se dit-il en riant intérieurement de son bon mot.
Le soir, rentré chez-lui Claudes réfléchit à ce que lui a dit ce sympathique jeune homme : je ne vais pas tourner autour du pot, se dit-il, et si cet homme qui aurait gardé pour lui le globe talisman c'était lui ? Absurde, pour la bonne raison que manifestement il n'en savait rien. Aurait-il agi à son insu ? Il repense au cas de Hitler ayant pris possession de Mikhaïl Soublonov. Lui-même souffrirait-il d'un dédoublement de la personnalité ? Il émet cette hypothèse : une personnalité cachée, logée dans son propre corps, aurait taillé cette sphère de calcaire et y aurait encodé ce symbole raté et aurait pris contact avec les membres de la secte sataniste en les persuadant qu'un talisman conférant la royauté du monde se trouverait caché à Bibracte et leur aurait du même coup refilé le symbole raté. Bon d'accord, mais quand ? Et surtout, pourquoi avoir fait ça ? dans quel but ? Il réfléchit aussi que leur avoir octroyé le symbole raté, leur aurait fourni un motif de tatouage-trophé en récompense de meurtres d'initiations. Claude a beau se dire qu'il nage pour l'instant dans une pure spéculation, l'évocation de cette idée, qu'il aurait contribué de près ou de loin à cette abomination, le fait frémir d'horreur. Allons ! Jamais il n'aurait gravement contrevenu à l'éthique ! Sa personnalité présente sans doute pas, mais celle cachée : il n'en sait rien, se dit-il, comment lever ce doute ? Savoir quand ça a commencé lui permettrait d'avoir un début de réponse mais pour ça il faut obtenir des renseignements, mais à qui s'adesser ? À Guillemin ? La dernière fois que Claude l'a approché il s'est fermé comme une huître, se dit-il, il ne dira plus rien même sous la torture. Il n'y a pas que Guillemin, il y en a d'autres mais comment entrer en contact avec eux ? La gendarmerie et la police doivent en connaître un certain nombre mais pour qu'elles collaborent il faudra qu'il leur fasse part de sa folle hypothèse et je ne sais pas comment elles réagiront, se dit-il. Il se demande à quelle date ça aurait pu commencer. Qui l'a initié au druidisme, se demande-t-il ? Sa grand-mère, Anabelle Joussier, tout jeune, au tout début de l'adolescence, à 12 ans : elle lui a tout appris ; en commençant par la langue gauloise, puis les initiations successives se sont enchaînées pour aboutir à celle suprême où il a été ordonné druide, mais pour ce faire il a dû passer de longues années loin de la maison dans une sorte de séminaire où il a fait connaissance avec ses condisciples qui sont devenus par la suite ses confrères et même, pour certains , des amis avec lesquels il est constamment en contact. Mais c'était il y a très longtemps car le temps des druides n'est pas le même que celui des humains ordinaires. . .
Dans le grenier de sa maison il y a un certain coffre où tout les écrits de sa grand-mère sont renfermés. Claude va le chercher et le descend à la cuisine puis l'ouvre et là il y découvre un grand nombre de cahier où Anabelle semble avoir noté ses mémoires. Le forgeron se plonge dans la lecture de ces écrits, en français, car la langue sacrée des Celtes est uniquement réservée aux cérémonies, aux prières et aux incantations.
Il apprend que sa grand-mère a rencontré le fondateur de la secte satanique en 1830, confrontation houleuse car cet homme était un véritable démon. Son nom ? Maheu. En 1830 Anabelle était mariée et avait un garçon de 15 ans prénommé Albert, le futur père de Claude, elle était déjà druidesse ; même si elle avait un âge apparent de 30 ans elle était beaucoup plus âgée. Maheu était colporteur et était passé à la ferme des Joussiers qui deviendrait plus tard la ferme des Broussard, et c'est à ce moment là qu'Anabelle avait fait sa connaissance. Maheu était sorcier et avait fait allégeance au MAL. Un beau matin il avait frappé à la porte du logis de la ferme et la fermière, en l'occurence sa future grand-mère, lui avait ouvert et le colporteur avait déballé tout les colifichets qu'il avait à vendre mais rien ne convenait à la fermière ; cependant il avait continué à la baratiner essayant de lui vendre de force au moins une babiole, elle avait été excédée par cette insistance et elle avait été sur le point de lui fermer la porte au nez quand Maheu lui avait fait cette proposition surprenante : " Et une assurance-vie, ça vous conviendrait pas une assurance-vie ? ". Anabelle était une femme instruite et savait ce que c'était une assurance-vie mais elle savait aussi qu'on ne proposait pas d'assurance-vie à des paysans sans le sous : seuls des bourgeois et des propriètaires terriens pouvaient souscrire des assurance-vies mais pour ça encore fallait-il s'adresser à des notaires et non à des colporteurs qui battaient la campagne, sans toit au-dessus de la tête. La druidesse avait senti dans cette proposition une menace car ces paroles sybillines et inattendues n'auraient-elles pas voulu dire : assurance d'avoir la vie sauve à condition que. . . ? Elle prit ça pour un chantage et pour en savoir plus et pour circonvenir le danger elle fit entrer l'inconnu dans la salle commune, le fit assoir et lui offrit la goutte alors ils purent commencer à discuter. " Que me veux-tu, l'homme ? L'apostropha-t-elle sans ambages.
_ La femme, je sais que tu es une sorcière blanche.
_ Et maintenant, moi je sais que tu es un sorcier noir et que nous sommes ennemis, arrête de finasser : qu'est-ce que tu veux ?
_ Être roi du monde.
_ Ah ! ah! ah! voyez-vous ça ! Qu'est-ce qui t'as mis ça dans la tête ? Regarde toi! loqueteux que tu es !
_ Il ne faut pas se fier aux apparences : l'habit ne fait pas le moine. . . J'ai de l'or, beaucoup d'or.
_ Que Satan t'a donné en échange de ton âme n'est-ce pas ?! Tu es damné ! Quittes ma maison !
_ Attention ma belle : oui, c'est vrai Satan est de mon côté et grâce à lui je peux te faire beaucoup de mal. . .
_ Tu ne me fais pas peur : j'ai toutes les protections possibles.
_ Ah bon ? Es-tu sûr que ton fils est si bien protégé que ça ? ". Anabelle avait blêmi : elle savait qu'elle ne pouvait pas entièrement protéger les siens : le bouclier du druidisme ne garantissait pas complètement contre le MAL. . . Elle lui avait demandé pleine de rage : " À la fin qu'est-ce que tu veux ?!
_ Que tu invoques le guonvor pour qu'il vienne et ainsi il me donnera le talisman qui fera de moi le roi du monde.
_ Et bien, fais le toi même puisque tu es si puissant !
_ Le guonvor ne se montre qu'aux prêtres de l'ancienne religion, nous autres sorciers adorons un dieu étranger à cette partie du monde.
_ Nous autres magiciens blancs exècront le guonvor car il est une émanation du Mal, comme ton Satan auquel tu as prêté allégeance, nous n'avons aucun commerce avec lui et au contraire le fuyons comme la peste.
_ Allons, allons, je sais que tu connais l'incantation qui le fera venir. . .
_ Dans ce cas, je vais te l'apprendre et tu te débrouilleras avec ça.
_ C'est pas faute d'avoir essayé, mais ça ne marche pas. . .
_ Tu connais l'incantation ? Comment l'as-tu obtenu ?
_ Ah ça, nous avons fait peur à un de tes confrères et il nous l'a donné.
_ Dans ce cas c'est avec lui qu'il faut continuer à traiter, pas avec moi. . .
_ Impossible. . .
_ Et pourquoi ?
_ Parce que nous l'avons tué. ". Anabelle avait senti son coeur s'arrêter et elle comprit que cette aide extorquée était en fait un marché de dupe car sitôt la demande satisfaite elle savait que ce démon la tuerait non seulement elle mais aussi sa famille, à commencer par son fils. Il fallait jouer serré. Elle demanda : " C'est pas très malin de l'avoir tué alors qu'il aurait pu t'aider : qu'est-ce qui s'est passé ?
_ Il a succombé aux blessures infligées par la torture que nous lui avons faite subir pour obtenir la formule : j'ai prononcé l'incantation au lieu qu'il fallait mais ça n'a pas marché. Il faut que ce soit toi qui le fasse.
_ Très bien, c'est d'accord mais ça ne garantit pas sa venue car pourquoi, encore une fois, il se présenterait à moi ? Je ne te demande même pas ce qui se passera en cas d'échec car ça je le sais.
_ Tu parles l'ancienne langue.
_ Oui, c'est la langue de l'incantation : si tu prononces bien les mots ça doit marcher.
_ C'est pas suffisant car il faut aussi converser avec la divinité dans cette langue sacré sinon elle ne comprendra pas ce que nous lui voulons.
_ Bon très bien, dit Anabelle en soupirant, comment on procède ?
_ Il faut le faire maintenant et nous connaissons le lieu : c'est dans le bois derrière chez-toi, allons-y. ". Anabelle se trouva pris au piège car cette immédiateté la désarmait : elle ne pouvait avoir aucun délai qui lui aurait permis de mettre au point un plan et elle était toute seule à la ferme ; son mari labourait un champs loin d'ici et son fils en apprentissage à la forge au village.
Elle fut forcé de le suivre et après avoir traversé le pré derrière la ferme ils se retrouvèrent tout deux dans la forêt au sommet du Mont Preneley. Anabelle savait que le sorcier avait une arme blanche et qu'il l'aurait égorgée si elle ne faisait pas ce qu'il voulait. Alors ils sont arrivés à l'endroit puis Maheu lui a demandé : " Va-z-y ! Commence ! D'abord l'incantation. ". La druidesse n'avait pu que s'exécuter : elle avait récité l'incantation et. . . le guonvor était apparu dans toute son horreur. . . mais elle ne fut pas terrifié car la plus grande menace n'était pas constituée par cette apparition mais par cet homme à son côté, authentique suppôt de satan. Le guonvor demanda en gaulois : " Que me veux-tu, femme ?
_ Pour moi rien, Seigneur, mais cet homme qui est là à mon côté exige de toi le talisman qui lui confèrera la royauté du monde.
_ Me prend-il pour son serviteur ? Que me donnera-t-il en échange ? ". Anabelle traduisit et Maheu étonné, qui ne s'attendait pas à ce que les événements prennent cette tournure, proposa : " Ben, mon âme. ". Anabelle continua de servir de truchement pour traduire la conversation que voilà : " Ton âme ? Mais tu l'as déjà vendu à Satan, mon rival, chercherais-tu à me duper ? Si c'est le cas, attention, car pour toi car la punition sera terrible.
_ Non, bien sûr mais que pourrais-je donner à la place ?
_ Tu n'as plus rien à donner car seule ton âme aurait pu convenir, va-t-en. " Et ça c'était terminé là puis le guonvor avait disparu. Maheu s'était senti stupide car il avait obtenu ce qu'il avait exigé mais il n'avait pas pensé que s'il est facile d'avoir tout ce qu'on veut en menaçant des humains sans défense c'était un autre paire de manches en ce qui concerne une divinité infernale.
Anabelle avait senti le désarroi du sorcier et elle comprit que là se trouvait le défaut dans la cuirasse. . . Elle demanda rasséréné : " Que veux-tu faire maintenant, sorcier ? Me tuer moi et toute ma famille ? Dans ce cas tu n'obtiendras rien du tout car la royauté du monde passe par le bon vouloir du guonvor, et tu le sais bien car ton Satan ne peut pas le faire et, d'ailleurs, pourquoi ?
_ Parce que Satan est déjà le prince de ce monde et qu'il ne peut il y avoir deux monarques à gouverner la terre entière.
_ Ah, d'accord ! Tu ambitionnes de remplacer Satan à la tête du monde. . . ben, mon vieux, c'est pas gagné car si tu veux rivaliser avec Satan. . . Mais ça c'est pas mon problème, moi ce qui m'inquiète c'est ce que tu veux faire de moi et de ma famille car je sais que tu n'hésiteras pas à nous zigouiller pour un oui ou pour un non. Aussi réflèchis à une chose : je peux intercéder pour toi auprès du guonvor car je parle sa langue et pas toi, seulement pour ça j'exige la garantie de notre sécurité, moi et les mien, que me proposes-tu comme garantie ?
_ Ma parole d'honneur.
_ Tu te moques de moi : tu n'as pas d'honneur.
_ Cela dépend de ce que l'on entend par le mot honneur : l'honneur pour moi c'est la réputation, la gloire.
_ Une réputation de malfaisance, de méchanceté, n'est-ce pas ?
_ Oui, en face des forces du MAL j'ai mon rang à tenir.
_ Dans ce cas là comment pourrait marcher une telle parole d'honneur : c'est à dire une parole de réputation de malfaisance ?
_ La réputation de malfaisance provoque principalement la peur : on règne surtout par la terreur ; c'est une recette éprouvée par tout les tyrans de l'histoire et du monde entier et les grands bandits, dont je fais partie, n'y font pas exception.
_ Si on manque à sa parole on manque à son honneur.
_ Si on manque à une chose promise on manque à sa réputation : par exemple si je dis que je vais exterminer 6 millions de personnes et que je n'y arrive pas, ma réputation en prendra un coup et on me traitera de minable.
_ Et dans le cas présent de ma garantie de sécurité ? Si tu nous massacres, moi et les miens, ça renforcera ta réputation d'abominable salopard : donc tu as tout intérêt à nous tuer, n'est-ce pas ?
_ Si je promets que par ton intermédiaire cet abominable massacre de 6 millions de personnes aura bien lieu et si je te tues avant, alors ce projet aura échoué et ma réputation sera au plus bas : je passerais pour un sot.
_ Alors c'est ça la garantie : il faut que nous soyons en vie pour que le MAL se propage par toute la terre, n'est-ce pas ?
_ N'est-ce pas le cas ? Je suis obligé d'en passer par toi pour avoir la faveur du guonvor : quand je serai roi du monde ce sera l'enfer sur terre, donc ma réputation ne sera plus à faire.
_ Oui, mais une fois accompli ce dessein tu nous tueras car tu auras pressé l'orange et tu jetteras l'écorce, c'est à dire moi et ma famille.
_ Ah, parce que tu exiges une extension de garantie en plus ? Que t'importe ? L'accomplissement de ce dessein n'est pas certain et peut demander beaucoup de temps et d'ici là toi ou moi pouvons mourir de mort naturelle : qui vivra verra. ". Anabelle dut convenir que ce scélérat avait dit parole de sagesse, pour une fois, et qu'elle était un maillon essentiel pour l'accomplissement de ce funeste dessein mais pour cela elle devait conditionner sa vie et celle des siens à la réussite totale de ce projet. Elle mit au point un stratagème en s'inspirant des Contes des Mille et une Nuits : elle deviendrait une Shéhérazade et conterait mille histoires à ce sorcier qui finirait bien par mourir. . .
Donc pendant des années, chaque année à la toussaint, ils rencontrèrent le guonvor comme la première fois. Chaque année Maheu réitèrait sa demande sans succès et on aurait pu penser qu'il aurait finit par abandonner et mis à exécution ses menaces concernant Anabelle et sa famille, mais celle-ci fut assez habile pour obtenir de cette divinité infernale de tout petits accomptes sur l'accomplissement du projet mégalomane du sorcier. Ainsi, à la deuxième entrevue, le guonvor octroya à Maheu un symbole dont il fit l'emblème de sa secte sataniste : ce symbole que plus tard on appellerait le symbole raté. À la troisième entrevue, le monstre donna enfin le talisman qui devrait permettre à Maheu de devenir roi du monde : il ne le livra pas tout fait mais seulement un plan transmis oralement afin de le confectionner : ce devrait être une sphère de pierre d'une certaine dimension taillée et polie dans le plus fin calcaire et gravée de motifs codant l'emblème de la secte et quand ce talisman serait fini il devrait être enterré au pied du menhir du Luc dans un coffre de pierre et personne à part Anabelle et Maheu ne devrait le savoir. Toute transgression à ce commandement rendrait caduque la promesse de royauté du monde faite au sorcier. Mais pour que s'accomplisse cette promesse il faudrait préalablement attendre une certaine conjonction planétaire et à ce moment là d'autres instructions serait données si bien que les entrevues furent interrompues pendant cinq ans jusqu'au moment où la carte du ciel astrologique fût favorable. À la quatrième entrevue, le guonvor déclara que Maheu serait bientôt roi du monde mais pour cela il serait soumis à une épreuve finale, une épreuve initiatique : il devrait s'embarquer sur un bateau accomplir un voyage jusqu'au bout du monde dans une région inconnue sur une certaine île que des signes lui indiqueraient. Maheu s'embarqua au Hâvre le 2 mars 1839, alors que la bru d'Anabelle mettait au monde un fils que l'on baptisa Claude, sur une goëlette qui cingla vers les îles du Pacifique : on ne le revit jamais.
On aurait pu penser que la druidesse en tant qu'interprète du guonvor aurait pu enfumer Maheu en lui faisant des traductions fantaisistes mais tel ne fut pas le cas : elle rapporta fidèlement les paroles de la divinité infernale et pour sceller à chaque fois ces dires le sorcier bénificiait dans la semaine qui suivait d'heureux coup du sort comme des gains d'argent inespérés et surtout d'afflux de nouveaux adeptes à sa secte ainsi que d'avancements inattendus dans son emploi de fonctionnaire. C'est de cette manière qu'il fut enfumé jusqu'au bout.
Anabelle, dont la proximité avec Maheu était connue, fut démarchée par les membres de la secte sataniste qui s'inquiétèrent de ne pas le revoir depuis tant et tant de temps mais fut bien incapable de donner quelque nouvelle que ce soit. Quoique tenu au secret, Maheu avait laissé entendre qu'il était sur le point de devenir roi du monde et que pour cela il disposait d'un puissant dispositif magique qu'il devait taire. Tenaillée, harcelée, par les satanistes qui voulait en savoir plus, elle finit par leur déclarer qu'en effet le guonvor avait octroyé à Maheu un talisman qui lui confèrerait la royauté du monde et que ce dernier l'avait caché quelque part sur le Mont Beuvray et alentours. Elle ajouta que ce talisman valait pour tout le monde et quiconque le découvrirait acquerrait la royauté du monde.
Ces neuf années passées au contact du sorcier furent terribles pour Anabelle car pour bien l'avoir sous son emprise il multiplia les sortilèges à son encontre. De nombreuses calamités frappèrent la ferme, les cultures et le bétail, Mathurin son mari était tombé gravement malade durant quelques années et elle dut le remplacer dans les dures tâches des labours et des récoltes mais dés que le sorcier fut parti au loin, les malheurs cessèrent brusquement et sa famille revint à une vie plus équlibrée. Mathurin recouvra la santé et vécut très longtemps mais ne soupçonna jamais à quoi sa femme avait été confrontée.
Claude a fini la lecture de ces cahiers : le voilà rassuré, il ne souffre pas de dédoublement de la personnalité. L'hypothèse de Jacques Trémadec se vérifie : c'est sa grand-mère qui a fait courir le bruit que le globe talisman était caché sur le Mont Beuvray ; voilà une énigme résolue.
Claude n'a pas à s'inquiéter du sort de cet objet : celui qui le recèle ne deviendra jamais roi du monde car tout ceci n'est que pure superstition ; ce qui lui cause du soucis ce sont les agissements de cette bande de tarés, maintenant qu'il connaît leur pouvoir de nuisance il ne sera en paix que quand ces criminels seront derrière les barreaux. . .
À quoi elle sert la police et la gendarmerie ? Il y a de bons éléments dans son sein qui font bien leur travail. Finalement la secte sataniste est démantelée et un grand nombre de ses adeptes assassins, facilement reconnaissable par le fait qu'ils ont tous le symbole raté tatoué sur le cou, arrêtés. Ils seront tous guillotinés les uns après les autres dans les années qui suivront. Ouf ! Claude peut respirer.
Il se remémore sa première rencontre avec Samuel en juillet 39 et surtout de sa transe médiumnique où tant de choses lui avaient été révélées. Il fait le rapprochement entre sa grand-mère Anabelle Joussier et Anabelle Gagnaire : dans ce récit cette dernière était également druidesse ; il y voit plus qu'une coïncidence, c'est une synchronicité, se dit-il. Anabelle Gagnaire avait elle aussi été confronté à une divinité maléfique du nom de Nequotanis mais Claude croit se souvenir que cette entité n'est pas aussi maléfique que ça et aurait pu avoir un rôle positif. Et si ça avait été aussi le cas du guonvor : sa grand-mère laissait entendre qu'il était un rival de Satan ; était-il vraiment aussi maléfique que lui ? Se demande Claude, car après tout : les ennemis de mes ennemis sont mes amis mais ce n'est pas aussi simple que ça car dans la mythologie irlandaise les Fomhôire, ancêtres du guonvor, sont une race de monstres malfaisants ; mais en s'inscrivant dans un contexte païen il n'est pas si sûr qu'ils représentait le MAL ; cela devait varier selon les circonstances, tantôt maléfiques, tantôt bénéfiques, alors que Satan qui est venu plus tard avec l'introduction du christianisme ne pouvait être que la personnification du MAL. Avant l'arrivé du christianisme, Satan avait-il déjà établi son règne dans cet Extrême-Occident européen ? Pas si sûr. Chez les anciens habitants de cette partie du monde la notion de mal et de bien était floue et pas aussi tranchée qu'elle le serait plus tard puisque ce qui comptait c'est ce qui était vrai contre ce qui était faux et c'est le mensonge et l'hypocrisie qui étaient honnis. Mais après tout, n'est-ce pas ce qui caractérise le MAL : la fausseté et l'hypocrisie ? Se demande Claude, et nos ancêtres ne devaient pas être loin de cette conception qui est venue ultèrieurement par chez-nous. Quand est-il du guonvor ? Le mieux serait de le lui demander. Cette pensée vient de faire irruption dans son esprit et le fait frémir d'horreur. D'après ses mémoires, sa grand-mère s'est débarrassée du sorcier avec l'aide du guonvor alors pourquoi lui ferait-il du mal, à lui son petit-fils ? Il lui a brûlé les cheveux mais n'était-ce pas un dommage collatéral minime au regard de ce qu'il lui donnait : le Symbole emblème de la royauté du monde ? Donc ce qu'il avait toujours pris pour un acte de malveillance n'était, en fait, qu'une maladresse accompagnant une intronisation. C'est à cette conclusion que parvient Claude. Mais dans le cas de Hitler alors, pourquoi le guonvor l'a-t-il réduit en bouillie de chair vivante ?
Mais d'abord que faisait Hitler sur le sommet du Mont Preneley ? Hitler se rêvait roi du monde or on sait qu'il était en contact avec la secte sataniste fondée par Maheu : ces suppôts de satan lui auront dit que pour devenir roi du monde il fallait découvrir un certain talisman enfoui sur le sommet du Mont Beuvray mais il a sut aussi que pendant 80 ans cet endroit avait été fouillé et refouillé sans succès aux grand dam des archéologues. Il aura eu un grain de sagesse dans sa mégalomanie et aura compris que le talisman se trouvait ailleurs. . .
En étudiant l'histoire de cette secte maudite, lui sera apparue la figure d'Anabelle Joussier, fermière sur le Mont Preneley, et il aura eu l'intuition que celle-ci avait été assez habile pour duper cette bande d'imbéciles, membres de la secte, en leur faisant croire que le talisman se trouvait à un endroit alors qu'il était caché, en fait, à un autre endroit non loin de sa maison, sur le Mont Preneley en l'occurence.
Donc en 1923, après son putsch raté, Hitler s'enfuit en France et se retrouve sur le Mont Preneley pour réaliser un projet si longtemps différé : découvrir le talisman. Mais le temps presse et le prétendant au trône de la Terre ne peut pas se permettre de creuser des trous de-ci, de-là, pendant des mois et des mois sinon des années alors il a bien dû s'adjoindre un complice. Quel sorte de complice ? Un médium ? Un voyant ? Un radiésthésiste ? Un radiésthésiste car celui-ci est mieux à même de détecter les trésors et les objets enfouis sous terre. Donc Hitler accompagné de son radiésthésiste aura arpenté le sommet du mont et à un moment le radiésthésiste aura détecté quelque chose : le point nodal des courants telluriques de la Terre. Et que s'est-il passé ensuite ? Et bien rien, Claude en tant que druide sait bien que cette histoire de courants telluriques, si elle est en partie vraie, ne mène à rien en ce qui concerne la magie. Le talisman aurait été enterré sur le sommet du Mont Preneley ? La belle affaire ! Maheu se serait fait aider par un radiésthésiste pour avoir l'endroit précis où enterrer le globe talisman ? Mais c'est complètement idiot car quand on enterre quelque chose on se débrouille pour le mettre dans un endroit où se trouve un repère commode et non pas là où se présente un vague point nodal qu'il faudra faire détecter par un spécialiste pour récupérer l'objet ! Et en l'occurence ce repère c'était le menhir du Luc qui se situait non loin du sommet. Hitler aurait-il commis cette grossière erreur ? Sans doute pas puisqu'il avait eu assez de jugeotte pour savoir que le talisman se trouvait sur le Mont Preneley. Donc exit le radiésthésiste ou tout autre expert. Que s'est-il passé, se demande Claude ? Et bien, Hitler a fait le même raisonnement que lui et que c'est au pied du menhir du Luc qu'il aura jeté son dévolu. Et c'est là qu'il aura commencé ses fouilles. Sauf que ça ne c'est pas passé comme ça car il aurait fini par trouver le globe talisman et serait retourné en Allemagne avec. Hitler en ce temps là était déjà un exhalté mais sans doute pas un imbécile et il aura accompli toutes les démarches précitées, se dit-Claude, alors pourquoi ne sera-t-il pas allé au bout du déroulement de son projet ? Claude visualise Hitler, seul sans doute, avec une pelle et une pioche tourner autour du menhir se demandant par où commencer ; quand eux même s'étaient retrouvés dans la même posture ils n'avaient pas hésité : guidé par Samuel et son don de double vue ils avaient creusé au bon endroit et du premier coup mais en avait-il été de même du prétendant dictateur ? Sans doute pas, il se pourrait finalement qu'il ait fait appel à un auxilliaire : peut-être un voyant finalement, à l'instar de Samuel. Etait-il venu avec lui d'Allemagne ou, voyant qu'il n'y arriverait pas tout seul aurait-il décidé de faire appel à un devin local ? Hitler ne maîtrisait pas le français : passe encore de faire le voyage jusqu'ici et de se débrouiller pour son hébergement mais dénicher un voyant ici quand on ne parle pas français, c'est une autre paire de manches. . . Il est venu avec un interprète, c'est évident maintenant, se dit Claude, il imagine mal un organisateur de putsch voyager à l'étranger tout seul, sans compagnie, comme un immigrant. Il avait un ou même plusieurs accompagnateurs : si ils vivaient encore ils pourraient raconter ce qui s'est passé ; de l'information aurait dû remonter ; il y aurait dû il y avoir des fuites. . . or, rien. Ils ont peut-être péri en même temps que Hitler, au même endroit où il a été réduit à l'état de bouillie vivante. Une autre question taraude Claude : qui a bien pu mettre tout ces branchages, ces fagots, au dessus du magma vivant ? Il pense à sa grand-mère Anabelle qui avait servi d'intermédiaire entre Maheu et guonvor ; Hitler aurait-il fait appel lui aussi à un druide afin d'invoquer le guonvor et le faire venir ? Cette hypothèse n'a jamais été envisagée pour la bonne raison qu'il avait toujours été impensable qu'un druide collabore avec un monstre qui fomentait la destruction des Juifs, entre autres. Se peut-il que ce druide, qui ne pouvait-être qu'Allemand, ait accompagné sous la contrainte le futur dictateur jusqu'ici et ait réitéré l'histoire d'Anabelle et de Maheu ? Se demande Claude. L'entrevue aurait mal fini pour Hitler mais mon confrère aurait été épargné et aurait, avant de s'enfuir et regagner l'Allemagne, recouvert la bouillie vivante qu'était devenu Hitler de branchage sans doute à la demande du guonvor : c'est ce qu'il spécule. Mais tout ça ce n'est que pure supposition et ne l'avance pas à grand chose : il faudrait qu'il ait des éléments supplémentaires. Un druide Allemand ? Claude décide d'écrire à Robur pour lui faire part de ses suppositions. Quinze jours plus tard il reçoit sa réponse par lettre :
Cher ami,
J'ai été très étonné par ton audacieuse hypothèse mais l'ai prise au sérieux et fait des recherches parmis la communauté des druides d'Allemagne et d'Autriche pour savoir si un de ceux-ci n'aurait pas été, comme tu le supposes, en contact avec Hitler jeune.
Il y a très peu de druides dans le monde germanophone aussi mon tour de table aura été rapide : tu sais que tout druide doit dire la vérité quand on l'interroge. Aussi il ne m'a suffi que de poser cette simple question pour avoir une réponse immédiate : " As-tu rencontré Hitler en 1923 ? ". Et je n'ai obtenu qu'une seule réponse, venant de la part de notre estimé et vénérable confrère Hans Mayer qui a atteint un certain âge maintenant, ce qui ne fait qu'accroître sa sagesse et voici ce qu'il m'a répondu : Hitler faisait partie de la secte des satanistes et en tant que tel connaissait toute l'histoire du fondateur de la secte et du talisman sensé conférer la royauté du monde ; il projetait de le dénicher mais devant plusieurs décennies d'échecs répétés dans cette quête, de la part des émules de Maheu, il fut plus avisé en s'adjoignant un auxilliaire dans cette recherche. Il savait que Maheu avait fait appel à un druidesse qu'il avait contrainte à invoquer une divinité appelée guonvor afin de devenir lui-même roi du monde mais cette histoire tu la connais et donc il n'y a pas lieu de la répéter. Hitler s'est donc dit qu'il pourrait faire la même chose avec un autre druide et après quelques recherches il trouva Hans Mayer qu'il contraint de la même manière sous la menace, non pas de sortilèges cette fois car l'apprenti dictateur en était bien incapable, mais en s'en prenant à ses propres enfants qu'il prit en otage et fit détenir par des complices dans quelque lieu tenu secret. Notre confrère dut accompagner ce scélérat jusqu'au sommet du Mont Preneley et invoquer le guonvor pour qu'il vienne, comme tu l'as supputé, ce qu'il fit avec succès car le guonvor se présenta ainsi aux deux visiteurs étrangers : il s'établit une conversation entre Hitler et la divinité et Hans servit d'interprète à l'instar de ta grand-mère avec Maheu. Voici la teneur de ce dialogue : " Que me veux-tu, vermine ?
_ Savoir où se trouve le talisman qui me confèrera la royauté du monde.
_ Pourquoi tu ne me la demandes pas directement? Tu crois que je suis incapable de le faire ? Réponds vite sans réfléchir sinon je vais me fâcher.
_ Parce que Maheu t'a déjà fait cette demande et que tu lui as donné le talisman ; donc je pensais qu'elle était inutile.
_ Tu demandes mais tu n'offres rien en échange : que me proposes tu comme salaire ?
_ Un culte et des temples sur la Terre entière quand je l'aurai conquise.
_ Soit, mais ne pourrais-tu pas me demander autre chose qui ferait de toi le roi du monde sans aucune conquête militaire ?
_ Quoi, ô Divinité ?
_ Un symbole, le Symbole.
_ La secte de Maheu a déjà ce symbole que tu lui as donné quand tu l'as rencontré pour la deuxième fois.
_ Je l'ai dupé en lui octroyant un symbole raté, moi je parle d'un autre symbole que personne n'a jamais connu.
_ Mais si tu l'as dupé une fois moi aussi tu peux très bien m'abuser.
_ Tu ne me fais pas confiance : alors que fais tu là ? On ne passe pas marché avec un dupeur. De plus le talisman que tu recherches n'as pas rendu Maheu roi du monde : c'est l'évidence même mais vous autres humains dans votre stupidité vous vous obstinez à le chercher.
_ Il a été dit que posséder le talisman ne suffisait pas et qu'il fallait quelque chose en plus pour l'activer.
_ J'ai commandé à Maheu d'aller au bout du monde pour découvrir cet ultime élément, est-ce ma faute s'il a échoué ?
_ S'il le faut je réussirai là où Maheu a échoué.
_ Sot outrecuidant ! Tu peux avoir maintenant sans courir aucun risque ce qui te donnera la royauté du monde : le Symbole.
_ Dans ce cas j'accepte le marché.
_ Je veux autre chose qu'un culte et des temples.
_ Quoi ?
_ Ton âme.
_ Dans ce cas elle est à toi.
_ Tu ne peux pas me vendre ce qui ne t'appartiens plus.
_ Je possède toujours mon âme.
_ Menteur ! Tu l'as vendu à Satan : il ne sert à rien de nier ; Maheu avait vendu sciemment son âme, toi tu l'as fait d'une manière implicite en te vouant au MAL et maintenant tu déclares hypocritement toujours la posséder. Si tu continues à vouloir me duper ma vengeance sera terrible, attention!
_ Je soutiens que mon âme est toujours à moi et n'avoir jamais passé de marché avec Satan.
_ C'est ce que nous allons voir : si tu fixe mon oeil le rayon de lumière imprimera profondément le Symbole dans ton esprit et tu ne pourras l'oublier mais, malheureux ! si ton coeur est impur alors pour toi se sera l'enfer sur terre. Que choisis-tu ? Réfléchis bien et sonde ton coeur : si tu dis non tu pourras repartir de cet endroit en bonne santé même si tu n'as pas obtenu ce que veux, mais si tu dis oui sans la condition essentielle déjà énoncée, alors. . .
_ Je n'ai rien à me reprocher ; je n'ai fait aucun mal : je dis oui.
_ Regarde mon oeil. ". À ce moment là un rayon de lumière concentré émanant de l'oeil du guonvor a frappé la tête de Hitler et son corps tout entier s'est métamorphosé en charpie sanglante. Hans malgré son dégoût et son horreur s'est baissé et a pu constater que ce magma putride vivait encore et vivrait encore longtemps. Le guauvor lui a intimé de cacher ça avec des branches qui trainaient ça et là puis a disparu.
Hans Mayer est rentré chez lui et s'est mis à la recherche des siens mais en vain. Il pensait que Hitler disparu, ses complices remettraient les otages en liberté mais il n'en a rien été et si Hans a gardé le silence durant toutes ces années c'est qu'il craignait que les ravisseurs exécutent les siens. Après 27 ans il n'a plus aucun espoir de les revoir vivants et c'est pourquoi il a bien voulu me raconter cette triste histoire, cependant il m'a fait promettre de ne pas la publier et donc toi même, n'en parle à personne.
Andebiuete uelio
Robur
Ainsi son intuition se confirme. Donc tout les éclaircissements on été apportés et tout est fini, se dit Claude.
Le globe talisman est dans la nature aux mains des satanistes ? Et bien, grand bien leur fasse, à ces imbéciles : ils voient bien qu'ils ne sont pas devenus les rois du monde. . .
Nous sommes en 1951 et le procès du prèsumé Hitler n'aura pas lieu. L'état d'Israël a fait venir Natalya la soeur de Mikhaïl Soublonov. Les retrouvailles ont été particulièrements éloquentes et émouvantes : le frère et la soeur se sont mis à converser en russe, on échangé des souvenirs d'enfance si bien que Natalya a déclaré que c'est bel et bien son frère qui était en sa présence et non ce monstre haï de Hitler ; mieux, le Mossad a fait prisonnier des proches et des intimes de Hitler et ils ont été mis en présence de Soublonov et tous ont déclaré également qu'ils avaient à faire à quelqu'un qui ressemblait à Hitler mais qui, en aucun cas, ne pouvait être lui car en dialogant avec ce personnage tous ont noté son épouvantable accent russe quand il parlait allemand. Alors Soublonov a été relâché et est rentré en URSS avec sa soeur, il a rasé sa moustache et les russes qui le cotoient quotidiennement ne le soupçonne pas d'avoir prêté son corps à l'âme damnée de Hitler pendant 25 ans : Ils lui trouvent, certes, un petit air de ressemblance avec le fou sanguinaire mais ça ne va pas plus loin ; guère plus que des quolibets sans gravité.
Il pourrait être intéressant de savoir où se trouvait l'esprit de Mikhaïl Soublonov pendant que l'âme damnée de Hitler squattait son corps : des psychiatres l'ont interrogé et ce qu'il leur a dit les a stupéfiés. L'esprit de Mikhaïl demeurait, d'après ses dires, dans un autre monde, un monde qui ne pouvait pas communiquer physiquement avec celui-ci mais uniquement par l'esprit. Dans cet autre monde il était également russe et portait également le nom de Mikhaïl Soublonov, immigré ayant fui la révolution bolchévique, il était devenu chauffeur de taxi à Paris et se souvient d'avoir eu une datcha dans un endroit idyllique situé sur de hautes collines s'élevant jusqu'à 1000 m d'altitude aux portes de Paris : ce fut une vie heureuse dont il parlait avec nostalgie. Bien sûr il aurait pu considérer cette tranche de vie comme un grand rêve mais pour lui ce fut beaucoup plus qu'un rêve. . .
Claude prend connaissance de cette anecdote par les journaux et en est passablement troublé car ne lui rappelant que trop la transe médiumnique de Samuel vieille de 12 ans et de ce fameux massif montagneux appelé les Hautes Gâtines. . .
Toutes ces aventures l'ont fatigué et il décide de s'accorder quelque jours de repos. Par une belle jounée de Juin 1951 il décide de faire uen promenade à pied jusqu'au mont Beuvray. Là il va jusqu'au chantier de fouille de Bibracte. Il s'avance vers les carrés et reconnaît dans l'un deux Jacques Trémadec, ce sympathique garçon dont il avait fait connaissance l'année précédente. Les retrouvailles sont empreintes d'une grande cordialité ; Claude s'enquiert : " Votre patron n'est pas là ?
_ Ah ! Mais il a pris sa retraite, maintenant le chef de chantier c'est moi.
_ J'imagine que vous devez jouir de beaucoup plus d'initiatives. . .
_ Oui, en effet, et j'ai d'ailleurs quelque chose à vous montrez. . . ". Le ton du jeune homme se fait conspirateur comme s'il s'apprêtait à dévoiler un mystère. Jacques guide le forgeron vers le carré où il avait déjà remarqué cette étrange structure dans la roche un an auparavant. Le carré de fouille à été élargie de sorte que l'on voit maintenant à la place du granite à grain fin une fosse béante de 1 m sur 2 ; Claude remarque une dalle taillée dans ce même granite qui git à côté du carré sur le gazon : il comprend que cette plaque devait recouvrir la fosse. . . Il demande à Jacques : " Comment avez-vous fait pour soulevez cette dalle ? L'année dernière quand j'ai vu cette discontinuité dans la roche je n'aurais pas pu soupçonner qu'il s'agissait là d'une dalle : j'ai l'impression que le joint entre celle-ci et le substrat ne se mesure pas à l'ordre du millimètre mais du dixième de millimètre pour ne pas dire du centième de millimètre. . .
_ Oh, certainement, mais ce n'est pas le plus étonnant, tenez, regardez de plus près. . . ". Aux quatre coins de la fosse de profondes encoches ont été pratiquées dans le granite de façon, sans doute, à pouvoir y glisser des crochets qui ont servi à soulever la dalle à l'aide d'un palan, remarque le forgeron, mais il voit aussi dans la profondeur de la fosse quelque chose à laquelle il n'avait pas fait attention de prime abord. . .
Claude a du mal à discerner ce que peut être ce parallélépipède 1 m 80 sur 50 cm, et dont la hauteur n'est pas déterminable pour l'instant, qui repose sur le fond de la fosse ; à sa patine vert foncé il devine que ça doit être en bronze ; une extrémité de ce qui ressemble à une caisse est calée contre la paroi formant la largeur de l'excavation, l'autre bout, le plus proche de Claude, présente un légère inclinaison dans le sens de la verticale formant un angle obtu de 100° ; la surface de cet artefact présente des sortes de striures transversales de 1 cm d'épaisseur chacune : le tout fait penser à ce que l'on pourrait voir si l'on considérerait le rayon d'une bibliothèque, vu de dessus, supportant un grand nombre de livres légèrement inclinés. Tout à son observation remplie d'interrogation Claude n'a pas immédiatement fait attention à ce que Jacques lui tend : une table en bronze carrée de 50 cm de côté. Le forgeron n'en revient pas : de l'écriture est gravée sur cette plaque ; il prend l'objet délicatement entre ses mains et l'examine attentivement ; il s'agit d'une tôle d'un peu moins un centimètre d'épaisseur entièrement couverte d'une patine verte tirant sur le noir, les caractères finement gravés sont bien latin, il n'arrive pas à lire les mots car un nettoyage serait nécessaire pour arriver à déchiffrer tout ce texte mais il reconnait certains mots ; c'est du. . . gaulois !
L'archéologue fait ce compte rendu : " Nous avons là toute une bibliothèque de 200 tables et je suppose que vous avez reconnu la langues de ces écritures ?
_ Oui, il s'agit probablement de gaulois, de celtique ancien. . .
_ D'après mes informations vous seriez à même de déchiffrer tout ces textes, n'est-pas ?
_ Oh, sans doute, faut voir. . . je suis abasourdi : c'est bien la première fois que l'on met à jour un aussi considérable corpus de textes en langue gauloise. On a toujours affirmé, sans preuves, que les Gaulois n'écrivaient pas mais voici un démenti cinglant à ce que des cuistres ont constamment soutenu. Même sans ça on s'est toujours douté que les gaulois, et à leur suite les gallo-romains, écrivaient leur idiome national sur des papyrus comme les grecs et les romains : on sait que le droit romain autorisait la rédaction des testaments et des actes administratifs en gaulois. Comme le papyrus est un matériau périssable, il n'est pas étonnant qu'on n'ait rien retrouvé, de plus comme personne au Haut Moyen-Âge ne parlait plus gaulois on n'a pas pu recopier les textes gaulois alors que tout ce qui était écrit en latin et en grec est parvenu jusqu'à nous grâce aux nombreuses et incessantes compilations des moines copistes.
_ Dans ce cas, Monsieur Joussier, nous nous permettrons de vous mettre à contribution. . . Nous avons déjà sorti dix tables de la fosse et prenons toutes les précautions pour leur conservation : nous les nettoyons soigneusement et faisons immédiatement un relevé par estampage ; nous les numérotons dans l'ordre de leur extraction car à la manière des pages d'un livre il ne serait être question de tout mélanger et rendre incompréhensible un texte peut-être suivi. . . ".
Au bout de plusieurs mois Claude reçoit enfin les copies des relevés des tables de bronze de Bibracte : il va pouvoir s'atteler à leur traduction et faire avancer la science. Et voici l'étonnante histoire qu'il recueille :
Je, Atepomaros fils de Comios, prêtre du dieu Baloros à Bibracte, affirme avoir rencontré le dieu là où jadis il affronta le dieu Lugos près de la pierre lévée du Mont Prennos Liatos. Baloros m'a confié la tâche d'aller chercher sur les Îles Bienheureuses le Symbole suprême, insigne de la royauté du monde. Pour ce faire je dut affréter un bateau sur lequel je me suis embarqué, mes serviteurs et moi, sur la rivière Arar, à la fête d'Ambiuolcaia de l'année 1930 après la bataille de Magos Turada. Après nous être laissé porter par le courant de la rivière nous sommes arrivé là où elle se jette dans le fleuve Rodanos au lieu dit Lugodunon. Nous avons descendu le fleuve et sommes arrivé à la Grande Mer Intérieur et avons continué la navigation jusqu'au détroit que nous avons traversé pour aboutir sur l'océan et de là nous avons dirigé notre navire vers le sud. Après plus d'une année de navigation et de nombreuses tribulations et la perte de bon nombre de nos compagnons, nous sommes parvenus à l'île que Baloros m'avait indiquée dans un rêve. Débarqué sur l'île, nous fûmes capturés par les hommes bleus qui voulurent nous tuer et nous manger mais Baloros veillait et leur envoya une épidémie mortelle à laquelle aucun ne survécut mais qui nous épargna. Les corps des hommes bleus se couvrirent de pustules purulentes et la fièvre les terrassa. Libérés par leur mort, nous nous mîment en quête du Symbole qui devait se trouver à l'intérieur de l'île. Nous avons escaladé une grande montagne fumante semblable à celles du pays des Arvernii, puis nous sommes arrivé à l'endroit assigné par Baloros. Là nous fîmes la connaissance d'un vieil homme bleu et nous comprîmes qu'il était en communication avec l'autre monde. Balaros l'avait missionné afin qu'il nous assiste et nous fit bon accueil même si nous ne comprenions pas sa langue. Sachant que j'étais le prêtre de Balaros, il me fit boire une certaine boisson de plantes infusées et ainsi je pus l'accompagner dans son voyage au pays des dieux. Et là je rencontrai le dieu du MAL : Olcos. Baloros m'ordonna de l'affronter afin de lui ravir le Symbole qu'il tenait entre ses griffes : je me suis battu avec lui durant une longue période qui dura mille ans du temps du monde des dieux mais qui ne dura que quelques heures du monde des mortels. À la fin, avec l'aide de Baloros, je l'emportai et pu ainsi ravir le Symbole mais si Olcos consenti à céder le Symbole ce fut à la condition que 2500 ans plus tard un homme du nom de Mao fasse le même périple que moi et soit soumis aux mêmes épreuves que moi. Une autre condition me fut imposé : que jamais le Symbole ne soit dessiné, demeure à jamais dans mon esprit et de ne le jamais communiquer à quiconque. Ce que j'ai fait, me gardant de ne jamais transgresser l'interdiction car au cours de la bataille j'ai compris à quel point Olcos était puissant et dangereux et si je l'avais fait le monde aurait été détruit. Le Symbole est toujours dans ma mémoire et ne l'oublirai jamais. Puis, ce qui restait de la troupe de mes compagnons et moi avons repris notre navigation dans le sens inverse mais à la fin du périple je fus le seul survivant.
Je ne suis jamais devenu roi du monde car pour cela il aurait fallu que je me prévale de la gloire d'avoir reçu le Symbole : cette gloire était la condition pour devenir roi du monde.
Ce texte n'est que le préambule du corpus gravé sur les tables de Bibracte. Les tables sont gravées à l'eau forte, recto-verso, d'une écriture cursive très serrée et très petite : pour en avoir le relevé il a fallu pratiquer un estampage en appliquant des feuilles humides sur le bronze et les soumettre à un tapotement à l'aide d'une brosse afin que le papier pénètre dans les gravures puis noircir les feuilles à la plombagine ainsi l'écriture est apparue en blanc sur fond noir puis chaque feuille a été photographiée et c'est les tirages négatifs qui servent de document pour la traduction. Claude dispose donc de 400 feuilles de 50 par 50 cm ce qui fait une masse considérable d'écriture représentant près de 2000 pages d'un livre de format courant ! Jacques Trémadec a bien eu raison de parler d'une bibliothèque. Il faudra des années à Claude pour traduire cette bibliothèque et il devra mettre de côté son métier de forgeron pour se consacrer uniquement à cette tâche : pour se faire rémunérer de ce travail il publiera ses traductions et écrira beaucoup de livres sur le sujet dont un manuel de celtique ancien, autrement dit de gaulois. Il devra aussi quitter son cher Balory pour s'installer à Lyon près du Musée Gallo-Romain pour être au plus près des originaux, pour les consulter fréquemment, afin de combler les inévitables lacunes des relevés.
Pour l'heure il considère ce texte écrit par un certain Atepomaros : cela lui rappelle l'histoire de Maheu partant en voyage à l'autre bout du monde pour obtenir la royauté du monde. L'histoire s'est répétée mais Maheu n'est jamais revenu à la différence d'Atepomaros. Donc le guonvor ne s'est pas vraiment moqué de Maheu et si la promesse n'a pas été tenu ce n'est pas sa faute mais celle de Maheu qui aura trouvé la mort dans ce périple. D'après ce qu'Atepomaros lui-même a écrit, même en connaissant le Symbole il n'a pu le divulguer sous peine de voir le monde détruit ; qu'entendait-il sous ce terme de destruction du monde ? Se demande Claude, ce texte est sybillin et plein d'obscurité : Olcos est la personnification du MAL et de nos jour certain l'appelerait Satan, l'égrégore du MAL. Olcos livre le Symbole mais exige en fait qu'il soit inopérant par cette condition de secret, lui même n'a pu faire autrement que de le remettre à Atepomaros et ce faisant il a perdu une partie de son pouvoir de malfaisance puisqu'en s'en séparant il a perdu la souveraineté sur le monde mais le message qu'il a fait parvenir à l'humanité est celui-ci : je renonce à être le prince de ce monde et je vous livre le Symbole mais en échange l'Homme ne sera pas non plus le roi du monde car si cela devait arriver cela en serait fini de l'humanité. C'est un texte mythologique analogue au mythe de Prométhé, se dit Claude, Atepomaros a-t-il vraiment été sur cette île du bout du monde ? Et si c'était vrai ? Et si Maheu avait mis ses pas dans les pas d'Atepomaros et était revenu comme lui en ayant gagné le Symbole, que se serait-il passé ? Atepomaros représente le côté lumineux de l'Humanité, même en ayant à portée de main la souveraineté du monde il préfère y renoncer pour éviter sa destruction : en fait le triomphe du MAL car la destruction du monde c'est avant tout celle du genre humain donc la victoire d'Olcos/Satan. Par contre Maheu c'est l'inverse : c'est la face ténébreuse de cette Humanité et si il avait triomphé de l'épreuve nul doute qu'il se serait servi du Symbole pour devenir roi du monde et ce faisant entériner le règne de Satan.
La mythologie n'a pas de réalité et Maheu en s'inscrivant dans cette mythologie gauloise se sera finalement fait avoir. Qu'est devenu Maheu ? Sera-t-il mort au cours de son voyage comme c'est probablement le cas ? À moins que. . . peut-être aura-il survécu et se sera arrêté en route pour continuer sa vie et terminer le reste de son âge. . . Comment savoir et d'ailleurs quel intérêt il y a-t-il à savoir ? Se demande Claude.
Claude se souvient de la prophétie de Samuel l'intronisant roi du monde parce que le guonvor lui a octroyé le Symbole. Que peut-il en penser à la lumière du mythe d'Atepomaros ? Il ne s'est jamais occupé de le diffuser, de le faire connaître, car à quoi bon ? Ce n'est jamais qu'un dessin, un symbole parmis un tas d'autre : s'il le répandait partout deviendrait-il pour de bon roi du monde et non d'une manière putative comme actuellement ? Et si il le faisait, le MAL triompherait-il sur terre comme le suggère le mythe ? Pour cela encore faudrait-il s'appeler Maheu, Hitler ou Staline et avoir fait pour de bon allégeance à Satan, ce qui n'est évidemment pas mon cas, se dit Claude.
Ces questions sans réponses lassent le celtisant qu'il est devenu et il continue son travail de traduction.
Nous sommes en 1955, Claude n'en est qu'au tiers de la traduction des Tables de Bibracte ; il est maintenant un spécialiste reconnu internationalement des langues celtiques et a déjà écrit pas mal de livres qui ont eu un certain succès.
Que contiennent les Tables de Bibractes ? Essentiellement des textes mythologiques qui rappellent la mythologie irlandaise et celle de l'île de Bretagne : des épopées, une cosmogénèse et aussi une éthnogénèse du peuple celte, certains récits pourraient même avoir un caractère historique mais pour cela il faudrait recouper ces éléments avec des faits archéologiques et cela passionne Jacques Trémadec qui vient de faire maintes découvertes fort prometteuses à ce sujet.
Claude se penche sur un texte particulièrement ardu qu'il est néanmoins arrivé à grand peine à traduire ; voilà ce que ça donne :
Les Bituriges sont-ils les rois du monde comme ils le prétendent de par leur nom ? Et ne devrait-ce pas être nous les Eduii qui pourriont légitimement avoir droit à la dignité royale en ce qui concerne le monde entier ? Nous descendons du dieu Lugos qui affronta Baloros le Uomorios sur le Mont Prennos Liatos et non comme tout le monde le croit dans la plaine de Magos Turada.
Il y a longtemps, notre roi Ambigatos a fait la conquête du monde mais comme son armée était petite il dut faire appel à la magie et pour cela il sollicita l'aide du druide Tagaros qui vivait sur l'île d'Iueriû. Pour se rendre sur cette île éloignée qui se situait au confin du monde vers le Couchant il dut d'abord chevaucher jusqu'au fleuve Liger en compagnie de ses ambacti (serviteurs) et là ils trouvèrent à s'embarquer sur un grand navire qui descendit le fleuve jusqu'au grand océan et de là leur bateau fit route vers le nord-ouest et, après plusieurs semaines, atteignit l'île d'Iueriû. Puis il débarquérent sur cette terre étrangère avec leurs chevaux et Ambigatos s'enquit de savoir où demeurait Tagaros. Le renseignement pris, le roi et sa troupe arrivèrent à un endroit du nom de Branoglanon où se trouvait la maison du druide Tagaros. Ambigatos alla à la rencontre de Tagaros et lui demanda : " Druide, je veux être roi du monde.
_ Impudent ! De quel droit veux-tu être roi du monde ?
_ Parce que je descend en droite ligne du dieu Lugos.
_ Si tu descends d'un dieu tu dois être immortel et si tu es immortel nous allons voir ça tout de suite. ". Tagaros sortit traîtreusement un glaive de dessous sa saie et le plongea dans le coeur d'Ambigatos qui mourut sur le coup. Les ambacti du roi répliquèrent et tuèrent le druide félon.
Et voilà pourquoi Ambigatos ne devint jamais roi du monde mais son âme rejoignit le Uindobitu (le monde blanc) et Lugos la recueillit. Le dieu réconforta l'âme meurtrie et lui demanda : " Mon bien aimé Ambigatos, que t'es-t-il arrivé ?
_ Je me croyais immortel mais un druide félon m'a prouvé le contraire.
_ Tu es pourtant bien en vie en ma compagnie, tu avais raison car tu es bien immortel.
_ Dans le Uindobitu, oui, mais pas sur la terre où mon cadavre brûle déjà sur le bûcher funéraire.
_ Que t'importe, ici dans le séjour divin tu peux avoir tout ce que tu veux et jouir de bien plus de plaisirs que sur la terre.
_ Oui, mais ce qui m'importe le plus c'est la gloire et étant mort je ne peux plus conquérir le monde pour en devenir le roi.
_ Tu peux devenir roi du monde mais pour cela il faudra renoncer à ton âme.
_ Et en quoi consiste le fait de renoncer à son âme ?
_ Renoncer à jamais à vivre dans le Uindobitu.
_ Et ne plus être immortel ?
_ Sur terre tu sera immortel mais pense à une chose car ici dans le Uindobitu tu es exempt de maladies, d'infirmités et surtout tu n'es pas soumis aux atteintes de la viellesse.
_ Mais cependant tu me dis que je serai immortel.
_ Immortel mais vieux. Que choisis tu ?
_ Je veux être roi du monde.
_ Soit. ". Ambigatos retourna dans son corps alors que l'on venait tout juste d'allumer son bûcher funéraire. Il poussa un grand cri et ses ambacti comprirent qu'il venait de revenir à la vie et éteignirent promptement les flammes.
Alors sa troupe et lui rentrèrent au pays des Eduii et il s'associa à Olcos pour devenir roi du monde. Olcos l'exauça dans son désir et depuis il est toujours roi du monde et cela fait maintenant mille ans qu'Ambigatos règne sur la terre mais pour cela il a dû se faire l'esclave d'Olcos.
Personne ne l'a jamais vu, mais certains soutiennent que c'est un vieillard impotent, sourd et aveugle, chauve et chenu au visage ridé à un tel point qu'il n'a plus figure humaine mais ressemble davantage à une charogne qu'à un être vivant.
Sa salle du trône se trouve désormais sous un tas de fagot au sommet du Mont Prennos Liatos.
Si Claude a eu beaucoup de mal à traduire ce texte c'est qu'il a eu à faire à une version extrêmement archaïque de celtique ancien, ce qui atteste de sa très grande ancienneté. Bien entendu, il fait le rapprochement avec la bouillie de chair vivante qui avait été Adolf Hitler trouvée sur le Mont Preneley. C'est un texte prophétique en quelque sorte et un avertissement contre la mégalomanie.
Qu'est-ce que ça veut dire être roi du monde ? Il lui serait très facile de diffuser le Symbole maintenant qu'il a une renommée mondiale : il lui suffirait d'écrire un livre sur l'art celtique et de montrer tout les symboles celtiques : le triskel, le quadriskel, le noeud à trois lobes, la croix celtique sans oublier le Symbole qui deviendrait ainsi l'emblème ultime de la Celtie. Et c'est ce qu'il fait.
De fait, le Symbole se répand partout à travers le monde et devient extrêmement populaire : à l'égal du yin-yang qui n'était en fait que son précurseur tout en l'approfondissant sur le plan philosophique.
Grâce au symbole Claude devient une célébrité de part le monde entier : c'est peut-être ça être le roi du monde, se dit-il, il n'y avait pas de quoi en faire tout un fromage. . .
C'est pas parce qu'on est célèbre ou en même temps riche que l'on est roi du monde, lui dit la petite voix de sa conscience. Et cette célébrité mondiale est toute relative car ne concernant que des spécialistes des Celtes : si un ou deux érudits me connaissent au Japon ou en Argentine, c'est bien le bout du monde ; certes tous cumulés ça fait bien une centaine milliers de personnes mais ça ne m'avance à pas grand chose, se dit le celtisant, ma crèmière en bas de la rue ignore totalement qui je suis et ce que je fais et il n'y a pas là de quoi me chagriner. Alors tout est bien : être roi du monde est une pure fiction, conclue-t-il.
Le Symbole est peut-être aussi populaire que le yin-yang mais il lui a échappé des mains car si la plupart des terriens connaissent le SYMBOLE, la plupart ignore que c'est un certain Claude Joussier, forgeron à la retraite, qui l'a créé.
Les druides ne vieillissent pas, mais meurent-ils ? Il arrive à beaucoup de personne de disparaître, parmis elles les druides. Où vont les druides en disparaissant ? Nul ne le sait. . . Très peu de gens savaient que Claude Joussier était druide et à la fin de sa présence sur terre personne ne faisait plus attention à lui car tout ceux qu'il avait connu étaient morts ; aussi quand il disparut cela n'étonna et inquiéta encore moins qui que ce soit. . .
Mais où est Claude Joussier maintenant qu'il a disparu ? Dans le Uindobitu, le Monde Blanc, il est passé dans ce séjour bienheureux sans mourir donc sans laisser de corps pourrissant. Pour l'état civil il est porté disparu : l'administation fiscale, le service du recouvrement des cotisations sociales lui réclament de l'argent et on vient bientôt saisir ses biens dans son appartement depuis longtemps inoccupé ; après tant d'années aucun héritier ne vient réclamer quelque héritage que ce soit et de toute façon pour qu'il y ait succession il faut un acte de décès, or dans le cas présent rien. . .
A-t-il seulement été roi du monde ? Finalement non, mais il aurait pu l'être s'il s'en était donné la peine ou plutôt si la nécessité s'en était fait sentir : si l'époque l'avait exigé, or ce ne fut pas le cas ; pour cela il aurait fallu que le monde soit en danger mais cela n'interviendra que dans les années 2020 quand l'Apocalypse profilera sa silhouette inquiétante. . .
Ce n'est pas par paresse si le druide Joussier a refusé la dignité qui lui avait été proposée, et avec elle la mission inhérente de sauver le monde, mais parce que cela était inutile : il l'a fait en toute sagesse et on ne peut donc rien lui reprocher.
Revenons à Balory en juillet 1939 : nous sommes là à la fourche de l'Histoire avec un grand H ; finalement Claude Joussier refusera d'aider Samuel Rosenberg et l'Histoire suivra un tout autre cours. . . un cours plus conventionnel. Alors le forgeron de Balory continuera sa vie routinière puis ce sera la guerre et l'occupation. En août 41, Claude rencontrera le guonvor et là il disparaîtra mais ça n'étonnera personne car pendant la guerre un tas de gens ont disparu sans donner de nouvelles. . .
Claude Joussier avait-il de la famille pour s'inquiéter de sa disparition ? Célibataire et sans enfants il semblerait que la réponse soit non mais le druide avait au moins un frère de dix ans son cadet. Florentin Joussier, car c'est son nom, avait quitté la ferme familiale, que les Joussier avaient près du sommet du Mont Preneley, pour se placer comme ouvrier agricole dans le village de Rully en Saône-et-Loire. Il avait 20 ans quand il fut embauché comme vigneron au château de Rully. Le comte de Montessus, hobereau arrogant, traitait avec raideur le pauvre Florentin ; un jour il avait apostrophé le frère du druide de cette manière : " Joussier, vous êtes un imbécile.
_ Comme Monsieur voudra. . . ", aurait répondu l'ouvrier agricole.
Florentin fonda une famille et eut deux enfants : un fils qui mourut à la guerre de 14/18 et une fille que l'on prénomma Alix. Alix se maria mais perdit à la guerre son mari en même temps que son frère. Elle était veuve de guerre depuis peu quand elle accoucha en 1917 d'une fille qui eut pour prénom Irène. Florentin mourut après la guerre à un âge relativement avancé alors que son frère Claude, pourtant plus âgé que lui, semblait jouir d'une éternelle jeunesse ce qui le coupa du reste de sa famille rullotine car comment justifier l'inconcevable ?
Quand elle eut 18 ans, Irène, qui était une jeune fille pleine de curiosité, entendit parler de ce grand-oncle légendaire qu'on avait jamais vu, semblait inaccessible et habitait le Morvan où il était forgeron. Par un beau matin d'été elle tenta l'aventure, enfourcha sa bicyclette et décida de se rendre à Balory mais elle avait mal évalué la distance qui séparait Rully de Balory et elle n'arriva qu'assez tard dans l'après-midi au village. Comme elle savait que son grand-oncle était forgeron elle n'eut aucun mal à le trouver et entra hardiment dans l'antre du druide. Claude Joussier qui était à son ouvrage perçu la présence de la jeune fille, leva la tête, interrompit son travail et s'enquit : " Y'a quelque chose que je peux faire pour vous, Mademoiselle ?
_ Pourriez-vous m'indiquez où se trouve votre patron ?
_ Mon patron ? Mais je suis mon propre patron, jeune fille. ". Irène était au comble de la surprise : ce bel homme costaud qui paraissait n'avoir guère plus que 40 ans serait. . . le frère de son grand-père. . . Elle reprit : " Seriez-vous Claude Joussier le frère de mon grand-père Florentin Joussier ?
_ Comme tu le vois, ma petite Irène, car tu t'appelles bien Irène, n'est-ce pas ? ". La jeune rullotine allait de surprise en surprise, elle était très impressionnée par ce personnage imposant dont on disait qu'il était sorcier. Le druide regarda droit dans les yeux sa petite-nièce et lui fit cette déclaration qui avait bien de quoi bouleverser une jeune fille qui avait passé une partie de son enfance dans un pensionnat : " Ma petite Irène, tu auras un fils en 1955 et ce fils. . . ". Il n'en dit pas plus et s'inquiéta d'un détail plus terre à terre : " Il est tard, comment t'es venu ?
_ En vélo.
_ Tu peux pas retourner comme ça à Rully en vélo, je vais me débrouiller pour te faire rapatrier en voiture : ça tombe bien mon voisin doit se rendre à Chalon-sur-Saône ce soir. Comme ça on évitera de faire du souci à ta pauvre mère. . . ".
Nous sommes en 2023, voici venir le temps des magiciens, ceux qui pratiquent la magie blanche à visées positives bien entendu, ne disait-on pas que les druides étaient des magiciens blancs ? Si Claude Joussier vit encore en 2023, du moins son avatar ou quelque chose qui y ressemble, on pourrait dire qu'il est le magicien suprême et que la magie qu'il pratique consiste à stimuler tout les autres magiciens du monde entier dans quelque domaine que ce soit : physique, chimie, médecine, science de l'environnement, biologie, en un mot toutes ces disciplines qui se sont radicalement converties à un nouveau modèle de science qui inclut la force de l'Esprit. Il était temps car en 2020 l'Apocalypse avait débuté et la fin de l'humanité était proche, mais l'avatar du forgeron de Balory, grâce au Symbole que lui avait octroyé le Guonvor sur le Mont Preneley en août 41, se révéla au monde pour le sauver et c'est ainsi qu'il en devint le roi.
Où se trouvait le druide Joussier, en ce matin du 1er août 2010 au Parc Gerland à Lyon, quand il força cette chétive créature à accomplir cette mission qui excédait ses pauvres forces ? Dans l'invisible, dans le Uindobitu ? Peu importe le nom de ce séjour d'où il harcela sans cesse, pendant 11 ans, ce malheureux afin qu'il accepte sa destiné. . .
" Ma petite Irène, tu auras un fils en 1955 et ce fils. . . ". Comment Claude Joussier aurait-il pu finir sa phrase alors que sa petite-nièce se trouvait en sa présence dans sa forge en août 1935 ? Nul ne le sait. . . pour l'instant. . . mais plus tard ?
Grâce à l'obligeance d'un voisin, du forgeron de Balory, qui devait se rendre à Chalon-sur-Saône le soir même, Irène put rentrer à temps à Rully pour le souper. Enfin pas tout à fait à temps car sa mère la vitupéra pour son retard : " Où donc t'es encore allé te fourrer ? Orrh. . . ! Maintenant faut que je réchauffe la soupe, et après il faudra encore que je te fasse des matafans, te plains pas y'a qu'ça à manger : les clients se sont pas bousculés au bureau de tabac aujourdhui ! Quelle sale affaire, j'aurais mieux fait de rester au château.
_ Tu t'es tout le temps plainte que la Montessus te prenait de haut. . .
_ Ces gens là, toute cette noblaille, faudrait qu'ils soient punis pour leur orgueil. . . Et puis dis donc où t'as passé la journée, hein ?! Ne'm dis pas que t'es encore allé traîner avec ce bon à rien de Schenal ! C'est pas un garçon pour toi : si tu te mets avec lui t'auras que du malheur ! Et en plus il piccole. . .
_ Maman ça suffit ! J'en ai marre de tes jérémiades !
_ Oh, ma fille ! Faut pas avoir ce ton de mijaurée avec moi ! On s'est saigné aux quatre veines, ton grand-père et moi, pour t'envoyer chez les soeurs à Saint-Jean-des-Vignes mais faut pas qu't'oublies d'où tu viens. . .
_ Oh ça va ! Je suis allé voir le frère de grand-père si tu veux tout savoir.
_ Quoi !? Ce sorcier ! La honte de la famille ! Mais qu'est-ce qui a bien pu te passer par la têête, petite malheureuse. . .
_ Il m'a pas jeté de sort, j'ai tout de suite vu que c'était quelqu'un de gentil et c'est un très bel homme.
_ Pfeu ! C'est un vieillard tout ratatiné ! Il est de 39 : tu te rends compte de ce que tu dis. . . Est-ce qu'on est encore un bel homme quand on est un quasi centenaire ?!
_ Allons donc ! Pour moi il m'est apparu comme faisant à peine quarante ans. . . " Alix Simplot marqua un grand temps de surprise et elle manqua de laisser brûler le matafan qu'elle avait mis à cuire dans la casse, mais elle se reprit : " Ben vrrai ! C'est donc ben un sorcier. . . c'est donc ben vrrai c'qu'on dit dans la famille : il a d'énorme pouvoir et il peut aussi voir l'avenir. . .
_ Il m'a dit qu'en 1955 j'aurais un fils. ". La mère haussa les épaules et servit les matafans à sa fille.
Pendant que la mère et la fille se chamaillaient à Rully, à Balory Claude Joussier, lui aussi en train de souper, songeait à nouveau à sa rencontre avec sa petite-nièce Irène Simplot : une bien jolie fille, pensait-il et il voyait son avenir et sa vie familiale où elle ne serait pas heureuse dans cette grande ville infecte loin de la riante campagne bourguignonne et des vignes de son enfance. . . Il voyait surtout son fils. . .
En juillet 1939, il a rencontré Samuel Rosenberg qui lui a parlé de son projet insensé de tuer Hitler et lui a dit qu'il ne pouvait rien faire pour lui. La nuit même, Claude avait fait ce grand rêve dont il ne souvint que par bribes le lendemain matin mais dont il se rappelait au moins le début quand Rosenberg venait le voir à la forge et où finalement il se mettait d'accord pour comploter contre le führer.
Nous sommmes en août 1941, la France est occupée et Claude continue à forger dans son atelier à Balory. Quelqu'un fait irruption dans la forge en proie à une grande colère : c'est Charles Broussard qui tient la ferme près du sommet du Mont Preneley. Claude Joussier est aussi le maire de Balory, c'est à lui que l'on s'adresse de préférence quand quelque chose ne va pas sur la commune même s'il n'y peut rien et que l'affaire relève de la justice. Broussard crie : " Mes chevaux ! mes chevaux ! quelqu'un a coupé les oreilles de mes chevaux ! Si je tenais les salopards qui ont fait ça !!!
_Oh, oh ! du calme ! Qu'est-ce qui s'est passé ?! Calme toi et raconte moi sans t'énerver ; c'est pas ma faute à moi si on a mutilé tes chevaux. . .
_ Je met mes chevaux dans un pré derrière ma ferme. . .
_ Oui, je le connais ce pré : il est quasiment au sommet de la montagne. . .
_ Oui, et c'est justement en venant du bois qu'ils sont venus cette nuit et qu'ils ont coupé au moins une oreille à chacun de mes chevaux.
_ Qui aurait pu faire ça ?
_ Mais je sais pas !!!
_ C'est une affaire qui est du ressort de la gendarmerie : tu les as prévenu ?
_ J'allais le faire mais j'ai voulu te prévenir en premier. . .
_ Tu semble dire qu'ils étaient plusieurs, pourquoi ?
_ Je vois mal quelqu'un tout seul faire ce genre de carnage. . .
_ Et tu n'as rien entendu : les chevaux n'ont pas henni ? Tes chiens n'ont pas aboyé ?
_ Non . . .
_ Bien entendu, comme toujours. . . moi je trouve ça bizarre. . .
_ Je ne te raconte pas des gognandises. . .
_ Je n'ai rien dit de tel. Je trouve que les mafaiteurs se sont montrés particulièrement habiles puisque personne n'a rien entendu. Qu'attends-tu de moi, Broussard ?
_ Je sais que cette ferme appartenait à ta famille au siècle dernier.
_ Oui en effet, mon père l'a vendu au tien quand il s'est établi comme forgeron au village : il ne voulait plus être paysan. Quel rapport avec notre affaire ?
_ . . .
_ Tu n'en sais rien, tu t'es dit : c'était la ferme aux Joussier alors Joussier doit y être pour quelque chose, n'est-ce pas ? Vous êtes tous les mêmes vous autres : il vous faut un responsable à tout prix alors vous faites flèche de tout bois pour le trouver, hein ? C'est comme ton Pétain : pour lui si la France a perdu la guerre c'est la faute aux juifs, aux franc-maçons et aux communistes. . .
_ Dis donc, Joussier, je ne suis pas venu ici pour faire de la politique ! Et pourquoi tu dis mon Pétain ? Je ne suis pas pétainiste !
_ Mais je ne t'ai rien demandé, Broussard ! j'y peux rien si tes chevaux ont été bousillés, moi ! Tu viens me faire chier pendant que je travaille alors que c'est aux gendarmes que tu dois t'adresser ! ". La discussion tourne au vinaigre et tout ça pourrait mal finir mais c'est sans connaître Claude qui a une sagesse millénaire de druide ; il trouve le moyen de désamorcer le conflit : " Bon, écoute, Broussard, on va pas se fâcher. . . puisque c'est ça je vais aller à ta ferme et inspecter les alentours, bon je vais y aller maintenant. . . ". Donc pendant que Broussard descend à Luzy prévenir les gendarmes, Claude monte au pré du paysan mal embouché.
En sortant de la forge, il emprunte un sentier qui s'ouvre juste entre sa maison et son atelier, le sentier rejoint un chemin forestier qui fait le tour du mont puis presque au sommet, il coupe à travers le sous-bois pour atteindre le fameux pré : en passant par ce raccourcis il ne lui faut qu'une demi-heure pour arriver à destination. Là, il passe sous les barbelés et se met en devoir d'examiner un à un la demi-douzaine de chevaux qui pâturent : oui, les mouches infestent déjà les vilaines plaies qui font manifestement souffrir les pauvres bêtes. Puis, il passe par dessus le portail et prend le chemin d'exploitation qui mène à la ferme 100 m plus loin. Fanny Broussard est dans la cour en train de jeter du grain à ses poules, elle le salue puis dit : " Encore un coup des romanos, y'a qu'eux pour faire ça. . .
_ Les Bohémiens ? On ne m'a pourtant signalé aucun campement de nomades sur la commune. . .
_ Oh, mais il vienne de loin, y'a pas besoin qu'ils soient ici tout proches. . .
_ Dis donc, la Fanny, tu crois pas que t'exagères un peu ? Qu'ils fauchent quelques poules par-ci, par-là et de temps en temps, d'accord ; mais il y a un monde entre faire ça et couper les oreilles des chevaux, tu crois pas ? Eux aussi ils ont des chevaux et ils en prennent grand soin. . . Pourquoi, ils feraient ça ?
_ Est-ce que je sais de belle, moi ? Par vengeance, pour faire le mal, parce qu'ils sont mauvais . . .
_ Ma pauvre Fanny ! T'es donc aussi bête que ton rustre de mari avec qui j'ai failli me foutre sur la gueule, y'a une demi-heure ! Tu sais ce qu'ils sont en train de leur faire, les nazis, aux romanos, comme tu dis, mais aussi aux Juifs ? Ils sont en train de les mettre dans des camps de concentrations pour les faire mourir jusqu'au dernier ! Vous ne le savez pas ça, hein ?! C'est pas en écoutant la propagande de Vichy que vous risquez de le savoir, ça c'est sûr !!! Oh, puis j'en ai ma claque de vos histoires de chevaux mutilés, démerdez-vous avec la gendarmerie ! Je suis venu ici pour voir ce que je pouvais faire, dans un geste de conciliation, mais je me demande si des gens comme vous méritent que l'on s'occupe d'eux. ". Claude plante là la paysanne atterrée et refait le chemin inverse. Après avoir à nouveau franchi la clôture du pré, le voilà dans le sous-bois. Tout en cheminant, passablement irrité, Claude se remémore son grand rêve de juillet 39 qu'il avait fait dans la nuit qui avait suivie la visite de Samuel Rosenberg : là aussi il était question de chevaux mutilés et un nom lui vient à l'esprit : Guillemin. . . Qui était ce Guillemin ? Peu importe, tout ce qu'il sait c'est qu'il se trouvait à l'endroit précis où il se trouve présentement. Ce n'est qu'un fragment de rêve qui lui revient. . . Il voit Guillemin humer l'air comme si il sentait une odeur particulièrement infecte, puis. . . Claude ne voit pas avec une grande clarté la scène qui suit. . . Par jeu, lui aussi se met à renifler, on ne sais jamais, se dit-il, voyons voir, à part l'odeur habituelle du sous-bois composée de celle des champignons mélangée aux parfum des fleurs et de la végétation, il n'y a rien d'autre. . . Sauf qu'il parvient à détecter un fumet caractéristique : il doit il y avoir un satyre puant dans les parages, se dit-il, à moins que ce ne soit. . . une charogne. Il se dirige vers l'endroit d'où provient l'odeur qui s'intensifie au fur et à mesure qu'il s'en approche : c'est un tas de branche morte ; une impression de déjà-vu lui saute à l'esprit et il a la chair de poule. . . une angoisse incoercible le saisit. Va-t-il soulever ce branchage ? Une petite voix lui dit de s'enfuir à toute jambe du lieu mais la curiosité est trop forte. . . Il retire les branches et le corps d'un homme apparaît : l'oeuvre de décomposition n'a pas encore défiguré le visage de ce cadavre vêtu d'une veste brune en velours et portant une casquette de. . . garde-chasse. Claude est à la fois bouleversé mais finalement soulagé par sa découverte : il s'attendait à voir pire, bien pire ; l'innommable. . . quelque chose lui disait qu'il ne pouvait pas en être autrement et ce quelque chose est en rapport avec ce rêve, se dit-il.
Claude se demande si les gendarmes sont déjà là à la ferme des Broussard. Il est encore un peu tôt et il se voit mal en train de patienter à la ferme avec la Fanny surtout après l'avoir engueulé de cette manière. . . ça c'est tout moi, se dit-il, j'ai une sale affaire sur les bras et tout ce qui m'inquiète c'est des problèmes interpersonnels ; envolée la sagesse druidique !
Tout à sa réflexion, le forgeron n'a pas vu s'approcher deux hommes armés de fusils ; l'un des deux l'apostrophe vivement : " Qu'est-ce tu fais là toi !? T'as découvert le corps du traître ?! ". Claude sursaute vivement et se retourne ; il a à faire avec deux jeunes du village : Guillaumet et Jérôme, il ne va pas se laisser démonter par ces gamins ; il leur rétorque avec sévérité : " Et vous, qu'est-ce que vous foutez là ? C'est vous qui l'avez tué n'est-ce pas ?
_ On n'a pas eu le choix : il s'apprêtait à nous donner.
_ À qui ? Pas aux Allemands en tout les cas : vous ne ferez croire à personne que vous êtes des résistants. Je vous connais : vous n'êtes que des petites frappes qui vous livrez à toutes sortes de trafics. . . Je suis sûr que c'est vous qui avez coupé les oreilles des chevaux de Broussard.
_ C'est pour lui faire peur, pour qu'il se tienne à carreau. . .
_ Dis donc, Jérôme, faut pas rester là : Broussard a dû prévenir les pandores, on va les avoir sur le dos d'un moment à l'autre. . .
_ C'est juste, toi Joussier, remet les branches sur le macchabée et tu va venir avec nous, on verra plus tard ce qu'on fera avec toi. . . ". Claude s'exécute sous la menace et est bien obligé de suivre les jeunes criminels.
Il finit par apprendre que la victime s'appelait. . . Guillemin et était bien garde-chasse ; il les avait surpris en train de faire du marché noir avec Broussard et Guillemin avait exigé, moyennant son silence, sa part de gâteau : une empoignade avait eu lieu quelques jours auparavant au cours de laquelle Guillemin avait été tué, les deux voyous avait planqué son corps se promettant de l'enterrer ultérieurement. Ce qui les avait empêché de le faire dans l'immédiat c'était la présence de Broussard dans le bois. Craignant qu'il ne sache toute la vérité, ils l'avaient intimidé en commettant le forfait que l'on sait. Claude fait remarquer : " Vous n'êtes pas très malins : en bousillant les chevaux de Broussard vous saviez bien qu'il préviendrait les gendarmes et que ceux-ci pourraient bien découvrir le cadavre.
_ On était sur le point de l'enterrer mais tu es arrivé juste au mauvais moment, on t'a entendu engueuler la mère Broussard et on savait que tu reviendrais par le même chemin.
_ Moi si j'avais été vous, j'aurais commencé par enterrer Guillemin et coupé les oreilles des chevaux après, c'est pas très convaincant votre histoire. . . ". Les criminels ont emmené le forgeron dans une cahute assez loin du lieu du crime, au nord, dans la forêt. Les trois hommes sont assis sur des rondins et Jérôme pointe constamment son arme vers Claude pour le tenir en respect. Claude sent bien qu'ils sont désemparés et ne savent ce qu'il faut faire avec lui : vont-ils l'exécuter comme Guillemin ? Pourquoi ne l'ont-ils pas fait plutôt ? Ils ne le savent pas eux-même, pense Claude, il va falloir jouer serré si je veux sauver ma peau. . .
Il reprend la discussion : " Moi j'y crois pas à votre histoire, c'est quoi la vérité, en vrai ?
_ . . .
_ C'est pas vrai ; vous n'êtes pas des assassins, je vous connais. C'est pas vous qui avez tué Guillemin, n'est-ce pas ?
_ Oui, en effet. . .
_ Alors qui c'est qui l'a tué, c'est Broussard n'est-ce pas ?
_ Oui, nous l'avons vu faire et on ne sait pas pourquoi il l'a fait.
_ Pourquoi ne l'avoir pas dénoncé alors ? Et surtout pourquoi vous m'avez dit que c'est vous qui l'aviez fait et que vous aviez planqué le corps.
_ C'est nous en effet qui avons planqué le corps et si nous l'avons pas enterré c'était pour qu'il le soit au cimetierre : nous voulions le rendre à sa famille.
_ Louable intention, mais dans quel état ? Cela fait plusieurs jours qu'il est mort ; je comprends de moins en moins. . .
_ Guillemin était notre ami et c'est lui qui nous ravitaillait ; ça fait depuis le mois de janvier que nous vivons dans les bois, nous sommes recherchés. . .
_ Par la gendarmerie ?
_ Non, par la police allemande, tu veux pas nous croire mais nous faisons partie de la résistance : notre réseau a été grillé et nous avons dû fuir et nous cacher dans la forêt, si nous t'avons fait croire que nous avions tué Guillemin c'était pour t'intimider car ainsi tu nous aurais cru capable de te tuer à ton tour, comme ça tu nous as suivi plus facilement.
_ Vous avez une réputation de voyous. . .
_ C'est une couverture qui en vaut bien une autre. . . il vaut mieux que ce soit la police française qui nous soupçonne de faire du marché noir que la police allemande de faire de la résistance.
_ Et les chevaux c'est bien vous ?
_ Absurde ! En faisant ça nous attirions l'attention sur notre planque et c'est bien ce qui s'est produit puisque te voilà.
_ Pourquoi avoir dit que c'était vous qui l'aviez fait ?
_ Même réponse que précédemment, en te faisant croire que nous étions capables des pires abominations nous te faisions encore plus peur. Nous, nous pensons que c'est Broussard qui a mutilé ses propres chevaux.
_Pourquoi il aurait fait ça ? ". C'est à Guillaumet d'intervenir ; jusque là c'est Jérôme qui dialoguait avec Claude : " C'est en rapport avec l'assassinat de Guillemin : c'est lui qui a coupé les oreilles des chevaux ; Broussard l'a surpris et il l'a tué, c'est lui qui l'a traîné jusque dans le bois et l'a planqué sous les branches il y a 15 jours.
_ Tu dis n'importe quoi, proteste Jérôme, c'est pas du tout comme ça que ça s'est passé !
_ Oh ! oh ! Mes jeunes amis ! Faudrait vous mettre d'accord, moi je n'y comprends rien du tout : là, vous êtes en train de m'embrouiller et puis un enfant de cinq ans ne croirait aucun de vous ! Alors, c'est quoi cette histoire ? Guillemin était votre ami ? Mon oeil, oui : le macchabée, tu as dit Jérôme, tout à l'heure ; c'est comme ça qu'on traite le corps d'un ami ? En l'abandonnant aux charognards ? ". Le forgeron a dû mal à comprendre cette mythomanie manifeste. Tout les trois se sont tus et un silence pesant chargé d'anxiété s'est mis en place. Claude en profite pour réfléchir à toute vitesse et essaie de savoir ce qui a bien pu se passer.
Après la découverte du corps, que se serait-il passé sans l'intervention de ces gamins ? Se demande-t-il, il serait revenu dans le pré, l'aurait traversé et aurait attendu dans le chemin la venue des gendarmes car ils seraient obligatoirement venus voir les chevaux pour faire les constatations accompagné de Broussard. Moi je n'aurais eu qu'un simple rôle d'observateur en tant que maire, se dit-il, la Fanny aurait été là sans doute très remontée contre moi après mon engueulade. . . et Broussard aussi m'aurait regardé d'un sale oeil après notre altercation à la forge. De quoi sont capables ces gens là ? Car je les connais les Broussard, se dit-il. . . Mais tout à coup, il lui vient à l'esprit que dans son raisonnement il oublie l'essentiel : le corps trouvé dans le bois. Pourquoi cette omission alors que c'est le plus important ? Se serait-il cantonné à un simple rôle d'observateur alors que son devoir aurait été de signaler la présence d'un cadavre ? Puis il a une sorte d'éblouissement suivi d'une absence et quand il revient à lui il se retrouve à nouveau auprès du corps de ce présumé garde-chasse : mon dieu, se dit-il, j'ai eu une absence, une très courte phase de sommeil pendant laquelle j'ai rêvé de ces deux gamins résistants en herbe, un rêve sans grande cohérence comme toujours.
Claude craint pour sa raison, mais cette crainte est de courte durée car il sait que cette vision a un sens précis même si c'est abracadabrant. Mais cette signification ne lui saute pas aux yeux, pour l'instant, il a l'intuition que celle-ci pourra lui être révélée dans les très prochains événements. Puis il redescend vers le pré, le traverse et va se poster sur le chemin d'exploitation dans l'attente de gendarmes.
Au bout d'une heure, effectivement, deux gendarmes accompagnés des Broussard finissent par arriver. Comme prévu, le couple de paysan le considère d'une manière fort peu amène mais Claude ne se laisse pas impressionner et après avoir salué les gendarmes, il fait cette déclaration : " Brigadier, il n'y a pas que les chevaux, y'a bien pire, je vais vous montrer : c'est dans le bois après le pré, suivez moi tous. ". Le petit groupe se met en route et traverse le pré. Claude ferme la marche et observe les Broussard : il semblent tout deux très nerveux tout en essayant d'avoir bonne contenance. Le brigadier, intrigué, jette un coup d'oeil interrogatif vers le maire de Balory ; celui-ci, imperturbable, par un signe du menton indique la direction à prendre quand ils pénètrent dans le bois. L'officier, par un geste imperceptible, fait signe à son subordonné de se mettre à droite du couple alors que lui reste à gauche et que Claude se maintient à l'arrière.
Enfin on arrive au cadavre. Pendant que les gendarmes marquent leur surprise Claude, lui, n'a pas quitté des yeux les Broussard et leur attitude signe leur aveu : le mari transpire à grosse goutte et la femme tremble de tout ses membres si bien que les représentants de l'ordre s'en aperçoivent. Le brigadier Charvet demande abruptement : " Broussard, c'est qui ? C'est toi qui l'a tué, n'est-ce pas ? ". Le paysan, tétanisé de peur, répond par l'affirmative en un hochement de tête.
Pourquoi Broussard a tué le garde-chasse Guillemin ? Peu importe, se dit Claude, c'est pas ça le plus important : le plus important c'est tout ce qui a permis de révéler ce crime. Pendant qu'ils y étaient, les gendarmes ont réussi à élucider l'affaire de la mutilation des chevaux ; il s'avère que les coupables de ce honteux forfait sont deux jeunes du village : Guillaumet et Jérôme. . . Pourquoi ils ont fait ça ? La réponse à cette question révèle leur incommensurable bêtise. Broussard était connu à Balory comme un fervent soutien à la politique de collaboration instaurée par le gouvernement de Vichy, Guillaumet et Jérôme, qui se rêvaient comme résistants de la première heure, n'ont rien trouvé de mieux pour affirmer leur bravoure patriotique que cet atroce acte de lâcheté : la mutilation d'animaux innocents.
Le forgeron continue à battre le fer rouge et se remémore son rêve en plein jour alors qu'il se trouvait en face du cadavre de Guillemin : tout prend sens maintenant se dit-il. . .
Le brigadier Charvet fait irruption dans la forge, il salue brièvement en portant la main à son képi et entre dans le vif du sujet sans ambage : " Monsieur Joussier, il paraît que vous êtes né le 2 mars 1939 ?
_ Oui, en effet.
_ Comment voulez-vous qu'on vous croit ? Notre enquête à propos du meurtre de Guillemin nous a amené à fouiller méthodiquement l'état civil de Balory et c'est comme ça que nous avons pris connaissance de votre date de naissance. Cela sent l'usurpation d'identité à plein nez ; on ne va pas vous arrêter immédiatement pour ça mais une enquête va être ordonnée et vous serez convoqué à la gendarmerie de Luzy. Qu'avez-vous à répondre à cette accusation ?
_ Que je suis bien né le 2 mars 1939, c'est la vérité vraie : je n'ai à vous opposer qu'une réputation d'honnêteté et ma bonne foi. De plus mon curriculum vitae est tout ce qu'il y a de plus transparent et vérifiable.
_ C'est ce que nous verrons. . . ". Le gendarme s'en va en saluant brièvement.
Le druide Joussier est au pied du mur et il sait bien que tout druide à un moment donné ou un autre de sa vie est amené à disparaître pour éviter toutes suspicions. . .
Donc il ne me reste plus qu'à disparaître, se dit-il, mais où aller ? Le soir même de ce 30 août 1941, Claude Joussier rassemble quelques affaires dans un sac de voyage, ferme la porte de sa maison à clé, s'en va en prenant la direction du sommet du Mont Preneley. À Balory on ne le reverra plus jamais.
Qu'est-il devenu ? Aucun Balorien ne le sait, même si la légende a couru, après sa disparition, qu'il aurait rencontré le Guonvor sur le sommet du Mont Preneley et que c'est à cause de ça qu'il a disparu.
Ce n'est pas parce que le reste du monde est dans l'ignorance de ce qu'il est advenu juste après avoir été démarché par un gendarme ce 30 août 41 (si tant est que qui que ce soit se souciait de Claude Joussier en ce temps là) que l'histoire s'arrête là. Alors voilà ce qui c'est passé : Claude se trouve maintenant au sommet de la haute colline et il fait déjà nuit et là il attend. Non le Guonvor ne viendra pas car ça c'est de la légende et en fait il n'existe pas. Il n'existe que dans les rêves et dans la mythologie, ce rêve de chaque société humaine.
Claude, de part son expérience récente, sait que ce lieu est favorable aux visions d'avenir et il espère qu'une de celle-ci se manifestera à lui pour lui donner la direction où aller maintenant qu'il a amorcé cet exil volontaire. Rien ne vient, mais il se remémore son grand rêve de juillet 39. Ah oui, il avait rencontré le Guonvor et il se souvient maintenant de cet épisode avec précision quand le monstre avait imprimé un certain symbole dans la pierre du menhir du Luc. Il se dirige vers la pierre levèe qui n'est qu'à 500 m de là. Heureusement c'est la pleine lune et c'est comme si on y voyait en plein jour. Claude caresse la roche du monolithe à l'endroit précis où, dans son rêve, s'était révélé le Symbole. Et, par on ne sait quelle magie, cette marque se précise dans son esprit : il sort un carnet de commande de sa veste et un bout de crayon et, éclairé par un rayon de lune, dessine le Symbole. Celui-ci se manifeste dans ce bas-monde pour la première fois de l'Histoire humaine.
Je ne sais toujours pas où aller, se dit-il, le désarroi le gagne mais il sait qu'il lui faut revenir au grand rêve car il sait intuitivement que là se trouve la solution. Dans ce grand rêve, un autre rêve : un rêve gigogne en quelque sorte ; le rêve de Samuel Rosenberg. Dans ce rêve gigogne, il y avait un certain personnage qui était son alter ego : un certain Lionel Gagnaire forgeron à Balory, mais un autre Balory dans un pays onirique de hautes collines ; les Hautes Gâtines. Tout ces noms lui reviennent en mémoire avec une facilité étonnante.
Je pourrais peut-être changer d'identité, se dit-il, mais ça pose un problème éthique et ça me mettrait en délicatesse vis-à-vis de la loi. . . Il ne s'agit pas de voler l'identité de quelqu'un en lui fauchant ses papiers d'identité, par exemple, après tout des Lionel Gagnaire il doit il y en avoir des dizaines, alors un de plus ou de moins quelle importance. Que dit l'éthique druidique ? S'interroge-t-il, ne faire de mal à quiconque, je peux le faire à condition de ne nuire à personne ; mais reste le mensonge car changer de nom et de prénom c'est mentir sur sa véritable identité. . . cependant, je sais que certains druides changent de nom, à l'instar des moines et des moniales, donc ceci devient licite à condition que ça ait un caractère d'officialité et de transparence ; alors que si je change d'identité c'est pour entrer dans la clandestinité et là ça devient plus scabreux. . . Mais pourquoi se tourmenter autant ? Je sais que la résistance à l'occupant est en train de s'organiser, se dit-il, et que des résistants sont contraints de changer d'identité : c'est un question de vie ou de mort non seulement pour eux mais aussi pour leur réseau. C'est décidé il s'appellera désormais Lionel Gagnaire.
Donc Claude se fait faire de nouveaux papiers au nom de Lionel Gagnaire mais ce faisant il est amené à entrer dans la résistance. Et, comme couverture, il trouve un emploi de forgeron à Chagny dans la Saône-et-Loire près de Rully.
À la fin de 1943, il se fait capturer par la Gestapo ; il est torturé mais son entraînement de druide lui permet de ne pas parler. Il est déporté à Auschwitz et là il y rencontre un autre déporté du nom de. . . Samuel Rosenberg.
Quand Claude alias Lionel entre à nouveau en contact avec Samuel celui-ci est en très mauvais point et il semble qu'il ne lui reste que très peu de temps à vivre, il fait part de sa détresse à Lionel : " Claude. . .
_ Non, maintenant je suis Lionel Gagnaire. . .
_ Bon, d'accord, Lionel, je vais bientôt mourir. . .
_ Te souviens-tu de la prophétie que je t'ai faite quand tu es venu à Balory en juillet 39 ? Je t'ai prédit que tu seras le président d'un tout nouvel état qui s'appellera Israël ; et ça se réalisera. Il n'est donc pas question de mourir, pour toi.
_ Je sens mes forces me quitter. . .
_ Shema Israël, écoute Israël, écoute Samuel, écoute cette prière druidique car pour que le monde soit sauvé tu dois vivre. . . ". Le désormais Lionel récite une longue incantation dans la langue sacrée des Celtes et le miracle se produit : Samuel Rosenberg reprend des forces ; dans 16 mois il sera libéré et il deviendra effectivement le premier chef de l'état d'Israël.
Quand à Lionel Gagnaire que lui arrive-t-il ? Il faut bien mettre le point final à une histoire et Claude Joussier alias Lionel Gagnaire meurt à Auschwitz.
Et que devient le Symbole ? Il est resté tel que Claude l'avait griffonné à la hâte, au clair de lune, dans ce carnet le 30 août 41 sur le Mont Preneley. Quand Claude alias Lionel a été capturé, la Gestapo a saisi tout ses papiers y compris ce fameux carnet. Les nazis y ont jeté un coup d'oeil et comme ils n'y ont rien vu d'intéressant, du moins pour eux, le carnet a été détruit avec le reste. . . Donc exit le Symbole : à part Claude qui le connaissait sur terre ? Personne.
Et puis tout le monde oubliera Claude Joussier y compris ce qui lui restait de famille et y compris, aussi, Irène Simplot, sa petite-nièce qui lui avait pourtant rendu visite dans sa forge. Ce qu'il lui avait prédit se réalisera et Irène aura un fils en 1955. Plus tard en 2006 ce fils redécouvrira le Symbole mais ne s'occupera de tenter de le diffuser qu'en 2010.
Est-ce que ce sera son arrière grand-oncle _ à partir du Uindobitu, le monde blanc, autrement dit l'Invisible _ qui lui inspirera le Symbole? Nul ne le saura pas, même pas le principal intéressé : l'arrière petit-neveu de ce druide pour le moins imaginaire autrement dit mythologique. . .
Cependant il reste une question : entre septembre 41 et novembre 43, Claude Joussier alias Lionel Gagnaire aura habité plus de deux ans la petite ville de Chagny, or c'est dans cette même localité que Irène simplot se mariera et aura une petite fille. Le grand-oncle et la petite-nièce ne pouvait faire autrement que de se croiser et Irène aurait reconnu Claude, quand bien même elle ne l'aurait vu qu'une fois et encore très brièvement à Balory, car la stature, tant morale que physique, du druide ne pouvait s'oublier. . .
Claude n'a rien fait pour dissimuler son apparence physique et ce qui devait arriver s'est effectivement produit peu avant l'arrestation de Lionel Gagnaire. Irène marchait dans la grande rue de Chagny, tout à coup elle reconnut son grand-oncle : " Oncle Claude, vous me reconnaissez ? Je suis Irène votre petite-nièce ; nous nous sommes vu à Balory il y a huit ans.
_ Bien sûr, que je te reconnais, ma petite Irène. Je vis à Chagny, maintenant, et toi aussi car ça je le sais depuis un bout de temps. . . ". Une traction noire de la Gestapo s'est arrêtée à leur hauteur et deux hommes en imperméable en ont surgi et se sont adressés rudement au résistant : " Lionel Gagnaire ? C'est bien toi ?
_ Oui, Messieurs, je suis à vous. Ma petite Irène, tu m'excuseras mais ces messieurs bien polis me demandent, au revoir ma chérie. . . ". Les deux gestapistes se sont saisis du druide et l'ont engouffré dans l'automobile, on ne le reverra plus jamais. Irène se retrouva pantoise et bouleversée par cette scène, elle rentra chez elle s'occuper de sa famille et finit par oublier toute cette histoire ou du moins n'en parla jamais, de même qu'elle ne parla jamais de ce grand-oncle à son mari et à ses enfants et ces derniers n'ont jamais soupçonné avoir eu un arrière grand-oncle druide, ou plutôt sorcier selon la terminologie paysanne de ce coin du monde constitué par la Saône-et-Loire, aucun d'eux. . . sauf peut-être. . . ce fils dont la naissance avait été prédite par ce grand-oncle à sa petite-nièce. . .
Retour a Auschwitz, janvier 1944, Lionel Gagnaire est en train de mourir sur un de ces grabats collectifs d'un baraquement ouvert à tout les courants d'air et même à la neige. Cette fois je meurs, se dit-il, et c'est pas une incantation qui me sauvera.
Claude Joussier alias Lionel Gagnaire est bien mort officiellement le 30 janvier 1944. Mais en est-on si sûr ? Car les kapos des baraquements ne tenaient pas de registre de décès et les innombrables décès qui ont eu lieu dans ce camps d'exterminations n'ont jamais été officialisés, les entrées certainement, mais qu'en est-il des sorties d'une manière où d'une autre ? Un compagnon de captivité, un seul, pourra témoigner de cette mort, mais était-ce un témoignage bien fiable ? Toujours est-il que les membres du réseau de résistance auquel appartenait Lionel Gagnaire le porteront bel et bien pour mort et feront graver son nom au monument aux morts de Chagny. Fin de l'histoire, alors ? Sauf que. . .
Revenons au 30 janvier 1944, Je meurs, se dit Claude, si au moins je me souvenais de cette courte incantation. . . c'est sa dernière pensée puis il sombre dans le coma. Le kapo passe dans les rangs de châlits accompagné d'homme de corvée, il voit Claude inanimé et maugrée : " Celui-là, il est crevé, emmenez le. " . On emmène le corps apparemment sans vie du résistant puis il est jeté sur un tas de cadavres qui attendent leur passage dans le four crématoire.
" Esmi Lugos, deuos Sonni etic esmi louxnos uîrionas pê milet nertons temesrôn, je suis Lug, le dieu du soleil et je suis aussi la lumière de vérité qui détruit les forces des ténèbres. " Le druide plongé dans son profond coma entrevoit la figure solaire du dieu Lug qui l'inonde d'une lumière intense et bienfaisante et il entend surtout l'incantation de vie qu'il essayait vainement de se rappeler avant de sombrer dans l'inconscience : il revient à la vie et reprend conscience. . .
La première chose qu'il ressent c'est ce froid mordant et la deuxième dont il prend conscience, c'est d'être sur un tas de cadavres raidis. Mais comme il a récupéré toute sa vitalité il s'ébroue et se relève vivement, il fait nuit, il faut que je sorte d'ici, se dit-il, la nuit la surveillance est relâchée et il y arrive quelquefois, rarement, qu'il y ait des négligences. . . Claude remarque qu'un portail dans la cloture de fil barbelé est ouvert, il le franchit et parvient ainsi à s'échapper du camp de la mort. La providence druidique est à l'oeuvre et continue : dehors, Claude dans son pyjama rayé pourrait bien se faire reprendre mais en courant à travers les champs il arrive à une petite maison de paysan, il frappe à la porte et une vielle femme, qui sera sa bienfaitrice jusqu'à la libération, lui ouvre . Claude est sauvé contre toute attente.
À la libération de la Pologne par les Soviétiques (si on peut appeler ça une libération. . . ), le déporté reprend son ancienne identité de Claude Joussier, reste en Pologne et s'installe à Cracovie. En tant que rescapé des camps de la morts, il n'a évidemment plus aucun papier et ainsi n'aura-t-il plus jamais l'obligation de justifier son identité.
Nous sommes en août 1945, Claude essaie de refaire sa vie dans ce pays étranger : Il apprend très vite la langue et trouve un emploi de forgeron. Il trouve à se loger dans un taudi parmis les ruines de la ville.
Une nuit sans sommeil, dans sa misérable chambre, Claude se remémore son grand rêve ; celui qu'il avait fait la nuit après avoir rencontré pour la première fois Samuel Rosenberg à Balory en juillet 39, il se souvient notamment qu'il était question d'un certain voyage qu'aurait fait Samuel accompagné par un certain Père Jean dans cette même ville de Cracovie et qu'ils y auraient rencontré un certain Carol Wojtyla, jeune séminariste. Tiens, se dit-il, je pourrais peut-être me renseigner pour savoir si ce Carol Wojtyla existe vraiment, puis il s'endort.
Le lendemain, profitant d'un jour de congé, il se rend au séminaire. Là, il demande si parmis les séminaristes ne se trouve pas un dénommé Carol Wojtyla. Il apprend qu'il a bien fait ses études ici, qu'il a été ordonné prêtre et officie dans une paroisse de Cracovie dont on lui donne le nom. Ah, se dit-il, donc mon bonhomme existe bel et bien mais ça me fait une belle jambe car que faire maintenant ? Je ne vais tout de même pas allez le voir et lui dire : " Mon Père, je viens vous voir car j'ai entendu parler de vous dans un de mes rêves. ", il va me prendre pour un cinglé. . . Il a une réminiscence : Père Jean, abbé du monastère franciscain de Soleure en Suisse.
Le jeune prêtre est intrigué mais surtout impressionné par ce français au charisme certain qui a demandé à le voir. Claude n'expose pas immédiatement l'objet de sa visite mais raconte son histoire de déporté et de résistant afin de mettre en confiance son interlocuteur pour qu'il ne le prenne pas trop pour un huluberlu. Puis il finit par lui demander : " Connaissez-vous le supérieur du monastère franciscain de Soleure : le Père Jean ?
_ Oui, en effet, Je l'ai rencontré pendant la guerre accompagné par un allemand du nom de Samuel Rosenberg. ". Claude est à la fois surpris et soulagé, ce jeune curé ne le prend pas pour un fou ! Il poursuit : " Vous a-t-il entretenu à propos du druidisme ? ". Le jeune homme est très surpris par cette question à laquelle il répond par une autre : " Êtes-vous vous même druide ?
_ Oui, en effet, comment avez-vous deviné ?
_ Pour un déporté libéré de fraîche date vous semblez resplendissant de santé, quel âge avez-vous ?
_ Je suis né en 1839, à Balory dans la Nièvre, en France.
_ Cela vous fait 106 ans : avouez qu'il est difficile de vous croire, car bien sûr vous n'avez aucune preuve pour justifier vos dires. . .
_ Cependant vous ne doutez pas que je suis druide puisque vous venez de me poser la question pour savoir si je l'étais.
_ Comment auriez vous su pour le Père Jean ? Personne en Pologne ne sait que j'ai rencontré un certain Père Jean, moine franciscain suisse.
_ Sauf peut-être le rabbin Kuschner. ". Ce nom a surgit à l'esprit de Claude, encore une rélminiscence de mon rêve, se dit-il. De plus en plus surpris Carol répond : " Mais oui, c'est ça : Rabbi Kuschner partage ce secret avec moi, oui, voilà une forte présomption qui pourrait me faire croire que vous êtes bien druide.
_ Le mieux, mon Père, serait que je vous raconte toute mon histoire comme ça vous pourrez en tirer des conclusions. . .
_ Pas de mon Père entre nous sinon je vous appelle mon fils et ça en deviendra ridicule. . . ". Donc Claude raconte toute son histoire de ces dernières années, mais c'est une histoire bien courte car de quoi peut-il bien se prévaloir ? La découverte du corps d'une victime d'assassinat ? Ou de la rencontre, à deux reprise, de sa petite-nièce ? Bien peu de chose en vérité. Alors, il comprend que le fait le plus marquant de ces six dernières années écoulées est sa rencontre avec Samuel Rosenberg que Carol connait aussi. Alors, Claude raconte aussi son grand rêve sans omettre le rêve gigogne de Samuel Rosenberg. Carol Wojtyla a écouté attentivement tout ce compte-rendu et à la fin il fait cette révélation : " Ah, mais le rêve de Samuel je le connais déjà puisqu'il me l'a raconté quand il est venu ici à Cracovie.
_ Cependant comment aurait-il pu le faire, puisque ce rêve était inclus dans le mien ; un rêve gigogne en quelque sorte ? De plus, il ne m'a rien dit à ce sujet quand nous nous sommes rencontré pour la deuxième fois à Auschwitz, mais il est vrai qu'il était à l'agonie à ce moment là et après avoir guéri miraculeusement nous avons été séparés, ce qui fait que nous n'avons pas pu avoir une grande conversation. . .
_ Il m'a aussi précisé que ce rêve il l'avait fait alors qu'il était en voyage en France, tout juste avant la guerre, dans un endroit que l'on appelle. . . je crois. . . le Morfan. . . ?
_ Le Morvan, pays de la Bourgogne, où se situe Balory mon village. . . ". Quelqu'un a frappé à la porte de la sacristie, le jeune prêtre va ouvrir et revient accompagné par ce nouveau visiteur : " Je vous présente Rabbi Kuschner. . . ". Claude a la surprise de découvrir un rabbin ashkénaze typique vêtu du caftan traditionnel et coiffé du schtreimel, c'est une très vieil homme au visage pétri de sagesse et de bienveillance. Carol achève les présentation : " Et voici le druide Joussier qui nous vient de France, rescapé d'Auschwitz.
_ Avant, la France s'appelait la Gaule que peuplaient les Celtes qui habitaient aussi la Bohême d'où est originaire ma famille et je suis persuadé de descendre du peuple celtique des Boïens ; mes ancêtres se sont convertis au Judaïsme au Moyen-Âge mais je ne nie pas ma fibre celtique et je suis très honoré de faire la connaissance d'un druide.
_ Et moi de rencontrer un kabbaliste émérite de votre rang, Rabbi.
_ Comment savez-vous que je suis kabbaliste ?
_ Je le sais, c'est tout, j'ai déjà entendu parler de vous. . . en rêve. . .
_ Claude connaissait le rêve de Samuel avant que nous nous rencontrions : le rêve gigogne de Samuel était inclus dans celui de Claude, intervient Carol.
_ Tout est rêve et nous même faisons partie du rêve de l'Eternel, dans ce cas quoi d'étonnant à ce que nos rêves individuels finissent par interpénétrer ceux de nos prochains, fait remarquer le rabbin.
_ Où est Samuel ? S'enquiert Claude.
_ En Palestine répond, Rabbi Kuschner, peut-être pourriez-vous le rejoindre ?
_ Pourquoi irais-je en Palestine ?
_ Avez-vous quelque chose d'intéressant à faire en Pologne ?
_ Pourquoi devrais-je avoir à faire quelque chose de spécial en Pologne ? Je ne peux pas rentrer en France car il semble difficile de sortir de Pologne et en France on me prendra pour un usurpateur d'identité : ça devient trop compliqué. Et puis pourquoi pas la Pologne pour se contenter de vivre ? Quand je vivais dans ma patrie, je ne me posais pas la question de ce que je devais faire : je vivais c'est tout. Vous deux, de la même manière, ne vous posez-vous pas la question : pourquoi vivre dans ce pays ?
_ Parce que nous sommes chez-nous et quand on est chez-soi il est tout naturel d'y vivre, mais vous, Claude, vous êtes un exilé et si vous avez traversé indemne l'épreuve de la déportation, c'est que cela doit bien avoir un sens car l'Eternel n'allume pas la lampe pour la mettre sous le boisseau. Allez en Palestine car tout est à faire là-bas alors qu'il n'y a rien à faire en Pologne surtout sous le joug soviétique.
_ Pourquoi n'y allez-vous pas vous-même, Rabbi ?
_ Parce que je suis trop vieux pour émigrer : l'an prochain à Jérusalem, c'est bon quand on a toute la vie devant soi. . .
_ Savez vous bien l'âge que j'ai, Rabbi et vous Carol ? Au mois de mars prochain, j'aurai 107 ans. ". Le rabbin considère le druide avec un étonnement respectueux. Claude reprend : " Je comprends que vous ne croyez pas. . .
_ Oh si, Claude, moi je vous crois, répond le rabbin, raison de plus pour affirmer que l'Eternel vous a missionné et que vous devez aller en Palestine rejoindre Samuel. ". Puis Claude se tourne vers le jeune prêtre et lui prédit : " Carol Wojtyla, en 1978 vous deviendrez pape.
_ Ainsi soit-il, souligne Rabbi Kuschner, Carol, durant ces longues années de persécution vous nous avez caché, beaucoup de membres de ma communauté et moi, vous faites partie des Justes aussi l'Eternel vous récompensera de cette manière car cela sera juste et nécessaire. . . ".
À Jérusalem, Claude Joussier rencontre pour la troisième fois Samuel Rosenberg. Après de chaleureuses retrouvailles, Claude s'inquiète : " Le rabbin Kuschner m'a incité à émigrer en Palestine, et la communauté juive de Cracovie m'a subventionné pour faire ce voyage, mais maintenant je dois me montrer digne de leur confiance : qu'est-ce que je vais faire ici en Palestine ?
_ Je me souviens très nettement qu'en juillet 39 tu m'as prédit que je serais le premier chef de l'état de cette nation que nous sommes en train de construire ici et qui s'appellera : Israël. Nous avons besoin de toi pour. . .
_ Samuel, je t'ai seulement prédit la nécessité qu'il y aurait à ce que tu sois le premier chef de l'état d'Israël mais la partie est loin d'être gagné : en 39 l'avenir se dessinait à mes yeux mais beaucoup de choses étaient encore dans le brouillard. Je me souviens comme si c'était hier ce que je t'ai dit ce jour là : Tu survivras à la guerre et il faudra que tu deviennes le chef de cet état juif qui est en train de se créer en palestine : alors je t'en conjure ; vous autres juifs ne faites pas aux habitants de langue arabe de cette région ce que les nazis sont en train de vous faire, ne les chassez pas de leur maison et essayez de négocier avec eux un état commun où ils seront traités à égalité avec les juifs. Voilà, ce sera ta mission. J'ai mis le pied sur cette terre et j'ai vu ce qui était en train de se produire : les rescapés des camps d'exterminations sont devenus des loups avec cette vengeance au coeur qu'ils sont en train de diriger contre des populations innocentes. Vous avez besoin de moi pourquoi ? Tu n'as pas fini ta phrase car je t'ai interrompu, excuse-moi de ma grossièreté, alors je vais la finir pour toi : pour que tes pouvoirs druidiques nous aident à gagner les innombrables guerres qu'il va falloir soutenir contre les Arabes.
_ Oh, Claude, que je suis chagriné que nos retrouvailles commencent par une querelle ! Ce n'est pas ça que je voulais dire : ce que je voulais dire c'est que nous avons besoin de tes conseils pour transformer le désert en riches cultures qui nous nous nourriront nous les Juifs et aussi nos voisins. La terre est tellement ingrate ici que la magie druidique ne sera pas de trop pour accomplir ce vaste projet.
_ Je ne met pas en doute la pureté de tes intentions, Samuel, et si je me suis laissé emporté par la colère ce n'est pas contre toi et je regrette de t'avoir chagriné ; je viens d'avoir une vision de l'avenir du futur état d'Israël : malheureusement ce ne sera pas toi qui deviendra le chef de l'état mais Ben Gourion en 1948 et Israël sera entraîné dans un cycle de violences et d'injustices. Mais cependant, il reste une infime chance pour que nous nous embranchions vers un avenir plus clément avec toi comme président de cet état.
_ Que dois-je faire ? Et n'est-ce pas là le sens de ta mission ici : m'aider à conquérir le pouvoir afin d'éviter ce futur calmiteux ?
_ Oh, sans doute, mais il va falloir jouer serré. . . ".
Le 14 mais 1948 l'état d'Israël est créé. Ben Gourion dirige le gouvernement provisoire.
Le lendemain de l'entrevue de Claude Joussier avec Samuel Rosenberg, où il avait été question d'infléchir le cours du destin, ce dernier meurt dans un attentat. Peu importe qui a fomenté cet attentat : le monde vient de basculer à nouveau dans la violence qui le conduira inexorablement vers l'Apocalypse 74 ans plus tard.
Claude comprenant qu'il n'avait plus rien à faire en Palestine a décidé de rentrer en France. . .
Nous sommes en Juillet 1960 à Chagny, Claude Joussier a fort à faire avec l'administration qui lui dénie son identité, justement, de Claude Joussier.
" Vous n'allez tout de même pas nous faire croire que vous êtes né le 2 mars 1839 ! dit l'employé de l'état civil excédé.
_ C'est pourtant la vérité vraie.
_ On ne peut rien faire pour vous et vos papiers son faux.
_ Ils sont tout ce qu'il y a de plus authentiques puisqu'ils ont été délivrés par l'ambassade de France à Varsovie en 1945 : je vous rappelle que je me suis évadé du camps de concentration d'Auschwitz et ça je peux au moins le prouver. ". Claude remonte la manche droite de sa chemise et montre un numéro tatoué sur son bras : " Tenez, vous voyez bien : c'est ce qu'on m'a tatoué en arrivant au camps. ". L'employé est embarrassé : il ne voudrait pas avoir l'air de faire des chicanes à un ancien déporté, mais il rétorque : " Qui dit numéro d'immatriculation, dit registre : il faut consulter le registre afférent et à partir de là on pourra confirmer votre identité.
_ Vous pensez bien que les nazis ont détruit toutes les archives du camps quand ils ont vu les Soviétiques sur le point de l'investir.
_ Ecoutez, il faut vous adresser au ministère des anciens combattants ou à une association de déportés ; cette situation est inextricable. . . ".
Quand un druide est incapable de justifier son incroyable longévité, il n'a d'autre ressource que de disparaître et de faire sa vie ailleurs, mais cette solution a ses limites et Claude Joussier est justement arrivé à l'extrême limite. Mais là aussi il existe une solution. . .
" Oncle Claude, quelle surprise après tant d'année !
_ Ma petite Irène, tu m'as reconnu !
_ Je n'ai aucun mal à vous reconnaître, vous n'avez pas changé. . .
_ Vous connaissez cette personne ? Demande l'employé de l'état civil.
_ Mais oui, c'est mon grand-oncle Claude Joussier, de Balory dans la Nièvre.
_ Ah, voilà qui change tout, si vous pouvez produire un témoignage qui atteste votre identité cela peut débloquer la situation. . . ". Irène qui habite maintenant Lyon est de passage à Chagny et en a profité pour aller à la mairie accomplir une démarche administrative et c'est là qu'elle a reconnu Claude au guichet de l'état civil, elle est accompagné d'un petit garçon âgé de cinq ans : son fils Daniel. " Dis bonjour à ton arrière grand-oncle, Daniel.
_ Bonjour Monsieur, fait le bambin de sa voix fluette.
_ C'est ton fils qui est né le 2 mars 1955, n'est-ce pas, ma Chérie ? ". Claude considère cet enfant aux yeux écarquillés et n'est pas surpris par la profondeur de son regard. C'est le regard d'un futur druide, se dit-il, il met ses yeux dans les yeux de l'enfant et celui-ci ne les baisse pas et ne cille pas, cela dure quelques instants, la mère est troublée et mal à l'aise et elle finit par annoncer : " Mon Dieu ! Déjà quatre heures ! On va rater le train, allez, faut qu'on se dépèche, dis au-revoir, mon Chéri.
_ Au revoir, Monsieur.
_ Au revoir, Oncle Claude. ". Voilà qui ressemble à une retraite précipitée, se dit-il, j'ai dû faire peur à Irène, craint-elle que je contamine son fils ?
" C'est bon, vous avez de la chance que je connaisse bien Irène Schenal née Simplot, je vais valider votre dossier. . . déclare l'employé de mairie. ".
Revenu à son logement, Claude repense à ce qui vient de se passer et à sa rencontre avec cet arrière petit-neveu dont il avait prédit la naissance en 1935. Il en profite pour faire le bilan de sa vie et au fait que ses archives ont été confisquées par la police allemande en 43, ce qui l'indiffère totalement, mais il se souvient d'un certain carnet où il avait dessiné un symbole, le Symbole, la nuit du 30 au 31 août 1941, réminiscence du grand rêve qu'il avait fait en 39. Il avait complètement oublié cette affaire, et maintenant ça lui revient. Il se munit d'une feuille et d'un crayon à papier et il se demande : voyons voir ; à quoi devait ressembler ce symbole ? Il lui est impossible de s'en souvenir : il aura beau faire tout les efforts de mémoire possibles et inimaginables, il n'y parviendra pas, il finira par abandonner et passera à autre chose. Mais à quoi ?
Tout druide qui a acquis l'immortalité physique ne saurait rester un trop long temps dans le monde ordinaire sous peine d'attirer l'attention et de susciter des questionnements génants comme cela s'était passé à la mairie de Chagny pour Claude Joussier, ce 11 juillet 1960, aussi, celui-ci, décide-t-il de disparaître définitivement à cette réalité et de passer dans un autre monde non pas par la mort mais par l'ascension. Rares sont les personnages dans l'histoire à avoir connu l'ascension, c'est à dire à être passé dans l'au-delà sans avoir connu la mort, on cite fréquemment Elie, Enoch. . . mais on ignore d'autres noms que l'on ne saura jamais : ceux des druides ayant connu l'initiation suprême. Et c'est finalement ce qui va se passer pour Claude Joussier qui disparaîtra ainsi définitivement sans laisser de traces sur terre.
Dans le train qui les ramène à Lyon, le petit garçon demande à sa mère : " Manman, qui c'était le monsieur ?
_ Quel monsieur, mon lapin ?
_ Le monsieur qu'on a vu à la mairie.
_ Je te l'ai déjà dit : c'était ton arrière grand-oncle, l'oncle Claude, le frère de ton arrière grand-père.
_ Le père Joussier, comme y dit Maurice ?
_ Oui, c'est ça, mon Chéri.
_ Un jour, j'irai en Irlande.
_ Allons bon, tu sais même pas où se trouve l'Irlande : un petit garçon de cinq ans ne sait pas ça, et puis tu ne sais même pas ce qu'est l'Irlande.
_ Si je sais ! affirme le bambin avec une détermination farouche. ". Irène hausse les épaules et se demande qui a bien pu mettre une idée pareille dans la tête de ce petit garçon taciturne et si peu communicatif qui lui cause bien du souci. Et puis elle oublie cette conversation avec son enfant qui lui lui même l'oubliera ; de même qu'il oubliera totalement cette rencontre avec son arrière grand-oncle druide. Et il n'en restera rien. Mais est-ce si sûr ?
Daniel, la nuit qui suit cette journée, fait un grand rêve dont il ne gardera aucun souvenir à son réveil.
Daniel rêve et dans son rêve il rencontre un jeune homme âgé d'une vingtaine d'année et il comprend qu'il s'agit là, de la même personne qu'il a vu à Chagny le jour précédent. Ce garçon lui sourit et semble rempli du bonheur intense d'être en sa compagnie. Il lui parle et voilà ce qu'il lui dit : " Daniel, je m'appelle Lug, dans l'ancienne langue Lugos, je suis le dieu du soleil. ". De pareilles notions pourraient paraître incompréhensible pour le psychisme d'un enfant de cinq ans mais dans ce rêve Daniel est adulte et tout ce que dit ce personnage, vêtu d'une tunique à manches courtes aux couleurs éclatantes, lui est parfaitement intelligible ; le lieu où il se trouve est tout à fait familier à Daniel mais paraîtrait des plus exotiques pour le commun des mortels. En plus de la tunique, celui qui s'est présenté comme s'appelant Lug porte un pantalon rouge vermillon aux fines rayures bleu ciel serré aux chevilles, sa chevelure blonde et courte enserre un visage glabre d'une grande noblesse, la tunique qui lui descend jusqu'à mi-cuisse est brodée en fils d'or de volutes compliquées sur un tissus teint dans une couleur lumineuse qui évoque l'aurore. Ils sont entourés de hautes pierres levées plantées en un cercle dont le centre est occupé par un monument, d'une hauteur considérable, bâti avec des pierres de grandes dimensions, le tout formant une sorte de pyramide dans laquelle s'ouvre une immense porte dont les montants et le linteau sont constitués par d'énormes monolithes et cette porte s'ouvre sur un espace d'une intense clarté. Le paysage alentour, formé de hautes collines escarpées recouvert de bruyères pourpres, évoque le pays dont Daniel a mentionné le nom l'après-midi précédente : l'Irlande, mais Daniel ne le sait pas encore et ne le saura que plus tard, bien plus tard. . .
Le jour est sur son déclin, Lug reprend : " Trésor de mon coeur, tu vas vivre, alors que tu es au commencement de ta jeune vie, une aventure extraordinaire : l'initiation druidique. Pour cela tu devras passer la porte que voilà et ensuite tu verras. . . Tu n'as rien à craindre car je t'accompagnerai à chaque pas. ".
Alors Daniel accompagné de Lug franchit la porte et pénètre dans un brouillard lumineux qui paraît constitué par de la poudre d'or impalpable en suspension dans l'air. Au fur et à mesure de leur progression le brouillard se dissipe et c'est un tout autre paysage qui apparaît : un désert formé par une immense plaine couverte de latérite orange sans aucune végétation avec au loin, posées sur l'horizon, des montagnes violettes. Daniel ressent la chaleur produite par un soleil de plomb, il commence à s'inquiéter et se demande ce qu'ils font dans cet endroit inhospitalier, il se retourne et c'est le même paysage : la porte a disparu et Lug aussi ! Mais la voix du dieu retentit dans sa tête : " N'ai pas peur, mon petit gars, je suis devenu invisible mais je serai toujours à tes côtés. Si je suis dans l'invisible c'est parce qu'ici nous sommes dans la réalité ordinaire et que je ne peux plus m'y manifester : je suis désormais un maître ascensionné car je viens de faire cette transition qui me coupe du monde d'ici bas. Il y a quelques heures, à Chagny, nous avons fait connaissance sur le plan terrestre mais ce n'était que des retrouvailles car nous nous connaissons en tant qu'entités spirituelles depuis l'éternité. . . Vois, le soleil descend sur l'horizon ; tu vas marcher dans sa direction et là tu verras ce qui devra se passer. ". La voix s'est tue pour l'instant et Daniel se met en marche.
Il parcourt une distance qui lui semble immense pendant plusieurs heures car le soleil est bien bas maintenant sur l'horizon. Il a chaud et il a soif, la fatigue commence à se ressentir dans son corps de petit garçon. . . de petit garçon ? Il se tâte, essaie de se voir : il possède maintenant un corps d'adulte et il est habillé comme un cow-boy, des santiags, un jean, une chemise à carreau et, avec sur la tête, un stenson. Si ce n'est plus le même corps ce n'est plus le même psychisme non plus : Daniel sent que sa mémoire s'est élargie mais aussi que sa mentalité a changé ; ce n'est plus celle d'un enfant de cinq ans mais celle d'un jeune adulte. La petite part du tout petit enfant qui reste en lui est impressionné par un fait inquiétant : il est armé d'un colt, puis cette part enfantine se dissipe et il ne reste que l'adulte.
Il se prénomme toujours Daniel mais son nom a changé, c'est celui de O'Keeffe qui vient à son esprit. Le soleil vient de disparaître derrière les collines quand il voit surgir au détour de la piste les premières maisons d'une toute petite ville, guère plus qu'un village. Un nom surgit à son esprit Tombstone. Il s'avance dans la rue principale de l'agglomération ; la soif le tenaille, il connait un débit de boisson et il s'y dirige, il y entre, va vers le comptoir et commande une bière qu'il boit à longs traits avec volupté, il en commande une autre, il commence à la boire quand il entend une voix narquoise et provocatrice lui crier dans son dos : " Eh ! Putain d'Irlandais ! T'es venu sans ton cheval, tu l'as oublié quelque part !? ". Ce qui reste du petit Daniel s'étonne qu'il comprenne et parle si bien anglais mais il est très vite éclipsé par ce Daniel O'Keeffe dont il n'est que l'hôte, celui-ci se retourne et regarde son viel ennemi Ian Morrison droit dans les yeux avec un expression pleine de haine, il réplique avec la rage au coeur : " Si je tenais le fils de pute qui m'a tendu une embuscade dans le désert et a abbatu mon cheval. . . ". Tout en prononçant ces paroles dites sur un ton faussement contenu et doucereux, O'Keeffe a imperceptiblement dirigé sa main vers la crosse de son révolver. . . trop tard ! Morrisson s'en est aperçu et a dégainé plus vite et tiré : O'Keeffe reçoit une balle en plein coeur et s'écroule. Le petit Daniel a refait surface et se sent mourir. . . mais il entend la voix rassurante de Lug dans sa tête : " Tout va bien aller, Trésor de mon Coeur. . . ". Il perd connaissance et la reprend presqu'immédiatement dans un lieu plus familier : c'est le marché au puce mais pas celui où son père l'emmène quelquefois, accompagné de son grand frère, au Tonkin à Villeurbanne mais celui de Saint-Jean sur cette même commune. Il est à nouveau dans un corps d'adulte : l'adulte qu'il deviendra dans 40 ans.
Nous sommes en janvier, il fait froid et humide, il flane parmis les allées et considére un tas de bouquins posés à même le sol sur un vieux tapis, il s'accroupit et en prend un : un livre consacré au tellurisme et au pendule, il est intéressé et demande le prix au marchand. Daniel rechigne car il trouve que c'est bien cher pour un vieux bouquin dégnapé mais le marchand lui fait cette remarque sentencieuse : " Dans ce livre vous pourriez trouver quelque chose qui pourrait changer votre vie. . . ". Donc il achète le livre.
Rentré chez-lui, il lit le bouquin et il est intrigué par la radiesthésie, il se dit : et si j'essayais ? Il trouve une vague rondelle en aluminium qu'il suspend au bout d'un fil à coudre et ça marche. Dans les heures qui suivent, les jours, il procède à toutes sortes d'expériences et même celle du oui-ja : il promène le pendule au-dessus des lettres de l'alphabet écrites sur un feuille de papier et les premiers messages arrivent. Tout à coup il sursaute et la peur le saisit : il s'aperçoit qu'il y a une entité vivante au bout du fil. . . Si le petit Daniel de son enfance pouvait refaire surface sur la psyché de l'adulte qu'il est devenu il comprendrait que c'est Lug qui essaie d'entrer en contact et celui-ci tente de lui dire : " N'ai pas peur, gros bêta, c'est moi, c'est Lug, j'ai toujours été avec toi durant toutes ces années, même si tu m'as oublié. . . "
Dans son rêve, le petit Daniel fait un saut de six ans dans l'avenir : le Daniel adulte est sur sa table de travail et il dessine; Lug lui parle mais il n'entend pas sa voix qui lui dit : " Il faut que tu sortes le Symbole, combine deux triskels ensemble de couleurs différentes, voilà : maintenant relie le fond de l'un avec l'autre et vis-versa. . . ". La version curvilinéaire du Symbole vient d'apparaître.
Quatre ans plus tard, Daniel adulte se trouve en ce 1er août au parc Gerland à Lyon, Lug le harcèle, le tabuste : " Cela fait trop longtemps que ça dure : tu laisses dormir le Symbole dans tes cartons, maintenant il faut que tu t'en occupes. . . ".
Sept ans plus tard, Lug va plus loin dans son harcèlement : " Maintenant, Daniel, il faut que tu sortes la version avec le svastika, t'occupe pas des imbéciles et des médiocres : c'est toi qui auras toujours raison. . . ".
Puis le petit Daniel est soumis à une autre expérience pour parfaire son initiation druidique. Cette fois-ci il n'est plus dans la peau de son moi adulte mais dans celle de son moi improbable projeté dans 70 ans.
Ce Daniel improbable est à bord d'un grand bateau que l'on appelle un yacht, c'est ce nom que perçoit le petit Daniel, ce bateau lui appartient mais ce n'est pas lui qui le pilote mais un capitaine à son service. Il navigue en Méditerranée et il longe la côte ; on s'aperçoit que le niveau de la mer s'est élevé considérablement : des marinas, des maisons bâties au bord de l'eau, sont à moitié submergées. Petit Daniel comprend que ce personnage dont il est l'hôte est quelqu'un d'important. . . plus important même qu'il ne peut le comprendre. . . Puis plus rien, plus rien ne se produit et c'est le noir : petit Daniel reçoit ce commentaire de Lug : " Ton moi des années 2020 ne peut pas supporter cette vision, c'est pourquoi elle s'est interrompue. . . mais ton initiation continue. ".
L'obscurité se dissipe et à la place apparaît un paysage de collines désolées au bord de l'océan et il est à nouveau dans la peau de Daniel O'Keeffe quand celui-ci n'a qu'une quinzaine d'année et qu'il se trouve sur sa terre natale d'Irlande. Il ne se prénomme pas encore Daniel mais Dônal et ce changement interviendra plus tard quand il sera obligé d'émigrer. . . Pour l'heure il est devant la chaumière qu'il habite lui et sa famille composée de son père, de sa mère et de ses cinq frères et soeurs ; Son père revient des champs l'air catastrophé ; il regarde son fils et dit : " Mon fils, toutes les pommes de terres sont pourries, la récolte est fichue. . . je ne sais pas ce que nous allons manger cet hiver. . . ". Le petit Daniel ressent à quel point il a faim dans ce corps et le pire est à venir. . . Les mois d'hiver passent et la petite soeur de Dônal âgée de deux ans meurt de la Grande Famine, bientôt c'est sa soeur ainée puis toute la famille et il devient le seul survivant. À chaque fois, il recouvre le corps, d'un des membres de sa famille, d'un tas de pierres dans le champs d'à côté devenu stérile : il est tellement faible qu'il n'a pas la force de creuser de tombes. . . Le printemps arrive mais ça ne le réconforte pas pour autant ; il faut que je fuis cet enfer, se dit-il, il rassemble quelques misérables hardes dans un baluchon et se met en route vers l'est. Il arrive à survivre en mangeant ce qu'il trouve dans les bois, des baies, des champignons ; souvent il déterre des racines. . . Puis il réussit à se faire embaucher comme journalier de-ci, de-là, et il arrive péniblement à sa dix-huitième année. Pour se distraire, ce dimanche, il est allé à Cork à pied et là il flane sur le port. Il regarde le grand voilier qui est sur le point de lever l'ancre : la passerelle est sur le point d'être retirée mais le maître d'équipage est furieux et il engueule un quartier-maître : " Mais qu'est-ce qu'il fout ton Steven ?! On aurait dû partir depuis un heure, je vais me faire souffler dans les bronches par le capitaine ! On est déjà en sous-effectif : je ne peux pas faire naviguer ce rafiot avec un équipage aussi réduit ! Trouve quelqu'un tout de suite, le premier fera l'affaire tant pis si c'est pas un marin : on le formera en route, sur le tas. . . ". Le quartier-maître remarque Dônal qui traîne sur le quai depuis un moment, il l'interpelle : " Eh toi ! Le godelureau. . .
_ Quoi, moi ?
_ Oui, toi, ça te dirais de voir du pays ? On a besoin d'un matelot à bord, faut te décider tout de suite car c'est maintenant qu'on lève l'ancre. . . ". Et Dônal se retrouve à bord du clipper qui cingle vers New-York.
Après trois semaines de navigation, Dônal débarque à New-York puis il trouve le moyen d'aller dans le Far-West où il déniche une place de cow-boy. . . Le petit Daniel vit cette vie pénible dans le corps de Dônal mais sans toutefois aller jusqu'au bout. . . Lug lui dit : " Tu connais la suite : ce n'est pas la peine de la revivre, ce maudit Morrison c'est la précédente incarnation de René. . . maintenant je vais te montrer autre chose. . . ".
" Lugodunon, que les Romains écorcheront en Lugdunum et qui deviendra Lyon, est la colline du dieu Lugos, c'est à dire Lug. Pourquoi être ici, dans cet endroit alors que ta terre d'élection est l'Irlande, lui murmure Lug ? ". Un petit enfant de cinq ans ne saurais comprendre le sens du mot mythologie mais en revanche il sait ce qu'est un conte de fée.
" En Irlande, il existe un peuple qui ne vit que dans l'invisible : le peuple des fées. Il existe des femme-fées, comme dans les contes que te raconte ta maîtresse à l'école, mais aussi des homme-fées. Pour accéder dans leur royaume on doit passer par de grandes portes comme nous l'avons fait tout au début, continue Lug, sauf que nous sortions du séjour féérique pour entrer dans le monde terrestre. Les femme-fées et les homme-fées sont aussi appelés déesses et dieux. Alors je vais te raconter l'histoire qui relie Lugodunon à l'Irlande. ".
" Lug, après avoir affronté Balor à Maigh Tuireadh, sur la terre d'Irlande, et avoir fait tombé son oeil maudit, est allé sur cette terre que l'on appelait la Gaule et qui deviendra la France. ". Pendant que Lug lui raconte son histoire, le petit Daniel voit toutes les images de ce récit comme projetées au cinéma sauf que celles-ci sont en trois dimensions. Le narrateur reprend : " Il est arrivé à la confluence d'un grande rivière et d'un grand fleuve que l'on appellait en des temps très anciens la Sauconna et le Rodanos, la Saône et le Rhône, là il a construit une forteresse sur la colline qui dominait cette confluence et lui a donné son nom : Lugodunon. ".
Lug conte d'autres histoires de ce genre au petit Daniel : la mythologie que l'Irlande et la France ont en commun. Et ça dure. . . ça dure, très longtemps : c'est le contenu de toute une bibliothèque que raconte Lug, aussi n'est-il pas étonnant qu'un petit garçon ne puisse se souvenir de tant de matière. À son réveil, Daniel, oublie tout de ce grand rêve, du moins à l'état ordinaire de conscience, mais au plus profond de sa psychée toute cette expérience a été enregistrée et influencera toute sa vie. . .
C'est un jardin extraordinaire, pour y accéder il suffit d'un peu d'imagination. Dans ce petit village du sud de la Bourgogne, la place centrale est entourée de petites maisons, bien modestes à un étage, toutes collées les unes aux autres. Au centre de la place se trouve un espace vert, un square, tenu avec négligence par la municipalité car dans cette toute petite agglomération environnée de prés, de champs et de vignes, qui se soucie d'une pelouse pelée, de quelques arbres rabougris et d'un banc en bois vermoulu ? À la belle saison ça va, mais les visiteurs citadins, qui viennent se recueillir à la Toussaint sur la tombe de leurs proches, à la vue de ce mesquin bout de jardin municipal entouré, fait aggravant, par une grille rouillée ne peuvent que s'enfoncer un peu plus dans la mélancolie et le chagrin. Au sud de la place se trouve un restaurant où l'on sert un excellent boeuf bourguignon, au nord un bureau de tabac fermé depuis des années.
Par chance nous sommes au printemps. Qui peut être cet étranger au village qui se permet d'ouvrir la porte du bureau de tabac ? Qui lui a donné la clé du magasin ? De vieilles gens dans les maisons voisines écartent les rideaux de leur fenêtre pour épier ce visiteur d'un âge moyen vêtu d'un blouson de toile quelconque qui semble faire planer une menace sur leur petite vie riquiqui si proche du cimetière. Que vient faire cet homme dans la maison de la nièce du sorcier ? Si ces braves villageois n'avaient pas leurs facultés cognitives engluées par l'âge et la télé, ils pourraient subodorer que cette clé a été remise par le notaire de la ville voisine à l'héritier de la buraliste.
Donc, sans s'occuper des qu'en-dira-t-ons et des commérages, l'homme pénètre dans la boutique. Tout est couvert de poussière et ça sent le renfermé mais au moins le magasin est vide : la précédente tenancière qui louait les murs a tout déménagé. L'héritier grimpe par l'escalier à l'étage et inspecte le petit logement : même constat. Puis il redescend et ouvre la porte qui donne sur le jardin à l'arrière. Il sort dans le jardin clos sur deux côtés par de hauts murs qui le séparent des propriétés voisines : on ne voit pas le fond totalement bouché par une végétation luxuriante qui tient plus de la forêt vierge que du jardin de curé. Jean se dit qu'il faudrait une machette ou du moins un débroussailleuse pour aller voir ce qu'il y a au bout : il faudra revenir avec le matériel un autre jour et je crois que la visite va s'arrêter là, se dit-il.
Cependant il remarque un pertuis, un passage, entre deux buddleias marqué par un dallage en opus incertum de pierres brutes. Il s'avance en écartant les branches des arbustes, il progresse pendant cinq mètres à travers un bosquet d'ailanthes qui ont au moins dix ans, puis les arbres disparaissent pour laisser place à des buissons d'aubépines auxquels il manque de se griffer ; mais le chemin continue vaille que vaille et au bout d'une distance considérable le voilà à terrain découvert dans ce qui semble être un pré. Ce pré est clos sur deux côtés par deux haies vives faites de charmilles et de noisetiers : elles sont à ce point denses qu'on ne peut apercevoir ce qu'il y a de l'autre côté. Le jardin qui au départ de la maison ne faisait que sept mètres de large en fait maintenant au moins vingt. Jean est étonné : il ne s'attendait pas à avoir hérité d'un bien aussi vaste mais une explication toute simple lui vient à l'esprit. Le fond du jardin n'a jamais été clôturé et donne directement sur un pré : il faudra y remédier et pour cela consulter le cadastre pour savoir où s'arrête ma propriété, se dit-il, je ferait poser un grillage et ça ira bien. Il est sur le point de s'en retourner quand quelque chose attire son attention. . .
Le fond du pré est en fait l'orée d'un bois et Jean, fort de sa conclusion sur la nature de sa prétendue propriété plus vaste que prévue, n'y prêterait pas attention si. . . il n'entrevoyait à travers les fûts des arbres centenaires la silhouette d'un. . . menhir. Un menhir en Basse Bourgogne : voilà qui est étonnant, se dit-il, je ne savais pas qu'il y avait des mégalithes en Bourgogne . . . Mu par la curiosité il s'avance dans le sous-bois jusqu'au monolithe. Il y est, il fait bien cinq mètres de haut.
Une curiosité, se dit-il, je me renseignerai auprès du syndicat d'initiative. . . il est tard il faut que je m'en retourne. Sauf que. . . il se produit un événement inattendu qui va changer le cours de sa vie.
Il entend un gazouillis, un léger murmure à peine perceptible, provenir de la roche du menhir ; il applique son oreille contre celle-ci et il entend, en sourdine au début mais de plus en plus clairement au fur et à mesure, une voix. . . et cette voix lui dit, car elle semble s'adresser à lui en particulier : " Jean ! Jean ! Ecoute-moi, je suis Lug et je t'appelle de l'Invisible ; la pierre levée n'est qu'un instrument de communication entre les deux mondes. Le peuple qui vivait dans cet endroit du monde, il y a très longtemps, a érigé ce monument afin qu'il serve de lien entre l'au-delà et votre réalité. Voilà ce que je te demande de faire : tu vas aller à Dublin, en Irlande, au Musée National et là tu iras voir la vitrine où est exposé le phalère d'or du roi Conaire Môr. Ensuite tu verras : je te donnerai d'autres instructions. ". Jean est abasourdi et quelque peu effrayé et la tentation est grande pour lui de prendre ses jambes à son cou et de s'enfuir vivement mais la curiosité prend le dessus et il demande : " Pourquoi je ferais ça ? Dublin n'est pas la porte à côté : ça n'a pas de sens, je ne vais tout de même pas obéir à quelqu'un qui me parle à travers un caillou. . . c'est pas sérieux.
_ Aaaah, voilà quelqu'un de bien velléitaire !
_ Comment ça ?! Je ne me suis jamais engagé à faire quoique ce soit et surtout pas auprès de quelqu'un qui se fait appeler Lug et me parle de l'intérieur d'un menhir.
_ Tu meurs d'envie d'y aller et ce depuis tout petit mais là tu rechignes à le faire, allons un peu de courage.
_ Il doit y'avoir erreur sur la personne : je ne vois pas de quoi vous parlez. . .
_ Je t'ai pourtant bien appelé par ton prénom, ce me semble, tu te prénommes bien Jean ?
_ Jean est un prénom très courant ; il faut un autre élément : le patronyme par exemple. . .
_ Tu es Jean le défroqué : voilà comment on devrait t'appeler. Tu as renoncé à tes voeux et quitté le monastère de Soleure. Je ne te le reproche pas : tu sentais, à tort, que ta vie était dans une impasse. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner la vie spirituelle car que vas tu faire maintenant ? Hurler avec les loups ? Béler avec les moutons ? Te ranger dans une petite boîte bien étroite, tiquetic quetac, jouer au golf toutes les après-midis, boire des martinis, sec, et attendre qu'on te mette à la fin de ta vie dans une dernière petite boîte, tiquetic quetac, encore plus étroite puis dans un trou au cimetière ?
_ Je n'ai jamais désiré, de toute ma vie, aller à Dublin et encore moins visiter ce musée.
_ Cependant, tu as toujours rêvé d'être moine copiste et surtout enlumineur : c'est surtout ça qui a déterminé ta vocation monacale.
_ Y'a pas besoin d'être moine pour être enlumineur : c'est un trop lourd sacrifice pour satisfaire une vocation artistique.
_ Pense à tout ces artistes qui sont dans la nature et qui crèvent la dalle : en étant bien au chaud dans un monastère tu pouvais t'adonner à ta passion pour l'enluminure tout en ayant le gîte et le couvert ; de plus tu avais des commandes et, surtout, de la reconnaissance ; ce que nombre de rapins n'auront jamais.
_ Nous ne sommes plus au Moyen-Âge : c'est fini les moines copistes à l'heure de l'informatique et d'internet.
_ Oh, peut-être, mais le père supérieur te foutait la paix quand tu faisais tes enluminures même s'il aurait préféré que tu bines les pommes de terres du jardin comme les autres moines.
_ J'en ai eu marre de faire ces petits dessins : j'ai arrêté et à la fin ma présence dans le monastère n'avait plus de sens, de plus, la vie me filait entre les doigts ; j'ai voulu me marier et avoir des enfants.
_ Quoi de plus naturel. Pour faire tes enluminures tu as dû te documenter et c'est là que tu as découvert les miniatures irlandaises qui figurent notamment dans les livres de Kells et de Durrow qui sont exposés, justement, au Trinity College à Dublin. De plus, de fil en aiguille, tu en es arrivé à t'intéresser à l'orfèvrerie irlandaise du Haut Moyen-Âge : le calice d'Ardagh et la broche de Tara, entre autres, qui sont exposés au Musée National de Dublin et c'est là que tu as fait connaissance avec l'art celtique. Donc tu vois que ce voyage s'impose.
_ N'importe quoi ! Une lubie ne justifie pas un voyage de plus de deux milles kilomètres. Si encore c'était une passion, je ne dis pas, mais dans ce cas j'y serais déjà allé sans qu'on me le demande, or ce n'est pas le cas.
_ Une authentique vocation prend bien des travestissements : tu croyais vouloir être moine alors que c'est être druide qui était ta véritable vocation.
_ C'est absurde ! Si j'avais voulu être druide je l'aurais su. . .
_ Dans la société où tu vis, il est effectivement inconcevable de vouloir être druide, alors comment s'en sort celui qui a entendu l'appel de cette vocation ? La providence sème des petits cailloux pour que l'appelé trouve le bon chemin : pour toi cela a commencé par l'enluminure, puis l'art celtique qui va te mener tout droit au druidisme.
_ Il paraît que l'oncle de la première propriètaire de la maison dont je viens d'hériter était sorcier : mais je n'ai rien à voir avec ce personnage ; ce n'est pas ma famille. Un ami, récemment décédé, m'a légué cette bicoque dont je ne sais que faire : c'est lui qui aurait dû mettre ses pas dans les pas de cet arrière grand-oncle. C'est bien ce que je dis il y a erreur sur la personne.
_ Peut-être, mais comme tu le dis, ce sucesseur légitime est mort maintenant : donc il faut bien quelqu'un pour le remplacer et le remplaçant c'est toi.
_ Oh ! Oh! Pourquoi moi ? Pourquoi je devrais le remplacer ? On se connaissais comme ça et puis c'est tout ; on était même pas amis intimes et on n'a jamais abordé comme sujet, dans nos discussions, le druidisme ni même d'ailleurs aucune question spirituelle ou philosophique.
_ Cependant l'affinité spirituelle existait entre vous-deux mais tu ne t'en es jamais aperçu.
_ Comment est-ce que j'aurais pu m'en apercevoir ?
_ Souviens-toi des circonstances de votre première rencontre.
_ C'était juste avant mon entrée au monastère de Soleure, je marchais seul dans les rues de Lyon, tard dans la nuit, quand j'ai été abordé par. . .
_ Jean, on va la faire court ; on pourrait définir physiquement, moralement l'individu qui t'a accosté cette nuit là : mais en fait c'était le démon. Oh, certes il avait toute apparence humaine mais tu t'es senti souillé à son contact, et depuis tu n'as jamais pu raconter ni définir cette expérience traumatisante et c'est là que Daniel est intervenu et sans lui tu aurais bien pu perdre ton âme. . .
_ Oui, Je me souviens très bien : il s'est interposé entre cette. . . chose et moi. Daniel s'est affirmé comme lumière de vérité alors que cette entité n'était qu'une émanation du mensonge et des ténèbres ; l'énergumène a comme disparu dans l'ombre et Daniel s'est tourné vers moi en me disant que je n'avais rien à craindre car j'étais immortel et éternel. Nous avons fait connaissance et nous sommes devenus ami, cependant jamais plus ce fait n'a été évoqué entre nous et nous n'avons jamais plus eu aucune discussion à propos de la spiritualité.
_ Tu avais tout oublié, il y a fallu que je te le rappelle. ". La voix s'est tue.
Le mental de Jean est comme engourdi. Il s'ébroue, récupère ses esprits et se dirige vers la maison. Il entre à nouveau dans ce qui avait été, il y a bien longtemps, un bureau de tabac, sort du magasin, ferme la porte à clé et regagne sa voiture. Il ne reviendra plus jamais dans ce village.
Quelque temps après, Jean fait le voyage jusqu'à Dublin et visite le Musée National. Il se rend directement à la vitrine où est exposé le phalère d'or de Conaire Môr. Jean contemple la version curvilinéaire du Symbole que cet artiste de l'Âge du Bronze a travaillé au repoussé sur ce disque d'or qui brille de mille feux. L'objet fait 8 cm de diamètre et a été réalisé dans une feuille de ce métal précieux d'un millimètre d'épaisseur, c'est du moins ce que peuvent lire les visiteurs sur la petite pancarte, rédigée à la fois en anglais et en irlandais, apposée sur la vitrine.
Puis Jean visite le reste du musée et comme il a le temps, il va à la bibliothèque du Trinity College et là il fait la queue pour voir brièvement une page du livre de Kells et une autre du livre de Durrow. Ensuite il rentre à son hôtel, dîne et va se coucher. Le lendemain il prend l'avion et rentre en France.
Jean va-t-il devenir druide ? Quel sens est-ce que ça a, se demande-t-il, je suis allé voir ce fameux phalère comme me l'a demandé cette voix qui sortait d'un menhir et il ne s'est rien passé. . . Quand à être druide. . .
Allons donc, ce phalère d'or n'existe pas dans cette réalité non plus que le Symbole que ce soit dans sa version curvilinéaire ou dans celle avec le svastika. Jean non plus n'existe pas. Alors ?
Ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n'entendent pas.
Dans le Uindobitu, quelque temps après, si tant est que la notion de l'écoulement du temps ait une quelconque signification dans cet endroit. . . Indéga s'adresse à Lug : " Honte à toi, Lug, un dieu ne saurais commettre pareille erreur : tu vois bien que ce moine défroqué n'était pas l'Elu. Les merveilles exposées à Baile Âtha Cliath lui ont été indifférentes : il n'était pas fait pour être druide.
_ Allons, je te trouve bien sévère : ce n'était qu'une esquisse ; est-ce que le critique d'art juge durement l'étude préliminaire d'un grand artiste ? C'est le résultat final qui compte. Cette courte séquence n'existe pas et n'a jamais existé.
_ Alors pourquoi ?
_ Indéga ma chère compagne, tu étais là quand j'ai battu Balor à Maigh Tuireadh : ma propre défaite avait pourtant été programmée et pourtant j'ai vaincu. Un grain de sable peut toujours gripper même la mécanique la mieux huilée. Face à l'arme redoutable du fomhôr, on ne s'attendait pas à ce que j'utilise une simple fronde,un jouet d'enfant, pour faire tomber l'oeil pernicieux. Il y a dans l'histoire de Jean le défroqué un élément imprévu et incohérent : le Symbole figurant sur le phalère de Conaire Môr ; dans cette simulation Jean, aspirant druide, est sensé créer le Symbole or ça ne peut se produire puisque le Symbole existe déjà dans sa version curvilinéaire d'où la version avec le svastika peut être facilement déduite.
_ Pourquoi avoir fait cette étude ?
_ Dans cette histoire, j'ai dit à Jean que quand il serait devant la vitrine où se trouve le phalère il verrait ; sous-entendu : un événement nouveau se produirait. . .
_ Mais tu n'as pas tenu ta promesse : ce qui est indigne d'un dieu.
_ Certes, mais que ce serait-il passé si je l'avais tenue ? Revenons à cette séquence et voyons ce qu'il pourrait se produire. . .
Il se rend directement à la vitrine où est exposé le phalère d'or de Conaire Môr. Jean contemple la version curvilinéaire du Symbole que cet artiste de l'Âge du Bronze a travaillé au repoussé sur ce disque d'or qui brille de mille feux. Un visiteur s'approche de la vitrine mais aussi d'un peu trop près du moine défroqué ce qui l'agace au plus au point ; il fait un pas de côté en soupirant, le nouveau venu s'en aperçoit et le regarde avec surprise, comme si il le connaissait. L'homme porte le col romain et une petite croix au revers de son veston : c'est visiblement un écclésiastique, il adresse la parole à Jean, en français : " Jean, ça par exemple, vous ici, comment vous ne me reconnaissez pas ? Je suis le père Frênet : j'étais votre professeur de théologie au séminaire. . .
_ Mais oui, mon Père, je vous reconnais maintenant.
_ Vous vous destiniez à entrer dans l'ordre des Franciscains : quand est-il maintenant ? Je vois que vous ne portez pas l'habit. . .
_ J'ai renoncé à mes voeux.
_ Mais pourquoi ? Auriez-vous perdu la foi ?
_ Si tant est que je l'ai jamais eu. . .
_ À quoi vous êtes vous aperçu que vous n'aviez jamais eu la foi ?
_ Quand je me suis aperçu que la foi est une illusion.
_ Qu'est-ce qui vous fait dire que la foi est une illusion ? ". La lumière du néon qui éclaire la vitrine temblote et le luminaire grésille : " Bzzze, bzze, zzzze,zzzze. . ". Dans ce grésillement Jean semble percevoir une voix : " Zzzze, zzze, zzze croyzais quze z'était pzour une toutze autrzze raison que tu tzétais défroqué ? ". Il reconnait la voix de Lug, quelque peu désemparé il observe son interlocuteur qui ne semble s'apercevoir de rien, la voix reprend : " Il vaut mieux que tu dises la vérité. ". L'ancien moine obéit : " Mon père, je vous ai menti : la foi n'avait rien à voir dans cette renonciation ; je voulais tout simplement vivre ma vie.
_ Je comprend et ce genre de chose ne se discute pas : c'est humain ; si vous aviez persisté dans votre engagement alors que c'est la vie séculière qui vous appelait, c'est là que vous auriez perdu la foi. Vous aviez un vocation artistique compatible avec l'Art Sacré et ça vous ne l'avez sans doute pas perdu puisque vous êtes ici pour admirer, sans doute, les chef-d'oeuvres de l'art paléochrétien irlandais.
_ Oui, mais ici dans cette vitrine c'est une oeuvre païenne qui est présentée. . .
_ Moi-même, en dehors de mon activité d'enseignement je suis quelque peu archéologue amateur et si je suis venu en Irlande c'est pour participer à une fouille sous la houlette du père O'Shea, prêtre et archéologue professionnel. Vous pourriez vous étonner qu'un homme de mon Âge puisse encore fouiller malgré son arthrite, mais la passion emporte tout. Si vous passez encore quelques jours en Irlande vous pourriez d'ailleurs venir nous voir sur notre chantier à Ballinasloe. . . ". Jean ne promet rien, mais néanmoins le père Frênet lui donne les coordonnées du site de fouille. Avant de se séparer, le vieux prêtre regarde Jean dans les yeux jusqu'au tréfond de son âme et lui déclare : " J'ai été votre confesseur, même si vous ne vous en souvenez pas : moi je m'en souviens. Vous avez toujours la foi, même si vous en doutez, vous avez été en contact avec Satan et cette expérience vous a marqué beaucoup plus que vous ne voulez vous l'avouer. ".
Passablement perturbé par ce que vient de lui révéler son ancien confesseur, Jean fait encore un tour parmis les collection tandis que le prêtre quitte le musée. Au bout d'un moment, Jean repasse devant la vitrine et y jette un coup d'oeil machinal ; quelque chose attire son attention : sur le phalère ce n'est plus le même motif que tout à l'heure ! Il s'approche et constate que c'est bien un quadriskel qui y est figuré et non pas. . . pas quoi ? Jean a oublié : il a le vague sentiment que c'était quelque chose de différent, mais quoi ? Puis même cette interrogation il l'oublie. . .
Le lendemain il rentre en France. Cet échange avec le père Frênet l'a profondément secoué : c'est décidé, il va réintégrer l'ordre des Franciscains. Alors Jean retournera au monastère de Soleure et, au bout de quelques années, il en deviendra même l'abbé.
Comme les dieux de l'Olympe, les dieux de la Celtie regardent du haut de leur belvédère les mortels se débattrent avec leur petite existence ; Indéga fait ce commentaire : " Une fois encore ton histoire finit en queue de poisson ; il y a bien eu ce personnage en plus, le père Frênet, mais ça ne nous avance pas plus.
_ Quoi ?! Jean a récupéré sa vocation première et ce n'est pas rien. . .
_ Tu aurais pu ourdir mille variantes à cette histoire, tout ça n'a guère de sens, mais il est vrai que tu as au moins tenu la promesse faite à Jean alors que tu lui parlais de l'intérieur du menhir.
_ En effet, milles possibilités, milles probabilités mais il y en a une, parmis ces innombrables versions, plus forte, plus plausible que toutes les autres.
_ Et quelle est-elle ?
_ Celle où je n'interviens pas et où Jean n'est même pas l'héritier de la maison de son ami Daniel.
_ Alors à quoi ça rime tout ça ?
_ La première version est marquée par la présence du Symbole, alors que dans la deuxième celui-ci finit par être évacué pour porter l'accent sur la mission apostolique de Jean face au MAL. Le message est clair : à quoi bon un symbole et surtout le SYMBOLE ? Ce n'est jamais qu'un dessin et que peut faire un dessin en face de toutes les turpitudes du monde ?
_ Et pourtant, pour toi ce Symbole semble prendre une importance primordiale, pourquoi ?
_ Dans la première version, le Symbole existe depuis au moins l'Âge du Bronze puisqu'il est représenté sur ce phalère en or ayant appartenu au mythique roi Conaire Môr, et on suppose qu'il en est de même de sa version comportant le svastika. Donc on suppose qu'il coexiste avec tout les autres symboles tel que le triskel, le quadriskel, le yin-yang ect. . . Si Jean ne réagit pas à la vue du Symbole, c'est que la présence de ce dernier dans cette réalité particulière doit être d'une grande banalité et qu'il doit être répandu partout sur la terre. Si il existe dans ce monde, la mission de Jean n'a plus lieu d'être et ne peut donc être l'Elu et encore moins druide.
_ Par contre dans la deuxième version, la mission de Jean est très clairement définie, si je comprends bien ?
_ Certes, mais en l'accomplissant il ne se démarque pas de millions d'autres qui ont reçu des missions semblables ; les missions apostoliques contre le MAL sont très répandues, heureusement d'ailleurs. Jean, en tant qu'Elu, se doit d'accomplir une toute autre mission : révéler le Symbole. Ce qu'il ne fait pas.
_ Tu l'as dit tout à l'heure : ce n'est qu'un dessin ; en quoi un dessin devrait changer la face du monde ? Et puis pourquoi : ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n'entendent pas ?
_ C'est que ce nouveau symbole, le SYMBOLE, personne ne le voit ou plutôt ne veut le voir. Une chose aussi nouvelle ne peut être perçue. L'émergence du Symbole, signifie avant tout l'irruption dans une nouvelle réalité, un nouvelle probabilité, dont la possibilité, la plausibilité, est très faible car le plus probable est la fin de l'humanité à courte échéance. Et ça c'est ce qu'il y a de plus plausible.
_ À Maigh Tuireadh il était plus plausible que Balor t'anéantisse plutôt que le contraire, n'est-ce pas ?
_ C'est bien que tu soulignes ce fait, ma très chère, le Symbole est la balle de fronde qui va inverser le cours du destin de l'humanité. ". Tout est dit.
Pas tout à fait cependant car Indéga revient à la charge : " Dis donc, Lug, espèce d'hypocrite, ces deux histoires dont ce moine défroqué est le héros ce n'est pas ça qu'il faut raconter n'est-ce pas ? Jean n'est jamais que le substitut de Daniel, je me trompe ?
_ Non, ma douce, tu as raison : si je n'ai pas voulu faire directement intervenir Daniel, c'est que celui-ci n'est jamais venu qu'une seule fois dans la maison de sa grand-mère et encore n'était-il pas seul ; alors il ne pouvait certainement pas visiter le jardin et encore moins pénétrer dans ce bois où se trouve ce menhir très improbable. De plus faisant partie d'une famille nombreuse il n'aurait pas pu se prévaloir d'être l'unique héritier de sa grand-mère.
_ Mais puisque tout ceci n'est que de la fiction, quelle importance ?
_ Daniel a rêvé, à l'état de veille, ce jardin extraordinaire sans limite qui s'étend toujours plus loin et embrasse tout un paysage de collines et de forêts : c'était pour lui une manière de s'échapper d'une vie étriquée où il devait partager son espace avec d'autres qui ne pouvaient que lui être hostiles. À tort ? Ou à raison ? Quand on n'a jamais vécu ailleurs que dans un milieux urbains où les gens s'acharnent à se nuire les uns les autres, comment lui donner tort ? Si Daniel n'est pas le héros de ces fictions, c'est que lui même n'est pas une fiction et est bien réel. Quand, sous ma direction, il a reçu l'initiation druidique, c'était dans une réalité qui regroupe à la fois l'au-delà et le monde onirique, et cet espace, celui de l'Esprit, personne, aucun membre ordinaire du monde trivial, ne peut l'inspecter et dire ceci est vrai ou ceci est faux et ainsi faire de la censure. Par contre, certaines séquences de cette initiation appartiennent bien au monde réel, ou prétendu comme tel, de la même manière que quelques morceaux de la vie du petit Daniel, alors âgé de cinq ans, pourraient être contestés ; mais dans la mesure où ces faits sont invérifiables, on pourra toujours penser qu'ils se sont effectivement produits. ".
" Daniel, dans une vie antérieure, a-t-il été cow-boy ? Pourquoi pas ? De même qu'il aurait pu être journalier dans la Creuse. Toutes les existences misérables se valent et c'est toujours les mêmes histoires : ils n'y a que les noms et les décors qui changent. Cependant, il faut bien trouver une vie antérieure qui expliquerait pourquoi Daniel a ce violent amour envers l'Irlande, sa culture antique et surtout pour sa langue, le gaélique. Faudra-t-il l'inventer cette vie antérieure ? Et la reléguer ainsi sur le rayon des fictions ?
_ Ecoute, Lug, il faudrait avant tout savoir quelle vie pourrait être liée à la langue et la culture gaélique.
_ Celle d'un poète du XVIIIème siècle qui aurait laissé des traces historiographiques car ainsi, on ne sait jamais, cela prouverait la véracité de cette vie.
_ Cette vie, le petit Daniel, lors de son initiation, l'a-t-il revécue ?
_ Certainement, était-ce une vie antérieure authentique ? Peut-être pas, mais les humains ne sont-ils pas reliés aux vies de ceux qu'ils aiment ou à celles de ceux avec lesquels ils s'identifient le plus ? C'est à dire qu'ils admirent le plus. Après tout le concept de la communication des saints est basé sur ce principe.
_ Et cette vie antérieure, tu la connais ?
_ Oui, je peux même te la raconter. . . ".
" Seôthô, a thoill ! nâ goill go fôill.
Do gheobhair gan dearmad taisce gach seoid
Do bhî ag do shinsear rîoga romhat
I n-Êirinn iath-ghlais Choinn is Eoghain.
Chut, mon chéri ! Ne pleure plus.
Tu auras sans faute possession de chaque trésor
Que tes ancêtres royaux avaient avant toi
Dans la verte Irlande de Conn et Eoghan. ".
Eoghan Rua Ô Sûilleabhâin vient d'écrire les premiers vers de ce poème qui deviendra plus tard une berceuse et que Daniel, devenu adulte, aimera chanter.
Nous sommes en 1768 et Eoghan vient d'avoir vingt ans ; c'est un poète prometteur qui vit à Béal Âtha na Sluagh, Ballinasloe, ses parents sont de modestes commerçants qui ont eu assez d'argent pour envoyer leur fils au collège où il a acquis une grande instruction qui fait la fierté de ses proches. Mais que faire maintenant car il faut bien trouver un emploi ? Il sera maître d'école. C'est un tout petit état, très mal payé, proche de la pauvreté mais comme les gens qui l'entourent sont encore plus pauvre que lui, il n'en souffre pas trop.
Il participera à une révolte et les soldats de la couronne britannique le feront prisonnier, il sera jugé et déporté aux Nouvelles Galles du Sud en Australie.
Le bateau de déportés où il a été embarqué sera attaqué par un navire corsaire français ; les déportés seront tous libérés et débarqués à Saint-Malo le port d'attache des corsaires. Ces Irlandais qui se sont battus contre les Anglais sont bien accueillis ; la plupart seront recrutés par l'armée du roi de France et beaucoup s'illustreront dans la guerre d'indépendance des Etats-Unis. Eoghan lui choisira de devenir commis de commerçant drapier itinérant, pour cela il apprendra très vite le français et il sera embauché par Pierre Leroy. Tous deux feront les marchés et les foires de toute la France, vendant toutes sortes de tissus et de draps.
En mai 1778, ils ont installé leur éventaire à la foire de Lyon. Eoghan s'occupe surtout d'installer la marchandise mais aux heures de forte affluence il s'occupe des chalands et il lui arrive de faire l'article car il se débrouille très bien en français.
" Tâtez-moi cette flanelle des Flandres, Madame, ça c'est de la haute qualité. . .
_ Oh, cet accent. . . vous n'êtes pas français, anglais ?
_ Ah, surtout pas ! Les Anglais sont mes ennemis : je suis irlandais.
_ En tout les cas vous parlez très bien français, ça fait combien de temps que vous êtes en France ?
_ Un an.
_ De ne plus parler anglais tout les jours ça doit vous manquer, non ?
_ C'est de ne pas parler ma chère langue irlandaise qui me manque, quand à l'anglais je le vomis.
_ L'irlandais ? N'est-ce pas une variété d'anglais parlée en Irlande ?
_ Pas du tout, Madame, l'irlandais c'est du gaélique et ça n'a rien à voir avec l'anglais : je trouve que l'irlandais est plus proche du français qu'il ne l'est de l'anglais.
_ Ah tiens ! Voilà qui est étonnant, je l'ignorais totalement. . . Vous saviez ça, Gontrand, vous qui êtes si savant et lisez l'Encyclopédie de Diderot ?
_ Je l'ignorais autant que vous ma chère. Mais à quoi peut bien ressembler cette langue gaélique qui vous est si chère ? Pourriez-vous dire quelques mots dans cet idiome, que nous nous rendions compte ?
_ Maise, a Thiarna, sin bâinîn na hÊireann fîte leis olann a bhîtear ag lom ar dhroim caoirigh na Conmhaicne Mara, en effet, votre Seigneurie, voici de la flanelle écrue d'Irlande tissée avec de la laine qu'on tond habituellement sur le dos des moutons du Connemara.
_ Etonnant ! Cela ne ressemble, en effet, en rien à l'anglais, mais ça ne ressemble à rien de connu non plus : je suis souvent en contact avec des Anglais dans mon négoce de vins de Bourgogne et de Beaujolais et j'ai été amené à apprendre quelques rudiments d'anglais, aussi je sais de quoi je parle. . . Voilà qui donne envie d'en savoir un peu plus.
_ Gontrand, nous pourrions inviter ce jeune homme un de ces soirs
_ Voilà qui est une excellente idée, ma chère. . . ".
C'est ainsi que Eoghan fait connaissance avec les Perrache et finit par être embauché par Gontrand Perrache comme commis. Il vit ainsi à Lyon pendant six ans. Puis le mal du pays le saisissant, il rentre en Irlande clandestinement. Au bout de quelques mois, les autorités coloniales anglaises le démasque et l'arrêtent. Il est mis en jugement, et à cause de son évasion, condamné à la pendaison.
" Quoi, c'est tout ? Demande Indéga. C'est ça cette vie antérieure, tout ça pour ça ?
_ Tu t'attendais à quoi, ma colombe, répond Lug, à une vie digne d'un roman ? Toutes les vies se ressemblent : celles où il se passe des événements exceptionnels sont rares.
_ Alors c'était pas la peine. . .
_ Oui, en effet c'était pas la peine et on pourrait dire que cette vie prétendue antérieure n'est que pur mensonge et Daniel ne l'a évidemment pas vécue.
_ Un dieu ne doit pas mentir avec autant d'effronterie : comment croire à un seul mot sortant de ta bouche désormais. En tout les cas tout s'arrête là maintenant.
_ Quoi ? Nous sommes constamment à la recherche des causalités : il faut toujours une cause à tout, l'esprit est ainsi fait. Si Daniel, déjà tout petit, a été attiré par les Celtes et la Celtie, il faut à tout prix en trouver une explication : il y en a une mais elle n'est pas décelable.
_ Alors n'en parlons plus. ".
Sauf que si les dieux et les déesses de la Celtie, réfugiés dans le Uindobitu, ne veulent plus en entendre parler, ce n'est pas le cas pour Daniel. Lui est à la recherche de son identité. Alors, une régression vers une ou plusieurs vies antérieures par l'hypnose serait-elle la solution ?
Cela n'a rien à voir et on saute du coq à l'âne, mais pourquoi réfugiés ? Les dieux et les déesses seraient-ils des réfugiés ? Des réfugiés politiques ou climatiques ? Les divinités de l'ancienne Celtie aurait-elles été persécutées, ou leurs conditions de vie aurait été telles, que la vie sur terre leur aurait été à ce point insupportable qu'elles se seraient réfugiées dans le Uindobitu ? Dans le folklore irlandais on parle plutôt du Sîodh, le séjour du petit peuple des fées. Peu importe le nom.
On peut supposer que ces divinités devaient vivre dans des temps très anciens sur la terre, qui les a délogées ? Les êtres humains, sans doute de la même manière qu'ils sont en train de chasser toutes les autres formes de vie : ce que l'on nomme la bio-diversité. Comment s'y sont-ils pris ? Pour répondre à cette question encore faudrait-il définir un avant et un après, mais existe-t-il sur terre un endroit où cet avant est encore là ? Oui, du moins jusqu'à très récemment car dans cette région là aussi déesses et dieux sont en train d'être expulsés de la surface de la terre. Mais où est-elle cette région ? C'est l'Australie, sur les territoires des Aborigènes qui sont sortis, il y a peu de temps, du pays du rêve, du dream time. Daniel lui aussi rêve beaucoup, du moins rêvait car c'est beaucoup moins le cas maintenant, donc rêvait les yeux grands ouverts ; ce que son entourage matérialiste lui reprochait ; le mot entourage s'entend tout aussi bien comme entourage familial et amical (laissez moi rire) que sociétal sous la forme de la publicité, propagandes et pressions de la part des institutions tant privées que publiques. Les rêves ne sauraient influer sur la réalité ; c'est ce que tout le monde dit, pourtant les Aborigènes voyaient bien que leurs rêves étaient la réalité. Puis les blancs ont tout fait pour détruire leurs rêves et ont même essayé de les exterminer.
Les déesses et les dieux de la Celtie ne sont plus là. Alors c'est désespérant. Daniel pourrait peut-être essayer une dernière tentative pour les faire revenir avant que de sombrer totalement dans le désespoir et de faire comme les autres : dormir. . . Très bien mais comment rêver ? Il a oublié comment ça marche. Néanmoins il fait une tentative.
Daniel fantasme d'avoir hérité, à lui tout seul, de la maison de sa grand-mère buraliste dans ce village de Bourgogne à cru classé. Alors voilà, il fait le tour du propriètaire de l'ancien magasin et du logement puis, va dans le jardin à l'arrière de la maison. Il se fraie un passage parmis la végétation inextricable puis, après avoir franchi un bosquet de jeunes ailanthes et ensuite s'être griffé aux aubépines se retrouve dans un prè, délimité sur les côtés par des haies vives opaques, beaucoup plus large que le jardin. Au fond du pré se trouve la lisière d'une forêt aux chênes centenaires. Un sentier s'ouvre dans le sous-bois et il le prend, il marche sur une distance qui lui semble être de dix kilomètres, le terrain s'élève peu à peu et il comprend qu'il monte sur une colline. Il arrive à une clairière, le sentier continue sur une pente herbue parsemée de buissons, puis il arrive au sommet de la colline.
De là, il contemple un vaste panorama mais, ô surprise ! Il ne correspond en rien au paysage auquel il pourrait s'attendre : si il peut reconnaître la plaine à l'est qu'arrose la Saône, en revanche le massif montagneux qui s'étend à l'ouest n'a rien à voir avec la Montagne Bourguignonne. . . Ce moutonnement de hauts sommets rappelle plus les Alpes que le Morvan, du moins les Préalpes par son élévation si ce n'est par sa forme, car ces dômes, ces cônes ne ressemblent en rien au relief tabulaire de celles-ci.
Daniel redescend par le sentier dans une vallée encaissée et il arrive à la berge d'un puissant et impétueux torrent qui fait bien dix mètres de large : apparemment il est infranchissable. Le sentier se dirige vers le sud en amont du cours d'eau : Daniel le suit et finit par arriver à une passerelle rudimentaire faite de quelques troncs d'arbres jetés au dessus du courant, il la franchit et se retrouve sur l'autre rive. Puis en suivant toujours le sentier, il grimpe une pente escarpée densément boisée de feuillus : cette progression paraît interminable et l'ascension se poursuit toujours plus haut et les sapins finissent par remplacer les hêtres et les bouleaux. Il continue toujours plus haut et il finit par sortir de la forêt qui est remplacée par une prairie parsemée de rocher, il continue de grimper sur cette montagne et à un moment donné se retourne pour regarder le paysage : cette fois il ne reconnaît plus rien car le panorama qui s'étend au loin n'est plus celui d'une plaine bordée à l'est par les plateaux successifs du Jura mais un vaste océan !
Daniel continue son chemin ; au bout de plusieurs kilomètres et au moins 300 m de dénivelé, le sentier s'engage dans un col entre deux sommets puis il redescend dans une autre vallée ou plutôt sur un haut plateau car l'autre versant de cette vallée s'étale en pente douce pour finir par former l'ondulation de ce qui semble être une interminable prairie s'étendant jusqu'à cet horizon où le soleil se couche. La bise se lève et Daniel est frigorifié : il ne s'attendait pas à cette équipée et ne s'est pas habillé en conséquence, non plus qu'il n'aurait pu prévoir de se munir d'un sac à dos avec provisions et de quoi camper. Va-t-il faire demi-tour ? Pour retourner où ? Vers cet océan ? Pourquoi océan d'ailleurs, pourquoi pas mer ? Il sent intuitivement qu'il doit s'agir d'une mer. Peut-être qu'il en sait plus qu'il ne le croit. . .
Daniel décide de continuer à se diriger vers l'est. Il fait déjà nuit quand il arrive au fond de la vallée, mais il repère une lumière au loin sur le versant opposé de celle-ci : il faut que j'aille voir ce que c'est, se dit-il, car si je reste ici je vais mourir de froid. Donc il continue et le sentier finit par aboutir sur une route pavée de large dalles de granite : cette voie semble mener vers le point lumineux. Au bout d'une heure de marche, Daniel finit par arriver à ce qui ressemble à un château : tiens le château de Dracula, se dit-il, des remparts, des tours et un donjon ; tout d'une forteresse médiévale.
Il franchit un pont-levis abaissé au dessus d'un fossé rempli de broussailles épineuses, c'est du moins ce que laisse deviner la pleine lune qui vient de se lever car Daniel reconnaît les fleurs jaunes des ajoncs, puis il pénètre dans une cour sur laquelle donne une porte d'où provient la lumière, la lumière qui l'a conduit jusqu'ici et qui s'est frayée un chemin à travers la grande porte qui perce le rempart et sur laquelle aboutit le pont-levis.
La porte est grande ouverte et semble l'avoir été en prévision de sa venue. Alors Daniel la franchit et il se retrouve dans une grande salle brillamment illuminé par au moins une centaine de candélabres et une grande flambée que l'on a allumée dans une cheminée monumentale au fond de la salle. Daniel se dirige vers celle-ci pour se réchauffer. Il tend les paumes de ses mains vers les flammes et au bout d'un moment, réconforté, il se retourne et considère le décor de la salle : de grandes tapisseries aux couleurs vives sont tendues sur les murs et paraissent représenter des scènes fantastiques, sans doute mythologiques ; une très longue table, entourée de chaises aux dossier sculpté de chimères entrelacées, occupe le centre de l'espace et sur le côté de la cheminée, à la droite de Daniel, un fauteuil d'ébène non moins richement décoré sur lequel est assis un personnage.
C'est un homme dans la soixantaine vêtue d'un pourpoint et de hauts de chausse de velours noir au dessus de bas blancs ; il porte une fraise et sa chevelure grisonnante, mi longue, encadre un visage à barbichette reflètant une expression moqueuse.
Daniel est surpris par cette présence et commence à s'inquiéter : et si c'était pour de vrai un vampire, se dit-il, et, comme pour répondre à cette interrogation muette, celui qui semble être le maître de céans rompt le silence de cette manière : " T'as trop vu de mauvais films sur Dracula, Daniel. . . ". Daniel va de surprises en surprises et dévisage l'inconnu en ayant l'impression de l'avoir déjà vu quelque part ; mais où ? Il finit par demander: " On se connait ?
_ Moi je te connais, mais toi est-ce que tu me reconnais ?
_ C'est la première fois que je vous vois, Monsieur.
_ Peu importe que tu me connaisses ou non ; ça va te revenir. . . Sais-tu au moins pourquoi tu es là ?
_ Oui, pour savoir qui je suis et pourquoi je suis à la recherche de l'ancienne Celtie.
_ Et tu crois que cette ancienne Celtie c'est ce pays que tu as parcouru aujourd'hui pour arriver dans ce château présumé celtique ?
_ Allons donc, ce château c'est le décor de cette série débile de Kaamelott.
_ Ah, alors on t'a fourgué une mauvaise destination : faudra demander à ton agence de voyage de te rembourser.
_ À quoi devrait ressembler l'ancienne Celtie ? La Celtie moderne je la connais : elle n'est plus que l'ombre d'elle même puisque langues et traditions sont en train de disparaître. . .
_ Elle devrait ressembler à ça : le contraire de tout les clichés sur les Celtes, sur les roi Arthur d'opérettes et autres Merlin l'Enchanteur des soap-operas et de l'heroïc fantasy ; ce ne devrait pas être le Seigneur des Anneaux et encore moins Harry Potter, nous sommes fatigués des idées reçues et des pantalonnades en cottes de mailles et armures en fer blanc : nous laissons ça aux imbéciles et aux ignares qui peuplent le monde trivial.
_ Et c'est quoi ce contraire ?
_ Bretagne est terre de poésie, chantait Marie de France.
_ La poésie c'est pas très télégénique.
_ Pour la masse amorphe de ceux qui se gavent de toutes ces niaises séries, certainement, mais le monde entier n'est pas peuplé que d'imbéciles et de médiocres et la sensibilité pour la poésie est plus répandue que l'on ne le croit.
_ À quoi devrait ressembler une terre de poésie ? À la Bretagne des champs d'artichauts et de chou-fleurs fleurant bon le lisier, des côtes envahies par les algues vertes à la douce fragrance d'hydrogène sulfuré, à celle de l'urbanisation galopante et des zones d'activités ?
_ Ne fais pas le béotien, ni l'imbécile : Marie de France faisait allusion à l'ancienne Bretagne, à l'île de Bretagne, où se déroulent les romans de la Table Ronde.
_ Et voilà : nous retombons dans le romantisme niaiseux. . .
_ Ah, voilà ma très chère compagne : Marie vous connaissez sans doute Daniel ?
_ Comment ne le connnaîtrais-je pas ? ". Une femme à grand parage vient de s'introduire dans la salle, elle est vêtue à la mode du XVIème siècle d'une longue robe en forme de cloche, en velours bleu ciel à liserés rouges, et d'une coiffe rappelant celle composant le costume folklorique savoyard. Marie semble ne pas avoir d'âge, elle s'avance vers eux semblant plus glisser que marcher. Daniel, instinctivement, incline le buste en guise de salut, la nouvelle venue sourit d'un air narquois et dit : " Où tu te crois, Daniel, à la cour du roi Henri III ? T'as pas l'air con à faire ce genre de cérémonie. . .
_ Oh, Marie, Daniel voudrait tellement croire que cet endroit fasse partie de la terre de poésie, cette Celtie qu'il fantasme. . .
_ Qui dit poésie dit poème, chant, musique or ici nous n'avons rien de tel. . .
_ Allons nous coucher, nous y verrons plus clair demain, Daniel, mon fidèle Jacquet va te conduire à ta chambre. ". Un troisième personnage vient d'apparaître : un jeune homme sympathique habillé d'une chemise blanche bouffante et d'une culotte noire au dessus de bas blanc, Daniel comprend qu'il s'agit d'un serviteur ; celui-ci le guide à travers les corridors et les escaliers du château en tenant à la main un flambeau. Ils arrivent à la chambre d'hôte, ils entrent dans la vaste pièce tout aussi richement décorée que la grande salle ; sur une table devant le lit un repas appétissant a été servi, puis le jeune serviteur dit : " Voilà, Daniel, tu dois avoir grand faim après tout ce chemin. Je te souhaite bonne nuit. " . Puis il se retire en fermant la porte. Daniel est quelque peu surpris des manières de ce domestique si familier, mais il a dans l'idée qu'il ne doit pas s'agir d'un serviteur. . . il a même l'impression de le connaître et de l'avoir déjà vu quelque part. . .
Une douce chaleur, provenant du feu dans la cheminée, règne dans la pièce éclairée par un chandelier posé sur la table. Daniel fait bonne chère car les mets sont délicieux et raffinés : une caille accompagnée de girolles parfumées baignant dans une sauce au verjus relevée de câpres et en dessert, une charlotte aux framboises nappée de crème fouettée aromatisée à la cardamone.
Puis il se couche dans un grand lit aux bois sculptés d'animaux fantastiques. Il ne tarde pas à trouver le sommeil. Et comme il se doit, il rêve. . .
Il est à la cour de Bourgogne en 2033 et il est en présence du grand duc Charles XVIII dans un salon lambrissé d'or dans le palais ducal à Dijon, capitale des Etats Bourguignons. Il est le premier ministre de cette fédération qui s'étend de la Mer du Nord à la Méditerranée séparant ainsi la France de l'Allemagne, le souverain fait nerveusement le tour du grand salon dans son fauteuil roulant électrique. Charles a été victime d'un attentat à Lyon, quelques années auparavant, et il est resté hémiphlégique. Il apostrophe rudement le chef de l'exécutif : " Monsieur le Premier Ministre, qu'est-ce que vous cherchez à faire ? M'éliminer et prendre ma place ? Hein ?! Vous et votre parti de salopards, vous avez gagné les élections mais ça ne vous autorise pas à prendre tout les pouvoirs : nous sommes encore dans un état de droit. Vous voulez faire comme Hitler ? Vous voyez où ça l'a mené. . . La France et l'Allemagne aimeraient bien se partager la Bourgogne et vous êtes en train de faire leur jeu. . . Et puis dites donc, vous n'avez toujours pas mis la main sur cette saloperie de Danglard, le bras armé des services secrets français, à qui je dois mon fauteuil roulant ?
_ Aux dernières nouvelles, il serait en Argentine, Excellence, nous le faisons rechercher activement, mais nous ne pouvons pas l'exfiltrer comme ça, sinon ça poserait un énorme problème diplomatique : tout ce que nous pouvons espérer c'est qu'il soit arrêté par les autorités argentines ; à ce moment là nous pourrons le faire extrader. Enfin peut-être. . .
_ Suffit ! Vous traînez des pieds, je suis sûr que vous le faites exprès !!
_ Oh, Excellence. . .
_ Autre chose, j'apprend que vous avez acquis ce château à Rully dans la préfecture de Beaune, auriez-vous l'ambition de devenir le marquis de Rully ? C'est à mourir de rire ! Votre arrière grand-père, un certain Joussier, je crois, était manard chez les de Montessus et vous, vous vous y croyez déjà : châtelain de Rully ! Mais pour qui est-ce que vous vous prenez, Schenal ! Vous êtes issu d'une famille de gueux et vous retournerez à votre gueuserie : vous finirez bien par perdre le pouvoir ! . . . ". Daniel se réveille, quel rêve étrange, se dit-il, il finit par l'oublier en un rien de temps.
Il se lève, il fait grand jour et le soleil levant entre par la fenêtre, il se dirige vers celle-ci et contemple le paysage : la même pénéplaine herbue qu'il avait vu la veille quand il était encore sur les hauteurs ; un détail dans cette immensité sollicite son attention : ça ressemble à une grande église, vu l'éloignement, une cathédrale ou une basilique, toute de pierres blanches construites.
On frappe à la porte, c'est Jacquet, il annonce : " Le petit déjeuner est servi en bas, on n'attend plus que toi pour commencer.
_ Dis moi, Jacquet. . .
_ Jacquet ?
_ Pourtant c'est bien comme ça que t'a appelé . . . je ne connais même pas son nom. . .
_ Ah, cet incorrigible farceur de Luc ! le jeune homme rigole, c'est en référence à un vieux film sur le Moyen-Âge, c'est une plaisanterie privée entre nous : faut pas chercher à comprendre. Mon vrai nom, à moi, c'est Coumal, que voulais-tu me dire, Daniel ?
_ Tu n'es pas domestique ici ?
_ Oh, non pas du tout, nous sommes en familles ici et je m'occupe en partie de nos hôtes, Marie, enfin Indéga, assure d'autres tâches. . .
_ Luc, c'est ton père, et Indéga, ta mère ?
_ Non, dans cet endroit le concept de famille n'a rien à voir à ce que vous connaissez chez-vous les. . . ". Coumal ne prononce pas le nom mais Daniel a sa très nette perception : mortels. . . Et eux qui sont-ils ? Les immortels ?
C'est sur cette interrogation que Daniel suit Coumal jusqu'à la grande salle. Luc et Indéga sont déjà attablés et font bon accueil à Daniel, les nouveaux arrivés s'assoient et le petit déjeuner peut commencer.
Daniel demande à Luc : " C'est quoi cette grande église que l'on voit au loin ?
_ Ce n'est pas à proprement parler une église, pas plus qu'un temple : le mieux serait que l'on t'y conduise pour que tu vois de près ce que c'est ; c'était prévu, nous allons atteler le carrosse et dés que nous aurons finit le petit déjeuner nous y allons. ".
Tout le monde monte dans le carrosse et c'est Luc qui fait le cocher. Au bout d'un trajet d'une heure et demi, le carrosse arrive au monument. Daniel pense : on dirait la basilique Fourvière mais en plus grand. L'édifice est en effet immense et les quatres tours cylindriques, situées aux angles, s'élèvent à une hauteur vertigineuse. Il ne comporte pas de fenêtre et la seule ouverture est la porte monumentale rectangulaire. Le tout est très sobre et dépouillé.
Daniel et ses trois accompagnants franchissent la porte que ne ferme aucun vantail. Luc ouvre la marche et fait office de guide. L'intérieur est éclairé par le plafond : la lumière du jour passe non pas à travers des vitres mais par de minces plaques de marbre translucide qui assurent la couverture du monument ; c'est ce qu'explique Luc. Ce système d'éclairage zénithal donne une impression irréelle, crépusculaire, lunaire. Tout est en marbre blanc poli : le sol est pavé de dalles dans ce même matériau et il en est de même des murs. L'intérieur est immense mais absolument vide. Daniel pose cette question à Luc : " À quoi ça sert ?
_ À rien.
_ Quoi ? Tout ça pour ça : rien.
_ Oui.
_ Pourquoi ?
_ Tu t'attendais à quoi ? Tu aurais voulu que cet édifice soit assorti à notre château avec des bas-reliefs tarabiscotés partout, de hautes fenêtres avec des vitraux éclatants, de grandes statues à l'intérieur, des autels resplendissants couverts de pièces d'orfévrerie et de lampes en or, des mosaïques aux couleurs éblouisssantes faites de tesselles d'or et d'argent couvrant toute la surface des murs ? C'est ainsi que tu vois la Celtie : comme un Dysneyland ?
_ Pourtant votre château. . .
_ Justement, retournons y au château. . . ". Tout le monde réintègre le carrosse qui se met en route et fait le chemin inverse.
Tiens, se dit Daniel, je n'avais pas remarqué ce hameau à l'aller. La voiture hippomobile, s'approche en effet d'une agglomération d'une demi-douzaine de maisons à un étage bâties dans une maçonnerie grossière et couvertes de toits en tuiles rouge sale : l'ensemble fait plutôt penser à l'habitat pauvre du nord de la France ou des banlieues éloignées des grandes métropoles. La charette s'arrête.
" Nous sommes rendus, déclare Luc.
_ Mais non, on n'est pas encore au château. . . s'étonne Daniel.
_ Quel château ? Nous n'avons pas besoin de château : ces maisonnettes nous conviennent très bien. Il ne faut pas se fier aux apparences : elles sont très confortables. " Daniel est époustouflé : Luc a changé d'apparence, c'est maintenant un homme dans la quarantaine blond aux yeux bleus vêtu d'un pantalon noir, d'une chemise de chanvre écrue et d'un gilet de flanelle brune ; Indéga porte une robe longue de paysanne, grise, avec un fichu sur la tête quand à Coumal il est habillé comme Luc et le carrosse s'est transformée en char à banc tiré par un seul et unique cheval.
Indèga pousse la porte de la plus grande maison et tout le monde la suit. L'intérieur est la salle commune d'une ferme telle que l'on pouvait encore en voir au début du XXème siècle : une grande table rustique au milieu de la pièce, une cheminée à crémaillère par laquelle est suspendu une marmite au dessus du feu. Indéga s'approche du feu, soulève le couvercle de la marmite, prend un peu de liquide avec une louche et fait ce commentaire : " La soupe aux choux est à point ; on va pouvoir manger ; mettez la table, les hommes. Luc, va chercher dans le cellier une bouteille de rouge cachetée en l'honneur de notre hôte. . . ".
Les quatres assiettes ont été posées ainsi que la grosse miche de pain frais et la bouteille de vin. La soupe est servie et Daniel, qui avait grand appétit après cette promenade, fait honneur à ce repas simple mais roboratif. Luc, en remplissant le verre de Daniel, rompt le premier le silence : " Tiens, goutte moi ça : un gamay de derrière les fagots. . .
_ Merci bien, Luc, mais Luc ce n'est pas ton vrai nom, pas vrai ?
_ Non, mon vrai nom c'est Lug, Lugos dans la vielle langue et dans cette même vielle langue Coumal se disait Camulos.
_ Il n'y a que moi qui garde mon ancien nom : Indéga.
_ Pourtant hier, Lug t'a appelée Marie, pourquoi ?
_ Oh, sans doute à cause de Marie de France : je me souviens d'avoir participé à son existence, il y a très longtemps au Moyen-Àge. Tu connais Lug : il est très taquin ; il y faisait allusion en m'appelant ainsi.
_ Ah, parce que je suis sensé connaître Lug ?
_ De la même manière que tu nous connais tous, Daniel, intervient Coumal.
_ Pourtant je ne vous ai jamais rencontré auparavant. . .
_ T'inquiètes : ça va te revenir. . . dit Lug.
_ Et puis où se trouve la vraie Celtie ? Demande Daniel.
_ Ici.
_ Dans ce hameau misérable ?
_ La Celtie n'est pas une affaire de décor : le décor a changé quand nous revenions de la pseudo-basilique mais la Celtie est toujours là. Depuis hier jusqu'à ce matin nous t'avons joué la comédie pour que tu comprennes que ceux qui se réclament des Celtes et de la civilisation celtique se jouent la comédie à eux-même et aux autres pour essayer de donner le change sur leur médiocrité et la faiblesse de leur intelligence. Il est toujours plus facile de planter des décors fastueux, et de se déguiser dans toutes sortes d'oripeaux, que d'apprendre une langue et s'adonner à l'étude de l'histoire et de la poésie.
_ Pourtant les poèmes engendres des images. . .
_ Elles sont tellement plus réelles et plus vraie que toutes les pantomimes et les simulacres que nous jouent les imposteurs de tout acabit.
_ Qu'es tu venu chercher ici, Daniel, demande Indéga ?
_ Découvrir la Celtie, mais puisque vous me dites que j'y suis. . . admettons. Ce que je voudrais avant tout savoir, c'est pourquoi j'ai été attiré dés ma plus petite enfance par cette même Celtie ?
_ Crois-tu que revivre les vies antérieures que tu aurais connues dans différents pays celtiques pourrait t'apporter cette réponse ? Demande Coumal.
_ Tu n'as jamais fait cette recherche : tu as dépensé beaucoup d'énergie et de temps dans ta vie en te lançant dans toute sortes de quêtes, mais tu n'as jamais fait cette démarche, fait remarquer Lug.
_ Pour accéder à ces vie antérieures, il paraît qu'il faut en passer par des hypnotiseurs professionnels, répond Daniel, qui me garantit de ne pas tomber sur des charlatans ?
_ Et puis que pourrait t'apporter de revivre l'existence d'un journalier irlandais rescapé de la Grande Famine devenu cow-boy en Arizona, celle d'un paysan breton, d'un mineur gallois ou d'un berger écossais ? Quelle différence avec les existences d'ouvrier sidérurgiste au Creusot, de tisserand dans les Flandres ou canut à la Croix-Rousse ? Ah, tu me diras que les premiers parlaient des langues celtiques et les seconds non, mais quand on partage une même misère, on n'entre pas dans ce genre de considérations : l'identité ethnique est une préoccupation de riches et de gens instruits, commente Lug.
_ J'ai peut-être été un poète irlandais du XVIIIème siècle, ou barde gallois du Moyen-Âge et pourquoi pas un druide gaulois du temps de la conquêtes des Gaules.
_ Si tu revis ce genre d'existences sous hypnose tu pourras toujours te dire que cela flatte bien ton égo et à cause de ça nier totalement leur véracité : tu te diras, de toutes manières, que l'hypnose peut induire toutes sortes d'illusions guères différentes du rêve nocturne, fait remarquer Coumal. ". Cette conversation est soudain interrompue par quelqu'un qui frappe à la porte, " Entre, Tarann ! ", fait Indéga. Le nouveau venu est un rustre d'une trentaine d'année, d'allure athlétique, fagotté comme un exploitant agricole en combinaison verte à double fermeture Eclair blanches et chaussé de bottes en cahoutchouc, il salut la compagnie d'un : " Salut les gueux !
_ Oh, Tarann, pourquoi te montrer si désobligeant à chaque fois qu'on se voit, surtout devant notre hôte Daniel, dit Indéga.
_ Ce pique-assiette qui est venu ici sans se faire inviter ! Depuis le temps qu'on se connait, Daniel, t'as pas changé : toujours aussi peigne-cul !
_ Te formalise pas, Daniel, Tarann, Taranis dans l'ancienne langue, a toujours eu un caractère de cochon, intervient Lug.
_ D'où est-ce qu'on se connaît, mal-poli !? Moi je te connais pas et t'ai jamais connu, réplique Daniel.
_ Daniel a du mal à se souvenir, dit Coumal, nous sommes là pour l'aider à recouvrer sa mémoire.
_ Ah, oui ? Et bien moi je vais te la rafraîchir la mémoire : tu te souviens quand tu étais curé irlandais en Chine ? Et bien celui qui t'a torturé c'était moi et j'y ai pris beaucoup de plaisir et quand tu as fini par en claboter, alors là ça été super ! ". Daniel ne devrait sans doute par faire attention aux propos de cet énergumène qui fait irruption chez ses hôtes comme un cheveu sur la soupe. Cependant un rêve nocturne lui revient en mémoire : " Prêtre catholique ", c'est la première pensée qui lui est venue ; il était allongé sur une table dans une infirmerie et un infirmier au type asiatique s'occupait de lui ; c'était un rêve très particulier, très réaliste beaucoup plus réaliste que dans la vraie vie ; il pouvait voir chaque cheveu de la chevelure de l'homme ; de plus il savait, sans la voir, qu'une seringue posée dans un haricot sur la table était si proche de son flanc que son aiguille aurait pu le piquer. L'infirmier a dit : " Demain, on va à nouveau vous interroger. ". Puis il s'est réveillé et a échafaudé à toute vitesse cette conclusion : il avait été un court instant dans la peau d'un prêtre catholique irlandais soumis à la torture quelque part en Chine où il avait été sans doute missionnaire. Il finit par déclarer : " Oui, je me souviens de ce rêve où j'étais dans la peau d'un supplicié mais était-ce vraiment moi ? À ce moment là, j'aurais pu être dans la peau de tout les torturés de la terre.
_ Ton scepticisme n'engendre que des blocages, fait remarquer Indéga.
_ Va t'en, Tarann, grossier personnage : tu ne nous sers plus à rien ! Tu reviendras quand tu seras plus aimable ! gronde Lug. ". L'interpellé, furieux, sort en claquant la porte.
Daniel demande : " Tarann était-il vraiment dans cette vie antérieure ?
_ Tarann participait, en tant que principe de violence, à la vie de ton tortionnaire ; mais il n'est pas méchant, il n'a rien à voir avec Olcos, l'entité du MAL, notre ennemi ; Tarann est utile pour débloquer une situation même si il faut souvent quelqu'un auprès de lui pour le contenir, répond Lug.
_ Et là, est-ce qu'il aurait débloqué la situation?
_ Oui, dans la mesure où tu t'es rappelé ce rêve d'une vie antérieure et cette expérience, à condition de l'accepter et de ne pas y opposer ton scepticisme systématique, va te permettre de trouver ce que tu cherches.
_ Pour cela il va falloir que je fasse d'autres rêves. . .
_ Pas nécessairement, tu veux absolument que la cause de cet attrait pour la Celtie provienne de vies antérieures mais, selon nous, cette cause est autre. Es-tu prêt à l'entendre ?
_ Oui, ça suffit maintenant ! Je traîne ça depuis des années ; il faut que ça se termine.
_ Même si l'Irlande semble être ta terre d'élection exclusive, cette exclusivité n'est pas complète car tu trouves dans chaque pays celtique quelque chose qui t'attire : une spécificité propre à ces différentes terres. Tu es fasciné par le pîobreachd écossais, tu aimes la sonorité et la douceur de la langue galloise et la Bretagne est le chaînon qui lie la Celtie insulaire à celle continentale : voilà ce qui nous mène à l'ancienne Gaule. Si tu es ici en France, à Lyon, anciennement Lugodunon, ce n'est par pour te punir par un douloureux exil mais parce que le centre de la Celtie se situe ici, même si toute langue celtique y a depuis longtemps disparu. Aussi cet universalisme panceltique, ne saurait avoir pour origine et explication une vie antérieure particulièrement marquante qui t'aurait rattachée à tel ou tel territoire : si c'était le cas tu aurais depuis longtemps jeté ton dévolu sur l'Irlande et, en Irlande même, sur une région particulière, or ce n'est pas le cas. ". Lug fait une pose pour reprendre son soufle et continue :
" La braise couve sous la cendre : tout semble avoir été consummé par le feu des invasions étrangères sur ce qui était anciennement la Gaule mais dans le tréfond de l'âme de cette terre subsiste l'identité celtique. Certes l'identité a pour support essentiel la langue et cette langue n'est plus là mais, malgré tout, il est une autre manifestation de l'identité celtique et sais tu ce que c'est, Daniel ?
_ C'est le son de la cabrette, de la musette du Berry et du Bourbonnais sans oublier la musette Béchonnet auquel on pourrait ajouter, en plus aristocratique, la musette de cour : les vibrations des bourdons qui accompagnent le son aigrelet du haubois évoquent les grands espaces ; en cela le centre de la France est si semblable à l'Irlande que berce le son du uilleann pipe et aux Highlands où résonne la stridence du pîob mhôr.
_ Ces grossiers instruments de musique ne servent qu'à faire danser les paysans : moi je préfère la harpe qui scande si bien la poésie, intervient Indéga, la France n'a plus la harpe mais à la Renaissance nous avions le luth. . . je me souviens, du temps de Louise Labé. . .
_ Oh, que tu es snob, Indéga ! Mais vous avez tout deux raison : toi, Daniel, ce sont les grands espaces du Massif Central qui t'attire, alors que toi, Indéga, c'est la poésie, qui exprime la magie du verbe, qui a ta faveur.
_ Et moi alors, demande Coumal, qu'est-ce que je fous là ?
_ Tu es la vitalité et l'enthousiasme de la jeunesse même : tu es le Mac Ôg, jeune fils, de la mythologie irlandaise qui a son équivalent panceltique en ta personne. Vous trois vous formez la triade de l'identité celtique.
_ Et toi, Lug que représentes-tu ? demande Daniel.
_ Je suis l'âme de la Celtie.
_ As-tu obtenu toutes les réponses à tes questions, Daniel ? Demande Coumal.
_ Il est si facile de se raconter de belles histoires et de se hausser le col : que de réincarnations de Ramès III de part le monde, de Jules César, Vercingétorix, Charlemagne et Napoléon également ! Peut-être ne devrais-je me prétendre que missionné par l'ancienne Celtie qui aurait ainsi des velléités de renaître en ma personne, encore que je trouve ça bien prétentieux, mais au moins serait-il plus simple d'accepter les faits sans chercher à en savoir plus.
_ Sais-tu ce qui te tourmente le plus, demande Lug ? C'est-ce que les autres pensent de toi et leurs interrogations : pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu fais ça et pourquoi est-ce que tu es comme ça ? Or le mystère de ta personne peut être résolu de cette manière : tu es la réincarnation de l'ancienne Celtie toute entière ; quand tu étais tout petit et que tu sentais poindre cette identité, tu ne te posais aucune question ; les questions sont venues plus tard émanant de la société et très récemment, se sont les critiques des imbéciles qui sont arrivées. Ah, déplorer la disparition de la langue gauloise et par là, l'identité celtique de la France peut paraître puéril et ridicule, mais que ceux qui te critiquent se méfient car il n'y a rien de nouveau sous le soleil : la France pourrait bien disparaître comme l'ancienne Gaule a disparue. Un exemple récent de la disparition d'une nation nous concerne au plus près : l'Irlande a perdu l'usage de sa langue nationale, l'Irlandais, et ce faisant, son identité ; ce n'est plus qu'un pays anglo-saxon parmis d'autres montrant ainsi la voie à d'autres nations en danger d'être acculturées au monde anglo-saxon. Et la France pourraît être en bonne place pour subir ce sort de la même manière que la Gaule a fini par disparaître. Mais un tel discour, chez les donneurs de leçons de gauche, ne peut être considéré que comme fascisant : il ne faut pas te laisser impressionner par ces imbéciles car ce sont des hypocrites. . .
_ Oh, assez de palabres, Lug, regarde ce magnifique soleil ! Intervient Indéga, il faut profiter de cet après-midi printanier, allons tous nous promener ! ".
Ainsi est fait. Le petit groupe sort de la maison et prend un sentier qui mène à une petite éminence couverte de genets fleuris puis, passé la végétation buissonante, le sentier redescend dans une prairie parsemée de pommiers en fleur où broutent quelques vaches. Au détour d'un bosquet ils font la rencontre d'un personnage étonnant, enfin étonnant pour Daniel mais pas pour ses accompagnants : il s'agit d'un jeune garçon, d'un adolescent âgé de treize ou quatorze ans vêtu d'une tunique à l'antique et à la tête rase ; il tient un baton à la main et Daniel comprend qu'il doit s'agir du jeune vacher qui surveille ce troupeau. Lug lui adresse la parole dans une langue que Daniel suppose être du gaulois. Le jouvenceau répond quelque peu éffarouché. Lug rend compte de ce court entretien : " Il s'agit de Ritos, un des esclaves de Lucius Marcianus, riche patricien de Lugdunum, il n'ose pas trop parler car son maître lui a interdit de parler à des étrangers sous peine du fouet. ". Un cavalier arrive vers eux : un romain portant tunique richement brodée et manteau de pourpre, l'homme semble avoir cinquante ans. Il a à peine un regard plein de mépris pour les promeneurs et il apostrophe le pâtre dans une langue que cette fois Daniel reconnaît : il s'agit bien de latin. L'adolescent répond tout tremblant puis son maître, s'adoucissant, lui parle plus gentiment. Le cavalier s'éloigne et le jeune garçon part à la recherche d'une vache qui est en train d'échapper à sa surveillance.
Lug prophétise : " Vous avez fait la connaissance du futur maire de Lugdunum, je veux parler du jeune Ritos Brogetocnos, dans quelques jours Marcianus en fera son mignon, puis en grandissant celui-ci prendra de plus plus d'emprise sur son maître au point qu'il fera de son amant son héritier exclusif. Ritos l'empoisonnera et ne sera jamais soupçonné, il héritera de toutes les richesses et des positions de Marcianus et deviendra le maire de Lugdunum. Puis il ira à Rome, demander à l'Empereur la royauté de la Gaule que celui-ci lui accordera bien volontier étant donné que cette province est en train d'échapper à l'Empire. Ainsi Ritos deviendra le premier empereur gaulois.
_ Ah, c'est une très belle histoire, commente Daniel indifférent.
_ C'est ton histoire, Daniel, du moins l'histoire d'une de tes vie antérieures en Gaule.
_ Quoi ? C'est ce qui expliquerait ma présence à Lyon ?
_ Ta rationalité excessive t'empêche de croire à cette histoire ; alors prend la comme une parabole qui expliquerait que tu as une revanche à prendre contre cette ville.
_ Oui, mais quelle revanche il y a à prendre quand je suis supposé avoir pris le pouvoir dans cette ville ?
_ Tu y as surtout été un esclave humilié et en devenant maire de Lugdunum cet esclave prenait sa revanche et se vengeait en même temps ; cependant toute la dette karmique n'a pas été liquidée et c'est pourquoi tu te retrouves à nouveau à Lyon et que tu y as à nouveau vécu des situations humiliantes.
_ Karmique, karma, je n'aime pas beaucoup ce vocabulaire qui fleure bon le new-age et la spiritualité de bazar.
_ Ce ne sont que des mots souvent employés plus souvent à tort qu'à raison mais la réalité demeure : si tu as tant de mal à percer dans cette ville c'est qu'il y a une raison très ancienne qui provient du fond des temps. De plus cette histoire, tu la connais puisque c'est toi qui l'as écrite, en celtique ancien, ce qui montre à quel point l'emploi, qui confine à l'absurde, de cette langue reconstituée pour écrire une nouvelle révèle un tourment, venu de très loin dans le temps, totalement enfoui dans ton inconscient, qui a affleuré à l'occasion de cette réalisation extravagante.
_ J'ai fini par tout jeter, y compris dictionnaire et grammaire en celtique ancien.
_ Tu n'en avais plus besoin, alors tu as fini par t'en débarrasser ; ça a servi surtout à ça, ça n'avait plus aucune utilité. ". Les promeneurs reprennent leur marche et ils passent par un petit bois constitué de taillis dans lequel le sentier se fait de plus en plus étroit. Coumal proteste : " Oh ! Où est-ce que tu nous conduis, Lug, tu vois bien que ça ne mène à rien : on va finir par se faire griffer aux ronces et on ne pourra plus avancer !
_ T'inquiète, fils, je sais ce que je fais. . . ". De fait, le petit bois finit brusquement et on se retrouve dans un paysage inattendu de collines désolées couvertes de bruyères et, de plus, le sentier progresse maintenant à travers une tourbière spongieuse. Lug demande à Daniel : " Est-ce que tu sais où nous sommes ?
_ Oui, en Irlande, j'ai l'impression que nous avons remonté le temps et que nous devons nous trouver à la préhistoire de ce pays.
_ Tout petit, alors que tu te trouvais dans une certaine pièce de l'appartement familial, le fort sentiment d'avoir vécu en Irlande dans des temps très anciens, la préhistoire t'es-tu dit dans ta caboche de bambin, t'a envahi. Notre présence dans cet endroit et cette époque illustre cette puissante impression qui depuis ne t'a plus quitté. ". Ils continuent à avancer dans ce paysage où aucune âme qui vive ne se manifeste.
Puis ils arrivent à un pâturage à l'herbe rase où un troupeau de mouton se déplace poussé par une bergère au teint basané et à la chevelure aile de corbeau éparse qui pousse des cris pour les faire avancer : " Touboulou ! Touboulou ! ". Elle vient à leur hauteur, elle est vêtue dans une longue tunique tissée grossièrement dans de la laine écrue, bien sûr elle porte un grand bâton recourbé en crosse à une extrémité, attribut des pâtres, des pastourelles ainsi que des évêques. Elle s'adresse à eux dans une langue non seulement étrangère mais étrange, Lug reconnaît son impuissance à comprendre cet idiome : " Je ne comprends pas cette langue : nous sommes trop tôt dans l'histoire et il ne s'agit pas d'une langue indo-européenne, cependant j'ai quelques rudiments de goïdélique, de gaélique ancien, je vais essayer. . . ". Lug prononce quelques mots que la bergère finit par comprendre ; elle aussi s'essaie à parler dans cette langue mais avec plus de facilité. Lug encouragé par ce résultat, initie une conversation d'une certaine longueur ; au bout d'un moment il rend compte de sa tentative de communication : " Elle s'appelle Anikia, elle est capable de parler, sommairement, une forme très archaïque de goïdélique même si ce n'est pas sa langue maternelle, j'ai compris qu'elle était une esclave et que son maître faisait partie des étrangers venus de de l'autre côté de la mer, au sud, deux générations auparavant. Ces nouveaux arrivés sont sans doute les ancêtres des Gaëls. ". La bergère, obligée de suivre son troupeau, s'est éloignée.
" Rentrons, commande Indéga. ". Ils refont le chemin inverse et regagnent le hameau alors que le soleil se couche.
Pendant le souper, la conversation reprend : " C'est cette vie, dans cette Irlande archaïque, qui m'a le plus marqué, déclare Daniel, vous pourrez dire tout ce que vous voudrez mais je ne peux m'empêcher de me sentir étranger, ici en France, et particulièrement dans cette ville de Lyon que je hait.
_ Puisque tu le dis. . . répond Lug. ". Puis tout le monde va se coucher.
Dans une chambre d'une des maisons du hameau, Daniel peine à trouver le sommeil en proie à encore plus d'interrogations. . . mais il finit par s'endormir. Et il rêve.
Il est dans un jardin potager magnifique qui regorge de toutes sortes de plantes nourricières, il y a grande abondance de légumes qui dégagent un parfum appétissant. Ce jardin est attenant à une coquette maison. Daniel entre dans cette maison remplie de beaux meubles qui embaument la cire d'abeille , dans la cuisine le vaisselier est garnies de très belles assiettes peintes de décors floraux, sur la table repose une grosse miche de pain à côté d'un jambon qui vous met l'eau à la bouche. Tout dans cette maison respire le confort et le bien être. Daniel sait que cette maison est le corps de logis d'une ferme prospère dont les champs fournissent d'abondantes récoltes de blé, d'orge, de sarrazin et de seigle. Dans les prés paissent des vaches qui fournissent de grandes quantités de lait. Quel pays béni des dieux ! N'est-ce pas, Daniel ? Lui dit une voix familière, mais nous ne sommes pas en Irlande ici, mais en France, cela aurait pu être la Gaule. . . Daniel se réveille en sursaut, Coumal vient de le secouer doucement par l'épaule.
" Daniel, réveille-toi.
_ Mais il fait nuit noire, pourquoi tu me réveilles maintenant ? Quelle heure c'est ?
_ Ici on ne compte pas le temps en heures comme chez-vous, mais sache que le jour ne va pas tardez à poindre. Nous ne t'en avons pas parlé hier mais si on se lève si tôt c'est pour une raison bien précise, tu ne la devines pas ?
_ Nous partons en voyage, un long voyage qui demandera bien une journée.
_ Voilà, tout est prêt : la charette a été attelée et les bagages y ont été mis ; nous allons prendre le petit déjeuner dans la maison de Lug et nous partirons. ".
Donc au moment où ils s'en vont le jour se lève à peine. La charette roule sur la route pavée de grandes dalles, puis, au bout d'une heure alors que le soleil se lève, le paysage change, la grande pénéplaine herbue et peu boisée s'incline en une douce pente qui se couvre de bois épais et de bocages entrecoupés de vastes champs de blé. La progression se fait toujours vers l'ouest et alors que le soleil est très bas sur l'horizon la mer apparaît. Daniel demande : " Dis donc, Coumal, est-ce qu'il existe une carte du pays des dieux : la mer à l'est, la mer à l'ouest ; est-ce qu'on est sur une île ?
_ Oui, Daniel, c'est l'île bienheureuse, celle de l'éternelle jeunesse, de la mythologie irlandaise. ". La charette arrive à un port. Lug déclare : " Nous allons embarquer sur ce voilier. ". Il désigne un bateau gréé d'un seul mât, long d'une vingtaine de mètres, qui est amarré avec un dizaine d'autres à un quai de pierre. Les bagages sont hissés à bord et le voilier prend la mer alors que le soleil se couche.
Pas d'équipage sur ce voilier : ce sont nos quatres voyageurs qui doivent assurer les manoeuvres, ce qui pour Daniel pourrait être très difficile mais, sous la direction de Lug, tout se passe à merveille.
Au bout d'une semaine de navigation plein sud, une terre se profile à l'horizon. " Quel est le nom de cette terre, demande Daniel ?
_ Le Paradis, répond Coumal. ". On débarque sur la plage, il fait une douce chaleur, sur le rivage des palmiers se balancent bercés par la brise marine qui tempère la chaleur tropicale. Daniel s'encquiert : " Qu'est-ce qu'on vient faire dans cette carte postale ?
_ Et ben quoi ? C'est le Paradis, et t'es pas content ? répond Lug avec sa gouaille habituelle, après ta mort t'aimerais pas aller dans ce genre de paradis ?
_ Un paradis d'agence de voyages, un objet de consommation : tu parles d'un paradis.
_ T'as raison, mais ça serait quoi pour toi le paradis, demande Indéga ?
_ Celui que j'ai rêvé cette nuit. . . ". Daniel raconte son rêve.
Lug commente : " Si je comprends bien, le paradis pour toi c'est le monde ordinaire où il faut quand même trimer car les légumes, le blé et aussi la vigne pour le vin, il faut bien travailler pour les faire pousser, à moins d'avoir des esclaves pour le faire à ta place. . .
_ Le travail n'est pas forcément une malédiction du moment qu'on aime ce qu'on fait.
_ Tu te vois occuper ta vie éternelle à faire ce genre de travail ? Demande Coumal.
_ C'était de ce paradis que les fellahs de l'ancienne Egypte rêvaient.
_ Parce qu'il ne connaissaient rien d'autre que la boue de leur champs, fait finement remarquer Lug.
_ Oh, Lug, tu te fais le porte-parole d'Olcos, intervient Indéga, c'est Daniel qui a raison : quand on n'a connu que la misère, manger à sa faim, ne pas avoir froid l'hiver et être en bonne santé c'est déjà le paradis.
_ D'autant plus que le paradis peut-être évolutif, dit Coumal, au cours du temps on peut vouloir souhaiter plus, viser de plus hautes sphères et même déroger si l'envie vous en vient. Le jardinier qui s'occupe de ses plantes, qui en est pleinement heureux et qui le vit dans l'instant présent, pour lui il est déjà dans l'éternité. L'éternité c'est quand le temps s'arrête. Toi, Daniel, qui sait pourtant faire tant de choses, tu fantasmes souvent de te voir comme tisserand et de ne t'occuper que de tisser pour l'éternité, alors que pour les gens ordinaires cela peut paraître d'une monotonie à mourir.
_ Bon, on l'explore cette carte postale, on n'a pas fait tout ces milliers de kilomètres pour seulement philosopher. . . dit Lug. ".
Le petit groupe se dirige vers l'intérieur des terres. Il marchent très longtemps à travers une végétation luxuriante, puis ils finissent par rencontrer quelqu'un. C'est un homme d'une cinquantaine d'année, il porte une chemisette au couleurs criardes, un bermuda blanc et des tongues, il est hâlé et plutôt obèse, il interpelle nos héros : " Eh, vous autres, vous avez vu comme vous êtes fringués, vous êtes ici pour tourner un remake de la Soupe aux choux ? ". Daniel et les trois dieux de la Celtie s'entre-regardent et commencent à sentir la chaleur, Daniel fait remarquer : " On aurait dû se changer : sous les tropiques on s'habille plus légèrement.
_ Qu'à cela ne tienne, concède Lug. ". En un clin d'oeil nos explorateurs sont désormais vêtu d'un tee-shirt et d'un boxer pour Coumal, d'une robe courte et légère pour Indéga et d'une chemisette et d'un bermuda pour Daniel et Lug ; le gros homme épouvanté s'enfuit en criant : " Des prêtres vaudous ! C'est le Vaudou ! Ils vont me kimboisé ! ". Daniel fait ce constat : " Nous ne sommes plus dans le monde des dieux n'est-ce pas ? Mais sur une des îles des Antilles.
_ Marchons, intime Lug. ".
Au bout d'un kilomètre, ils voient venir vers eux un vieil homme noir à l'allure très digne de clergyman, il s'adresse à eux : " Ah! C'est donc vous ! Cet imbécile de métropolitain est en train de rameuter toute la Martinique. Normalement les dieux ne se montrent pas aux gens ordinaires mais seulement aux initiés comme moi. Il n'y a que les dieux étrangers au Vaudou qui ont l'effronterie d'apparaître en plein jour mais ça n'arrive pratiquement jamais. . .
_ Quoi ? Nous les dieux de la Celtie nous n'avons pas le droit de partir en vacances ? Demande Lug.
_ Si, mais à condition que ce soit dans l'invisible : dans l'espace des dieux vaudous.
_ Oh, je ne savais pas que les divinités étaient soumis à un apartheid et qu'ils leur était interdit de sortir de leur ghetto, remarque Indéga.
_ Vous pouvez faire toutes les théophanies que vous voudrez, mais seulement chez vous, en Europe.
_ Mais en Europe on ne nous voit pas.
_ Justement : c'est pas en métropole que vous risquerez de provoquer un trouble à l'ordre public alors qu'ici, aux Antilles, mes compatriotes sont très perturbés par ce genre de manifestation. Les cuistres blancs donneurs de leçons appellent ça de la superstition, alors que ce n'est que de la sensibilité que les Blancs ont perdu depuis longtemps.
_ Pourtant le gros homme que nous avons croisé était bien un blanc. . .
_ Vous avez provoqué un phénomène surnaturel : ça a perturbé sa vision du monde et déclenché chez-lui un crise d'hystérie. Même si vous faites tout pour vous rendre inaperçus, en vous déguisant par exemple, les Antillais natifs vous reconnaîtrons. D'ailleurs toi, le vieil homme montre du doigt Daniel, tu n'es pas un dieu : ça se voit comme le nez au milieu de la figure. ". Indéga soupire et dit : " Rentrons, je crois qu'en effet notre place n'est pas ici. . . ". Daniel, sans doute vexé, par la remarque du vieil Antillais, déclare : " Mais dites-donc vous ! Qu'est-ce que vous savez sur moi ? Ces personnes avec qui je suis en compagnie depuis plusieurs jours sont des membres de ma famille : je vous présente Lug, mon arrière grand-oncle, Coumal, le grand frère que je n'est jamais connu et qui a rejoint le monde des dieux prématurément au grand chagrin de ma mère, quand à Indéga c'est ma grand-tante qui a disparu et qui serait devenue une cantatrice célèbre.
_ Je te l'avais bien dit que ça te reviendrait ! S'exclame Lug.
_ Oh, pardon ! Je m'excuse de déranger cette charmante réunion de famille ! persifle le vieil homme, mais vous, Monsieur, vous ne vous êtes même pas présenté, moi c'est Balthazar Chesnier, prêtre vaudou.
_ Mon arrière petit-neveu s'appelle désormais Sétanta, il vient de changer de nom puisqu'il vient de se reconnaître comme faisant partie des nôtres, déclare Lug.
_ Peut-être, reprend Chesnier, mais moi je vois bien que c'est un mortel.
_ Mais à quoi voyez-vous ça ?! Demande abruptement Sétanta.
_ Il est évident qu'il fait partie du monde ordinaire car vous autres dieux, vaudous ou de la Celtie, n'êtes que vibrations ; de nos jours on emploie le mot hologrammes, vous, Sétanta, êtes bien matériel.
_ Mais le gros touriste que nous avons croisé en premier a bien perçu la présence tangible de mes accompagnants ; pour lui ils n'étaient pas de vagues vapeurs. . .
_ Les gens ordinaires ont une très faible capacité de discernement : ils sont parfaitement capable de prendre un hologramme comme quelque chose de réel, moi pas ; je sais à qui j'ai à faire.
_ À ce moment là, il devrait en être pour moi comme pour vous : je devrais avoir la même perception que vous, fait remarquer Sétanta, or Lug, Indéga et Coumal me sont aussi tangibles que vous, Monsieur Chesnier, si je les touche je sentirais bien qu'ils sont faits de substance résistante et solide.
_ Parce que vous vibrez à la même fréquence qu'eux tout en vibrant à la fréquence plus basse du monde ordinaire : en fait vous êtes entre les deux. Moi je perçois l'invisible, mais n'y ai pas un pied comme vous, Sétanta. ". L'entretien s'arrête là et Balthazar Chesnier retourne d'où il était venu.
" Les vacances sont terminées, annonce Lug, rentrons au pays.
_ Déjà ! proteste Coumal, on s'est pas beaucoup amusés, on aurait pu rester encore un peu : ça ne fait qu'une heure que nous sommes ici.
_ Voyons, Coumal, intervient Indéga, pour nous une heure ou mille ans ça ne fait pas de différence : tu n'es pas raisonnable ; il t'en faut toujours plus. . .
_ Mais il a raison, ma chère Indéga, concilie Lug, seulement il faut partir, c'est comme ça : nous avons épuisé toutes expériences sur cette île. ".
Revenus à la plage, les quatre vacanciers sur le retour poussent le voilier dans les flots et se réembarquent en direction du nord. ".
Il naviguent depuis trois jours quand une tempête se lève. L'embarcation est secouée en tout sens puis fini par se briser : c'est le naufrage. Ils se retrouvent tout les quatres à l'eau en grand danger de se noyer mais ils finissent par s'accrocher au mât qui flotte encore. Puis la tempête s'en va aussi vite qu'elle était venu, mais les naufragés grelottent et voient leur situations bien compromises. Les dieux vont-ils mourir d'hypothermie et même de noyade ? Alors que par définition ils sont immortels ? C'est sans compter sur la providence. Le soleil, très haut à ces latitudes, les réchauffe et un fort courant les entraîne vers. . .
Une île déserte, ils ont accosté sur une île déserte avec un volcan au milieu et des cocotiers. Bonjour les clichés et Robinson Crusoé, pense le désormais Sétanta, bien entendu Lug, à qui on ne peut rien cacher, a capté cette pensée et dit : " Ben quoi ? Coumal réclamait un prolongement des vacances et de l'aventure : le voilà servi, n'est-ce pas, Coumal ?
_ Qu'est-ce qu'on va béqueter ?
_ Oh, en voilà un, d'enfant gâté ! feint de se facher Indéga, tu es resté un adolescent, Coumal, mais c'est comme ça qu'on t'aime. ".
Coumal prend la direction des opérations et en un rien de temps une paillote est construite non loin d'un ruisseau à l'onde cristalline, il cueille un grand nombre de noix de coco, déterre des ignames, trouve d'autres fruits tropicaux et réussit à allumer un feu avec les moyens du bord. Il prépare ainsi un délicieux repas avec trois fois rien. Alors ils séjournent sur cette île paradisiaque. Pendant combien de temps ? Un mois ou mille ans ? Peu importe puisque le temps des dieux n'est pas celui des humains.
Mais Daniel, alias Sétanta, commence à s'inquiéter et s'en ouvre à Lug : " Dis donc, Lug, c'est bien joli le paradis mais qu'est-ce qu'on s'y fait chier !
_ Oh ! Un langage aussi trivial ne sied pas à un aspirant dieu, gronde Indéga.
_ Il a raison, intervient Coumal, il y a longtemps qu'on a fait le tour de l'île et il n'y a plus rien d'intéressant à faire ici.
_ Dans ce cas construisons un radeau, déclare Lug, et quand il sera construit, nous rassemblerons des vivres et nous partirons d'ici. ".
Ils sont sur le point d'achever la construction du radeau quand, un beau matin, un trois mâts fait son apparition dans la baie. Allons bon, il ne manquait plus que ça : je parie que ce sont des pirates, se dit Sétanta. Une chaloupe est mise à flot et six hommes rament jusqu'au rivage.
Daniel n'en peut plus et il engueule carrément Lug : " Maintenant, ça suffit, Lug !
_ Oh, je vois qu'il y a de la mutinerie dans l'air. . .
_ Tu es le scénariste et le metteur en scène de cette histoire et c'est un très mauvais film de série B.
_ Quoi ?! Tu me prends pour un démiurge ? Je ne mérite ni cette infamie ni cet excès d'honneur. . .
_ On sait que tu es cultivé. . . mais tout ça ne rime à rien !
_ Mais dis donc, mon petit père, c'est pas nous qui sommes venus te chercher : c'est toi qui a fait irruption dans notre monde ; tu t'y es invité ! Finalement c'est ce rustre de Tarann qui avait raison : tu n'es qu'un pique-assiette ! Tu es venu chercher ton identité ici et tu ne l'as toujours pas trouvée alors qu'il n'y a rien à chercher et donc rien à trouver ! Tu cherches surtout à donner un sens à une vie ratée ! Tu es un artiste raté ! Voilà ce que tu es !
_ Ah, je vois ! Le vernis craque ! Au début ce n'était que sourires et paroles doucereuses, et maintenant je suis imbuvable !!! Vous autre dieux vous êtes aussi hypocrites que les humains ! ".
Pendant que Daniel, qui a même rejeté son nom de dieu Sétanta, s'engueule avec Lug, dieu patenté et assermenté, la chaloupe a finit par accoster sur la plage. L'homme et le dieu tout à leur querelle, n'ont pas fait attention à ce groupe de personnes qui s'approche d'eux. Celui qui semble en être le chef, se racle la gorge et demande : " Hum, hum, que faites vous ici, mes amis ? ". Daniel et Lug se tournent vers le nouveau arrivant et le considèrent avec surprise : c'est un homme de type européen dans la cinquantaine vêtu sans façon d'une marinière et d'un panta-court bleu marine. Daniel s'attendait à voir débarquer un pirate des caraïbe mais c'est une sorte de baba cool qui fait irruption dans leur monde. L'équipage de la chaloupe se compose d'adolescents, dont un ne semble avoir guère plus de treize ans, habillés de la même manière que leur encadrant. L'homme se présente : " Je suis Tugdual Jaouenn, et je suis organisateur de croisière afin de réinsérer des jeunes à la dérive.
_ Ah, en débarquant sur cette île vous espérez leur offrir un morceau de paradis terrestre, n'est-ce pas ? Insinue Lug à qui on ne la fait pas. " Jaouenn se trouble et pique un fard, Indéga sent bien le malaise et intervient : " Lug, il faut partir d'ici ; le bateau de monsieur va pouvoir nous permettre de rentrer chez-nous, nous n'allons tout de même pas commencer par nous fâcher avec nos sauveteurs. ".
Lug sait mais ne préfère pas savoir ; de plus son engueulade avec Daniel lui fait comprendre qu'il est temps de terminer cette histoire. Bien, on s'arrange avec ce Jaouenn qui semble pourtant de sacs et de cordes. Les quatres naufragés embarquent sur le trois mât qui les conduit sur une île des Caraïbes et de là ils prennent l'avion pour rentrer en France.
Le mot rentrer ne peut guère s'appliquer que pour Daniel, ex Sétanta, mais pour les dieux, Lug, Indéga et Coumal ? La France n'est pas leur chez-eux puisque leur chez-eux c'est le Uindobitu, l'ancienne Celtie apparemment disparue. C'est à son tour à Daniel d'héberger les dieux de la Celtie. Comment est-ce qu'on héberge des dieux ? Pas facile, la seule solution pour Daniel, qui n'a qu'un tout petit logis qui n'est même pas vraiment le sien, c'est l'hôtel. Un hôtel de quartier assez minable dont les dieux doivent s'accommoder, mais ce n'est que du provisoire car comment des dieux peuvent-ils s'insérer dans une société humaine, qui plus est tristement matérialiste ?
Donc Daniel va voir les dieux dans leur chambre d'hôtel où ils vivent tant bien que mal depuis au moins un mois. D'entrée Lug, passablement chagriné dit : " Excuse-moi, Sétanta, car pour moi tu es toujours Sétanta, pour les mots que j'ai eu à ton encontre sur l'île soit-disant paradisiaque. Je faisais le malin, mais ici, chez les humains, je ne fais plus le malin car tout dieux que nous sommes nous ne pouvons faire que le constat de notre faiblesse et de notre vulnérabilité. Sans ta générosité nous serions à la rue.
_ C'est peu de chose face à votre hospitalité dont j'ai bénéficié alors que j'étais dans le Uindobitu.
_ C'est une hospitalité qui ne nous coûtait rien, car dans le monde de l'esprit il suffit de penser pour que tout arrive, alors que dans le monde d'en bas c'est une toute autre chanson. Tu t'es trompé quand tu m'as dit que j'organisais la réalité lors de notre dispute sur l'île : c'était tout à fait impossible puisque nous étions dans le monde des humains ; à preuve, tu attendais les pirates des caraïbes comme dans un mauvais film d'Hollywood et c'est le trois mâts d'un pédophile qui est arrivé. C'était totalement inattendu.
_ Cependant, à la Martinique tu as utilisé la magie pour nous faire changer de vêtements et le prêtre vaudou vous a reconnu comme étant des dieux.
_ Certains humains, de rares privilégiés, sont capables de tel prodiges et Balthazar Chesnier a bien perçu notre essence divine.
_ Est-ce que vous pourriez mourir ici-bas ?
_ Mourir n'a aucun sens pour nous, mais en descendant, certains théologiens diraient en chutant, nous avons créé ce corps physique qui enveloppe notre corps divin : nous pouvons être tués ou tomber malade mortellement, à ce moment là cette coque matérielle tombera et pourrira et notre corps spirituel rejoindra automatiquement le Uindobitu.
_ Quelle différence avec les humains ?
_ La différence c'est que nous les dieux savons que quoiqu'il arrive nous sommes immortels, vous autres humains ne le savez pas ou ne voulez pas le savoir ou, vous vous dites que c'est trop beau pour être vrai. Mais il est vrai qu'il y a chez-nous quelque chose qui permet ça : c'est que nous nous souvenons de tout alors que vous autres vous oubliez tout au fur et à mesure ; voilà votre malédiction. Et puis pour accéder à la vie éternelle encore faut-il le vouloir : une grande partie des humains a renoncé à ce désir même ; tant pis pour eux. Ce n'est pas faute de les avoir prévenu : nous les dieux faisont de fréquentes incursions ici-bas pour les mettre au courant mais tout ce que nous recevons d'eux c'est des jets de pierres. Ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n'entendent pas. ". Indéga soupire et dit : " Tout ça c'est très bien mais il est temps de rentrer à la maison, tu crois pas Lug ?
_ Tu as raison ma douce, il est grand temps.
_ Comment pourriez-vous rejoindre le pays des dieux autrement qu'en mourant ? Demande Daniel.
_ Comme ça. ". C'est Coumal qui vient d'intervenir : il est sur un lit dans un coin de la chambre et il fume une cigarette qui exhale une odeur balsamique très spécifique. " Coumal ! Tu as encore ramené cette cohonnerie ! gronde Indéga.
_ Comment un dieu de ta sorte peut s'abaisser à ça !? Demande Daniel choqué, Je sais bien qu'il y a de nombreux dealers dans le quartier mais où as-tu trouvé l'argent ?
_ Bah. . . ". Coumal claque des doigts et une liasse de billets apparaît dans sa main. Daniel se met en colère : " Vous feriez mieux de vous servir de ce qui vous reste de pouvoir magique pour vous forez un passage afin de revenir dans le Uindobitu !!! Je ne vais tout de même pas payer votre chambre d'hôtel ad vitam aeternam, je n'en ai pas les moyens !!!
_ Te fâche pas, Sétanta, tente d'apaiser Lug, nous n'avons plus assez de pouvoir pour le faire : une chose est de faire apparaître des biftons une autre est de rejoindre le pays des dieux. Ecoute, tu vas nous aider. . .
_ Comment est-ce que je pourrais vous aider : je n'ai pas vos pouvoirs magiques moi ! Rugit Daniel.
_ C'est bien ça ton problème, mec, dit Coumal, depuis une éternité tu nous saoûles avec ta quête d'identité, alors que si tu avais tout ce que tu veux en un claquement de doigts tu ne te poserais même pas la question.
_ Oh dis-donc, toi le Mac Ôg, autant tu étais charmant la première fois que nous nous sommes rencontré dans le château de conte de fée, autant tu as pris un air de tête à claque ici ! On dirait que le monde des humains a déteint sur vous : il est en effet temps que vous partiez !
_ Calme-toi, Sétanta, intervient Lug, tu vas nous aider car tu es déjà venu chez-nous sans que l'on te le demande et sans que l'on fasse quoique ce soit pour le faire. Tu as au moins ce pouvoir. Est-ce que tu te souviens du cheminement qui t'as permis de gagner le pays des dieux ?
_ Et bien, c'est en passant par la maison de ma grand-mère.
_ Bon, et bien il n'y a qu'à y aller et ensuite on verra.
_ Très bien, on prendra le train demain matin, je vais voir les horaires. . . ".
Donc le lendemain, tôt le matin, tout notre beau monde est dans le train puis, deux heures plus tard, après être passé par Châlon-sur-Saône, on descend à la gare d'une petite ville. " Pour aller au village où se trouve la maison nous devrons marcher un peu, déclare Daniel. ". Ils empruntent un chemin de promenade qui passe par les vignes et les champs et enfin au bout d'une heure de marche ils arrivent à la maison. Ils entrent dans l'ancien bureau de tabac et Daniel les guide directement vers le jardin à l'arrière. Une fois dans le jardin, ils traversent la petite jungle et se retrouvent dans le pré et ensuite dans le bois, ils grimpent la colline et. . .
Dans la clairière du sommet, Daniel ne reconnaît plus rien : certes la plaine de la Saône se trouve toujours à l'est mais à l'ouest, c'est bien la Montagne Bourguignonne qui est présente conformément à la cartographie officielle et non cette chaîne de montagnes élevées qu'il avait vu lors de sa première incursion. Il fait ce triste constat : " Mes amis, je crois que vous êtes condamnés à rester coincés dans cette réalité d'ici-bas : je ne retrouve plus le chemin pour revenir chez-vous. . .
_ Continuons, intime Lug, on verra bien. . . ".
Alors on redescent la colline et, après avoir traversé le Canal du Centre, la petite troupe continue sa progression vers l'ouest par des chemins de randonnée. Ils cheminent ainsi par la Montagne Bourguignonne le restant de la journée. Quand ils arrivent à Autun il fait nuit noire. Ils passent la nuit à l'hôtel puis au matin, dans la salle du petit déjeuner, Daniel s'adresse à Lug : " Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
_ On continue, toujours vers l'ouest.
_ À quoi ça rime, tu vois bien qu'on est toujours dans ce bas monde.
_ J'ai confiance, continuons. ". Ils reprennent un chemin de randonnée à la sortie de la ville et grimpent les hautes collines du Morvan. À la mi-journée, ils arrivent à un tout petit village situé en terrasse sur le versant sud d'un mont. Ils sont passés par un petit sentier entre deux maisons et ils se trouvent maintenant sur l'unique rue du village. Toute les constructions se trouvent au nord et au sud s'ouvre un vaste panorama. Lug demande à la seule personne présente en cet endroit envoûtant, une vieille femme assise devant sa maison sur un banc de pierre, où ils se trouvent. " Vous êtes ici à Balory, mon bon monsieur. ".
Lug pousse un soupir de soulagement : " Ouf ! Nous sommes revenus au pays des dieux.
_ Comment ça ? Demande Daniel, cet endroit m'a tout l'air d'être la réalité ordinaire. . .
_ Oui, mais Balory n'existe pas : quand tu seras revenu chez-toi à Lyon, Sétanta, tu regarderas sur une carte et tu auras beau chercher, même sur une carte d'état-major à toute petite échelle, ce petit village, tu ne le trouveras pas. C'est ici que nous nous séparons, provisoirement, nous, nous restons ici et toi tu rebrousses chemin et, à Autun, tu prendras un bus et tu regagneras ainsi tes pénates. " Et c'est ainsi que ça se passe.
Rentré chez-lui, Daniel, se remémore l'ultime réponse des dieux à sa quête existentielle, exprimée par le Mac Ôg : " Si tu avais tout ce que tu veux en un claquement de doigts, tu ne te poserais même pas la question. ". On s'en contentera, se dit-il, du moins pour l'instant. . .
" Maintenant que nous sommes à Balory, qu'est-ce que nous y faisons ? Demande Indéga, et puis es-tu si sûr que nous sommes revenu chez-nous, Lug ? La vieille dame que tu as interrogé ne m'a pas l'air d'être une déesse. . .
_ Le mieux serait de le lui demander. . . ". Lug se dirige à nouveau vers la vieille personne, qui se chauffe au soleil de ce début d'après-midi assise sur son banc. ". Dites-moi, ma chère Madame, êtes-vous une déesse ?
_ C'est pour la caméra cachée, c'est vous Jacques Rouland ?
_ Ayayaï ! on s'est gourré grave ! S'exclame Coumal.
_ Pas de panique ! tente de rassurer Lug, je suis sûr qu'il y a un autre moyen de vérifier. . .
_ Comment ? ". Indéga est vraiment très angoissée à l'idée de rester coincée dans le monde ici-bas, mais elle avise la chapelle à quelques maisons de là, elle s'y dirige, Lug et Coumal la suivent. Ils entrent dans l'édifice religieux dont les portes, par chance, sont grandes ouvertes : le prêtre itinérant, qui dessert plusieurs paroisses, y est ce jour là présent à l'occasion d'un enterrement. En voyant s'approcher de lui ce trio à la mine défaite, il dit : " Vous êtes très en avance : la messe d'enterrement n'aura lieu qu'à seize heures, je n'ai pas enfilé les habits sacerdotaux et rien n'est prêt, et les pompes funèbres qui ne sont toujours pas là. . . vous voyez bien.
_ Ce n'est pas pour ça que nous venons vous voir, déclare Indéga, mais. . . ". Que demander ? Que dire ? Le prêtre sent bien ce désarroi qui n'est pas dû à la perte d'un être cher, il reprend : " Vous vous êtes égarés dans votre randonnée ? Ce n'est pas si grave : il y a un autocar qui passe dans une demi-heure au croisement de la départementale en contrebas, il vous conduira à Autun. . .
_ Ce n'est pas à Autun que nous voulons aller, mais chez-nous dans l'au-delà, lâche tout à trac Coumal.
_ Ah, mon fils, je n'ai guère le temps pour vous apportez un réconfort spirituel : j'ai cette cérémonie à préparer. . . Tiens ! J'entends d'ailleurs l'arrivée du corbillard. Je vous accorderai plus de temps après l'enterrement, mais là, je suis à la bourre. . . ". Désemparés, les trois divinités ne peuvent que suivre le mouvement. Les employés des pompes funèbres amènent le cercueil puis le posent sur des tréteaux, puis c'est la famille et les proches qui arrivent, peu nombreux, tout au plus une demi douzaine, la vielle femme qui était assise sur le banc fait partie de l'assistance. Le prêtre dit la messe et les employés des pompes funèbres transportent le cercueil au cimetière, qui se trouve juste devant la chapelle de l'autre côté de la rue, en contrebas. Pour y accéder, il est nécessaire de descendre par un escalier de quelques marches constitué de grossiers moellons de granite usés par le temps. Nos trois égarés suivent le mouvement et se retrouvent devant la fosses où les croque-morts descendent le cercueil. Le curé récite une prière et dit encore un sermon, et puis c'est fini : l'assistance s'éparpille et les professionels de la mort réemballent leur matériel, regagnent leur véhicule et s'en vont.
Lug, Indéga et Coumal restent là les bras ballants, passablement hébétés. Le prêtre en surplis s'approche d'eux et demande : " Est-ce que ça va, mes amis ?
_ Lug, si nous n'arrivons pas à rentrer chez-nous, c'est comme ça que nous allons finir ? Fait Indéga, terrorisée.
_ Allons, allons, ma douce, nous allons nous en sortir. . . ". L'homme d'église s'étonne de ce dialogue et s'interroge sur la nature du réconfort spirituel qu'il pourrait prodiguer à ces égarés. . .
Pendant ce temps là, à Lyon, Daniel entre dans une librairie et farfouille dans les cartes IGN destinées aux randonnées. Par curiosité, il ouvre une carte sensée représenter le coin où il aurait laissé ses compagnons avant hier. Je suis sûr que je ne vais évidemment pas trouver Balory, puisque Balory fait partie du pays des dieux, se dit-il, il refait leur itinéraire à partir d'Autun à travers le Morvan et. . . son sang se glace. . . juste là, dans un pli de la carte. . . mon Dieu, c'est pas possible ! Il vient de lire le nom de. . . Balory. La tête lui tourne : les dieux se retrouvent coincés ici-bas. . .
Complètement sonné, Daniel rentre chez-lui, et que ne voit-il pas sur le palier devant sa porte ? Nos trois divinités ! Après de chaleureuses retrouvailles, Daniel installe sa divine famille autour de la table basse du salon où il leur sert une réconfortante collation accompagnée d'un café.
" Et maintenant qu'est-ce que vous allez faire, puisque ça n'a pas marché ? Demande Daniel, quelque peu peiné.
_ Mais Balory n'était pas sensé exister, dit Lug.
_ Qui t'as fait croire ça ? Interroge Daniel.
_ J'étais ton arrière grand-oncle, l'oncle de ta grand-mère buraliste, avant d'être ascensionné et j'étais forgeron à Balory.
_ Qu'est-ce que tu peux être ballot ! Balory existe, puisque tu y as vécu et travaillé avant de rejoindre le Uindobitu. . . Tu n'as pas réflèchi à ça ?
_ Du temps où j'y vivais c'était encore une annexe du pays des dieux : de la même manière que la France a des annexes territoriales, en la présence des DOM-TOM, le Uindobitu en a disséminés un peu partout sur terre.
_ Et, à présent, Balory ne serait plus une de ces annexes, pourquoi ?
_ Pour répondre à cette question, il faudrait que préalablement tu saches en quoi consiste ces extensions du pays des dieux : ce sont des zones mixtes où vivent des mortels mais des mortels qui savent qu'ils sont citoyens du pays des dieux même s'ils n'ont pas le statut d'immortalité. C'est leur foi intense dans l'au-delà qui leur confère cette citoyenneté ; bien sûr, des personnes de grande foi sont très répandues de part le monde, mais c'est dans ces zones, dont Balory faisait partie, qu'ils se concentrent le plus.
_ Pourquoi Balory a perdu ce statut ?
_ Le monde moderne a poussé ses tentacules partout et mon village s'est sécularisé en étant envahi par des citadins venus s'établir en masse dans nos campagnes : avec eux ils ont apporté l'incroyance et le matérialisme, si bien qu'à Balory même, il n'existe quasiment plus de croyants. Coupé de cette réalité dans le Uindobitu, je ne suis pas rendu compte à quel point les choses avait changés ici-bas : les lotissements et les hypermarchés ont poussé partout et la télé, la publicité, n'ont pas arrangé les choses. L'Eglise, en se rangeant depuis des siècles du côté des possédants et des puissants, a renoncé à sa mission première qui était de défendre les humbles et les opprimés tout en leur inculquant la foi qui leur auraient permis d'accéder au pays des dieux.
_ Dis-donc, Lug, si tu avais posé cette question : Dites-moi, ma chère Madame, êtes-vous une déesse ?, que tu as posée à cette vieille femme sur le banc avant-hier, à une autre vieille femme analogue, mais vingt ans plus tôt, qu'aurait-elle répondu ?
_ Elle n'aurait évidemment pas compris immédiatement et j'aurais dû reformuler ma question dans des termes plus accessibles à ses concepts : j'aurais sans doute posé cette question toute simple et toute bête : ma chère Madame, croyez-vous en Dieu ?, si elle m'avait répondu par l'affirmative, et je crois qu'il y aurait eu de grande chance pour que ce soit le cas, j'aurais été sûr que nous étions rentrés chez-nous. Avant hier, en me répondant de cette manière aussi stupide : C'est pour la caméra cachée, c'est vous Jacques Rouland ?, cette vieille femme moderne m'a signifié que Balory était désormais un territoire perdu du pays des dieux, car à la place d'une incompréhension légitime, elle m'a opposé un cynisme d'autant plus inconscient qu'il a été, des années durant, véhiculé par la télé, instrument d'abrutissement s'il en est.
_ Ouhlala, Lug ! s'exclame Daniel, si tu avais en face de toi le matérialiste d'extrême-gauche que je connais, il t'aurait déjà sauté à la gorge en criant : à bas la calotte!
_ Quoi ? Déclarer sa foi est considéré comme réactionnaire dans ce monde en perdition dominé par Olcos? Et bien tant pis, ce qui nous importe à nous c'est de rentrer chez-nous.
_ Et si cette vieille femme avait été une poétesse, car des fois dans les campagnes il y a des poètes qui s'ignorent, qu'aurait-elle répondu à ta question initiale ? Demande Indéga.
_ Elle aurait répondu ceci, en se souvenant d'une chanson de George Brassens :
J'ai perdu la tramontane
En trouvant Margot
Princesse vêtue de laine
Déesse en sabots
Si les fleurs, le long des routes
S'mettaient à marcher
C'est à la Margot, sans doute
Qu'elles feraient songer , et là, c'est sûr on serait rentré chez-nous, car les poètes, chez-nous, sont aussi chez-eux, ma chère Indéga.
_ Oh, comme c'est joliment dit, mon Lug. . .
_ Mais j'y pense, intervient Daniel, il faut remettre la main sur ce prêtre vaudou Balthazar Chesnier : je suis sûr qu'il vous fera réintégrer le pays des dieux ; je ne sais si la Martinique en est une annexe, mais il y a de fortes chances, que sur cette île, il y ait des îlots préservés par la modernité.
_ Pourquoi pas, dit Lug, on retournerait dans les Antilles. . . mais avec quels moyens ?
_ Allons, vous n'avez qu'à claquer des doigts pour avoir de l'argent : Coumal m'en a fait la démonstration l'autre jour ; vous êtes bien revenu de Balory à Lyon, alors ?
_ Ouaih, parlons-en : nous avons dû faire du stop, faire la manche pour grailler un peu et dormir dans des halls d'immeuble ; de vrais clodos, voilà ce que nous sommes devenus, rétorque Coumal.
_ À trop demeurer ici-bas, nos pouvoirs divins se sont amoindris et ont même fini par disparaître, déclare Lug.
_ Si je comprends bien, vous n'êtes pas plus que des mortels maintenant. ". En entendant ces mots cruels, Indéga ne peut s'empêcher d'éclater en sanglot ; Lug essaie de la consoler : " Allons ma douce, même si nos corps mourront un jour nous sommes assurés de rentrer chez-nous après cet épisode douloureux.
_ Tu en parles à ton aise, toi, Lug, tu as été ascensionné et tu n'es pas mort, Coumal est mort quand il était nourrisson et il ne s'en souvient pas ; quand à moi je sais ce qu'est la mort, cette mort qui a clos cette vie où j'étais cantatrice et me prénommais Marthe ; j'en ai un souvenir très vif et douloureux.
Daniel tente de faire diversion : " Je pourrais vous payer le voyage vers la Martinique mais mes finances sont au plus bas. . .
_ De toute manière, essayer de retrouver ce Balthazar Chesnier ne me paraît pas une bonne idée, réplique Lug, un prêtre vaudou ne réussira pas là où tu as échoué. . .
_ Et pourquoi donc ? Un prêtre vaudou est plus qualifié que moi pour percer un pertuis jusqu'au pays des dieux, ce me semble.
_ Non, pas forcément, tu as eu le pouvoir de venir jusqu'à nous : tu vois bien que tu es compétent. En cherchant sur les cartes tu as fini par trouver Balory, n'est-ce pas ?
_ Oui, c'est pourtant bien toi qui m'as dit que Balory n'existait pas alors que nous nous y trouvions tous ensemble avant-hier : son irréalité était le gage de réussite de votre retour au bercail.
_ Non, car dans ma vie d'avant j'y ai été forgeron et cette vie je l'ai bien vécu ici-bas.
_ Alors, pourquoi m'avoir dit ça ?
_ Car dans d'autres univers parallèles Balory n'existe pas : dans celui de la dure réalité, il n'existe pas.
_ Quel est ce monde de la dure réalité ?
_ Un monde qui n'a pas été conçu par l'imagination, alors que le monde où nous évoluons présentement est le fruit de l'imagination.
_ De l'imagination de qui ?
_ Je ne sais ; les hindouistes disent que le monde est le rêve de Brahma, que dirions-nous, nous qui ne sommes pas hindouistes ?
_ Ce matin, si en consultant les cartes je n'avais pas trouvé la moindre trace de Balory alors je me serais trouvé dans le monde de la dure réalité et. . .
_ Nous ne serions même pas là.
_ Dans ce cas, si nous sommes dans le monde de l'imagination, de l'Imaginal, réjouissez-vous car vous êtes à nouveau chez-vous. . .
_ C'est plus facile à dire qu'à faire, intervient Indéga, nous n'avons plus nos pouvoirs divins. . .
_ Voulez-vous que je vous dise ? Vous n'êtes qu'une bande de faux-culs, vous me menez en bateau depuis le début : si vous êtes des dieux vous avez tout pouvoir, y compris celui de regagner le Uindobitu instantanément ; vous me jouez la comédie n'est-ce pas ?
_ Tu te trompes, Daniel, réplique Indéga, car quand je te dis que j'ai peur de la mort c'est la vérité : demande à Coumal et à Lug ; avant hier à cet enterrement à Balory j'ai été très secouée. . . et tu n'étais pas là donc je ne pouvais pas te jouer la comédie.
_ Il existe des strates dans la réalité, déclare Lug, la strate la plus basse est celle de la dure réalité où nous, nous autres dieux, n'existons même pas ; là présentement, même ici-bas, nous sommes dans la strate immédiatement supérieure et dans la strate encore au-dessus se déploie notre royaume.
_ Comment se fait-il que j'ai échoué à vous ramener chez-vous ?
_ La première fois que tu as pénétré dans le jardin de ta grand-mère, tu es directement passé dans un monde imaginaire où nous existons ; au début, jusqu'à un certain point, ce monde a été le fruit de ton imagination pure puis une autre imagination créative a pris le relai qui n'avait plus rien à voir avec la tienne : nous ne sommes pas tes créations, nous avons une existence autonome dans l'Imaginal.
_ Mais c'est quoi cet Imaginal, qu'est-ce que c'est ce jargon ?
_ L'Imaginal est l'imaginaire du grand Esprit. Voilà pourquoi tu n'as pas réussi à nous guider jusqu'à chez-nous : la deuxième fois que tu as pénétré dans ce jardin pour nous ramener au pays des dieux, parvenu au sommet de la colline, après le pré et le bois, tu n'as pas voulu reproduire le même paysage que lors de ton premier voyage.
_ Par exemple ! Comme si j'étais un créateur de réalité. . . fait Daniel, sceptique.
_ Ce premier voyage tu l'as fait en imagination, en fantasme, c'est ainsi que tu as créé la mer à l'est et une chaîne de montagnes élevées à l'ouest, mais tu n'as pas voulu refaire la même opération qui nous aurais pourtant permis de revenir chez-nous, et tu sais pourquoi tu n'as pas voulu le faire ? Parce que dans ce deuxième voyage le sentiment de la réalité objective, de la réalité indépendante de toi, a pris le pas et c'est pourquoi le panorama du haut de cette colline est devenu conforme à la géographie conventionnelle avec la plaine de la Saône à l'est et la Montagne Bourguignonne à l'ouest. En refusant de laisser libre cours à ton imagination, tu nous as littéralement créés à ce monde en ce sens que nous ne sommes plus imaginaires : nous nous sommes échappés de l'Imaginal. Nous-mêmes, nous ne nous en sommes même pas rendu compte : ainsi quand nous sommes arrivé à Balory fortuitement _ mais était-ce bien fortuitement ? _ j'ai cru que nous étions revenus au pays des dieux, dans le sens où je savais que Balory ne se trouvait certes pas dans la dure réalité, mais j'avais oublié que le village, où j'avais passé la plus grande partie de ma vie, était dans une réalité intermédiaire, et que, par ton refus de céder à ton imagination, tu nous avais ainsi verrouillé à ce monde entre les deux.
_ Si je comprends bien un troisième voyage s'impose, dit Daniel en soupirant. ".
Comme tout le monde est fauché, il ne sera pas question cette fois-ci de prendre le train : place au joies du covoiturage. . . Alors, Daniel précède à nouveau les dieux égarés dans ce bas monde, pour entrer dans l'ancien bureau de tabac et ils vont directement au jardin à l'arrière. Passé les buddleias et les ailanthes on tombe sur. . . un mur. . . Un mur de pisé bien typique, bien matériel et réel. Désappointement et à nouveau vent de panique. . . On sort de la maison et on fait le tour pour voir ce qu'il y a à l'arrière de l'ancien bureau de tabac et de son jardin : une autre rue et le village qui s'étale. Pas de colline et l'orientation même a changé : la façade de la maison donne au sud sur la place et le jardin au nord ; la seule colline qui se trouve sur le territoire de la commune se trouve bien à l'ouest mais en dehors du village, derrière le château. Après cette éminence, qui est en fait un coteau planté de vignes, se creuse, toujours à l'ouest, une vallée où se situe bien le Canal du Centre, puis, au-delà, la Montagne Bourguignonne.
Mais au moins Balory doit bien exister ? Se demande, hagarde, la petite troupe de désorientés. Où trouver une carte IGN à petite échelle dans ce trou perdu ? Par chance ce petit village, à vocation touristique, a un syndicat d'initiative. L'aimable employée du syndicat d'initiative fournit la carte ; on cherche fébrilement et on ne trouve rien : Balory n'existe pas ! L'employée est assaillie de questions venant de ces curieux touristes de plus en plus affolés : " Balory ! vous connaissez bien Balory ? À la limite de la Saône-et-Loire et de la Nièvre, sur le Mont Preneley dans le Morvan ?
_ Ecoutez, Madame, Messieurs, je connais bien la région et même les toutes petites localités, je connais mon métier tout de même : votre Balory n'existe pas, c'est un village imaginaire ! ". Le mot est lâché : imaginaire ! Anéantis _ méfions nous de certains mots et de leur portée _ Daniel et les dieux égarés vont s'asseoir sur un banc dans le minable square occupant le centre de la place. C'est Lug qui rompt le premier cet interminable silence : " Daniel, cette fois, je crois que c'est foutu : nous sommes tombés dans le monde de la dure réalité. . .
_ À quelque chose le malheur est bon : vous existez matériellement, pour de bon, vous n'êtes plus le fruit d'une imagination, vous avez échappé à l'Imaginal, vous êtes tout ce qu'il y a de plus tangible.
_ Nous avons échappé à l'Imaginal ou à ton IMAGINAIRE À TOI ? Demande Indéga sur un ton vindicatif.
_ Ouaah ! Dis-donc, Daniel, tu nous aurais créés ?! Dit Coumal avec une pointe d'admiration dans la voix, carrément ! ça déchire !
_ Quoi ? Nous ne serions rien d'autres que des golems ? S'interroge Lug.
_ Je ne suis pourtant pas cabbaliste, déclare Daniel. ".
Mais quelle est donc cette curieuse bonne femme, bien en chair, portant lunettes et permanente qui s'approche de nos réfugiés ontologiques ? Elle s'adresse à eux sur un ton guilleret : " C'est-y donc vrai ce que vient de me dire madame Pinson du syndicat d'initiative : vous cherchez un Balory ? Mais j'en connais un de Balory, moi : sa tombe est au cimetière de Rully à côté de celle de mon cher mari. J'y vais justement : vous avez qu'à m'accompagner, comme ça vous verrez par vous même. . . ". Madame Jacqueson est une vraie pipelette. Pendant qu'elle les guide vers le cimetière, elle leur raconte par le menu l'histoire de sa famille : son arrière grand-père Jackson, ancien combattant étatsunien, venu s'installer en Bourgogne à la faveur de la Grande Guerre et ayant épousé son arrière grand-mère héritière de vastes vignobles à Rully, et puis d'autres histoires encore. . . Enfin on arrive au cimetière, elle les mène vers la tombe du dénommé Balory. C'est une vieille tombe, sur la stèle érodée par le temps on arrive quand même à lire ce nom : Germain Balory 1864-1894. Lug demande à la viticultrice : " Vous connaissez ce Germain Balory, vous avez peut-être une histoire à son propos ?
_ Oh, c'est trop vieux, vous pensez bien, mais je crois savoir qu'il a été forgeron ici-même, à Rully. ". Le dieu déchu hoche la tête et ne fait pas de commentaire.
Coumal secoue l'engourdissement stuporal qui a figé le petit groupe par un : " C'est pas tout ça, mais qu'est-ce qu'on va bouffer et où on va coucher, y'a rien dans ce bled, d'autant plus qu'on a plus une tune. ". Mm Jacqueson les a quitté depuis un moment. Lug, Indéga et Coumal me font l'effet d'Adam et Eve chassés du Paradis, pense Daniel, son coeur se serre : ce sont vraiment ses créatures et il va falloir qu'il s'en occupe ? Lug semble avoir lu dans ses pensées et il dit : " Oh, t'inquiète pas, Daniel, on veut pas être un fardeau pour toi.
_ Qu'est-ce vous allez faire ? Mendier ? Coucher dans la rue ? Il n'en est pas question. Il faut que je vous ramène chez-vous. Pour l'instant rentrons à Lyon : j'ai gardé le numéro de portable du mec du covoiturage. . . ".
Le soir même, le petit groupe se retrouve dans le logement exigüe de Daniel. Après avoir sommairement diné, la discussion reprend. " Le forgeron DE Balory, ou le forgeron BALORY : faudrait savoir, interroge Daniel, on dirait qu'il y a eu un dérapage sémantique ; un nom de personne s'est transformé en nom de lieu. . .
_ Quand tu es venu chez-nous c'était le paradis, et là tu nous as entraînés dans ton enfer, reproche Indéga.
_ Ne sois pas si sévère, ma chère, dans ce paradis nous n'avions qu'une existence virtuelle, évanescente, pour ne pas dire mensongère, alors que là nous sommes dans notre vérité : de véritables être humains fait de chair et d'os. Tout bien considéré, je préfère cette existence ; et peut-être qu'il vaudrait mieux que nous restions ici ; tant pis pour les souffrances de la condition humaine, c'est sa grandeur que d'être dans la réalité vraie plutôt qu'imaginaire.
_ Oui, mais vous n'avez aucun statut ici : vous êtes bien incapable de produire le moindre acte de naissance ; sans ça impossible de trouver un boulot ou de bénéficier des aides sociales. Vous n'avez pas d'existence légale.
_ Quoi, Lug ? Intervient Coumal, tu soutiens toujours qu'avant de vivre dans le Uindobitu, nous avons vécu sur terre, dans au moins une incarnation, celle d'un bébé pour moi, d'une cantatrice pour toi, Indéga et d'un forgeron pour toi, Lug ?
_ Oui, bien sûr, je le soutiens toujours.
_ Alors ce forgeron s'appelait Germain Balory et non Claude Joussier.
_ Dans ce cas là, ça changerait tout, mais moi je me souviens clairement de ma vie en tant que Claude Joussier alors qu'il m'est absolument impossible de me voir en Germain Balory.
_ Ton existence en tant que Claude Joussier n'est peut-être qu'un rêve, une illusion : le village de Balory n'existe pas, mais la tombe qui atteste de l'existence passée de Germain Balory existe bel et bien au cimetière de Rully ; ça devrait te faire réfléchir. . .
_ Et puis d'abord, j'ai été ascensionné, donc pas de corps et encore moins de tombe.
_ Convocons Germain Balory, propose Daniel, comme ça on verra bien s'il existe dans l'au-delà et le doute sera dissipé.
_ Comment on fait ? On lui envoie une lettre de convocation, raille Indéga.
_ Nous allons nous servir du oui-ja : nous allons disposer les lettres de l'alphabet sur la table, écrites sur des bouts de papier et nous allons déplacer un pendule au dessus de chaque lettre et on verra bien si le pendule réagit. ". Aussitôt dit, aussitôt fait.
Donc Daniel officie, il tient le pendule au dessus de la table et demande à voix haute : " Germain Balory, si tu es là donne nous un signe.". Daniel déplace le pendule au dessus des lettres : à B il oscille, la lettre suivante à être ainsi signalée est un A, puis L, ensuite O : " Balory, dit Daniel. ". La suite du message est : " Balory n'existe pas mais moi j'existe : je suis Germain Balory forgeron à Rully.
_ Est-ce que j'ai un rapport avec toi ? Demande Lug. ". Le message continue à s'écrire au fil des oscillations successives du pendule : " Qui t'es, toi ?
_ Je suis Lug, le dieu solaire polytechnicien.
_ Tu sors de Saint-Cyr ?
_ Non, polytechnicien est la traduction du viel irlandais samildanach, qui sait tout faire ; j'ai un deuxième attribut : lamhfhada, à la main longue.
_ Eh ben, puisque tu sais tout faire et que tu as le bras long démerde-toi toi-même. ". Puis plus rien, la communication s'arrête. Lug demande à Daniel : " T'es sûr qu'on est tombé sur la bonne personne ? Est-ce que ce n'est pas un petit rigolo du Bas Astral ?
_ Ah, ça j'en sais rien. . . et puis dites donc vous autres : l'Astral, le Bas Astral, c'est pas votre domaine ça ? C'est pas rattaché à l'Au-Delà ? Mmh ? Il a raison celui que nous avons contacté : qu'est-que c'est ces dieux qui ne savent même pas réintégrer le Ciel ? Vous voulez mon avis ? Vous êtes une foutue bande d'imposteurs.
_ Traite nous de branquignols, pendant que tu y es ! S'énerve Coumal.
_ Nous sommes des dieux et nous savons très bien ce que nous faisons : nous t'avons mis à l'épreuve et cette épreuve consiste à nous ramener chez-nous. Nous avons déjà eu ce genre de discussion quand tu nous as accusés de te jouer la comédie : certes nous pourrions réintégrer le Ciel, puisque nous sommes des dieux, mais nous avons brûlé nos vaisseaux et nous ne trichons pas ; nous sommes véritablement devenus mortels et si nous l'avons fait c'est par sincérité envers toi. . .
_ Ah, comme Jésus ! Persifle Daniel.
_ En quelque sorte, Sétanta.
_ Tiens, tu m'appelles à nouveau Sétanta.
_ Oui, puisque tu es devenu un dieu, et en disant ça je ne me moque pas de toi. Souviens-toi de ceux qui se moquaient du Christ sur la croix : Tu en as sauvé d'autres, sauve-toi toi-même ! Si tu es le Fils de Dieu, descend de la croix. C'est à peu de chose près les termes utilisés par celui qui s'est fait passer pour Germain Balory, savoir s'il s'agissait de lui ou non nous importe peu, nous sommes en grand danger de mourir à plus ou moins long terme à l'issue d'une vie misérable et ta mission est de nous sauver.
_ Pourquoi cette épreuve ?
_ J'ai vécu et été forgeron dans un endroit qui certes n'existe pas, et peu importe qu'il ait existé ou non, mais cette existence était bien réelle et ne devait rien à ton imagination car se trouvant non pas dans un univers parallèle mais dans un autre temps : il n'y a rien de nouveau sous le soleil et c'est toujours les mêmes histoires qui se répètent. Bien avant que ne débute l'Histoire en occident, j'ai été forgeron non pas à Balory mais en étant esclave d'une créature démoniaque du peuple des Fomoriens, cette race de géants étrangers à la terre, du nom de Balor qui avait non pas un oeil pernicieux mais une arme surpuissante qu'il portait sur le sommet du crâne. Tout un peuple a voulu se libérer de l'esclavage et une bataille à eu lieu dans cet endroit mythique que l'on appellera plus tard Maigh Tuireadh, moi même j'en ai été un combattant. Les Fomoriens avaient des armes, que l'on qualifierait de moderne de nos jours, alors que les esclaves révoltés n'avaient que des pierres et des bâtons, si bien que leurs rangs s'éclaircissaient et qu'ils courraient le grand danger d'être exterminés jusqu'au dernier. Moi je n'avais qu'une fronde, mais par un jet de pierre bien appliqué je réussis à mettre hors d'usage l'arme fatale de Balor, mes compagons d'arme, quand ils virent qu'il était possible de défaire l'ennemi non pas par la force mais par l'habileté et la ruse, en furent galvanisés et l'armée servile remporta la victoire. "
" Cette Histoire première, qui est une histoire vraie qui deviendra plus tard mythologique, a été transposée dans un contexte moderne et est entrée en contact avec ton imaginaire. Tu pourras toujours dire que tout ça n'a été qu'un rêve mais nous autres dieux existont bel et bien, la preuve : nous sommes ici dans la dure réalité bel et bien vivant. Tu as toujours douté que l'imagination pouvait créer quelque chose de tangible et de matériel ; et bien, tu vois bien maintenant que c'est tout à fait possible puisque nous sommes là. Voilà ce que tu vas faire : vous autres humains avez quelque chose que nous n'avons pas nous autres dieux, est-ce que tu sais ce que c'est, Sétanta ?
_ Puisque vous êtes descendus dans l'incarnation vous devez le savoir également. . .
_ Tu nous as connus avant notre chute quand nous étions pleinement dieux, quelle différence par rapport à maintenant ?
_ Le tout est de savoir quand a eu lieu la transition : n'était-ce pas au moment du naufrage ?
_ Oui, en effet, c'est là que tu as remarqué un changement et c'était quoi ce changement ?
_ Vous êtes devenus vulnérables : vous avez failli clamser comme moi, en vous noyant.
_ Notre divinité a été effacée au profit de notre humanité, et ça implique quoi, Sétanta ?
_ Votre empathie s'est developpée, vous êtes devenue capable de ressentir la souffrance humaine et l'angoisse existentielle fondamentale : la peur de la mort.
_ La peur est une faiblesse mais c'est de cette force que vous possédez, vous autres humains, dont je veux te parler : l'empathie, la compassion, cette faculté si précieuse de vous mettre à la place de l'autre.
_ Ah, parce que vous ne l'avez pas vous autres dieux, autrement dit les anges ?
_ Si, mais elle ne nous coûte pas cher : nous pouvons entrer en vous et ressentir votre souffrance mais ce n'est jamais qu'une sensation comme une autre ; nous pourrions tout aussi bien nous trouver à l'intérieur d'une automobile et voir les alarmes de panne sèche, de fuite d'huile et de déficience de freinage clignoter en rouge, ça nous inquièterait mais ça ne nous ferait pas mal. Nous ne savons pas ce qu'est la souffrance alors que vous, vous le savez. Nous autres dieux considéront les humains comme des héros.
_ Et que veux-tu que je fasse avec ça ?
_ Vous êtes capable non seulement de vous identifiez avec votre prochain mais aussi avec tout ce qui vit et tout ce qui est et en cela vous pouvez être en communication avec l'Être total : les dieux n'ont pas cette faculté.
_ De quoi vous plaignez-vous vous trois : en étant devenus humains vous avez gagné cette faculté.
_ Certes, nous avons acquis une connaissance précieuse et nous devons maintenant devenir à nouveau des dieux. Cependant la compassion nous en empêche : car comment abandonner l'humanité souffrante à son triste sort maintenant que nous savons ? Nous pourrions tout aussi bien nous laisser mourir comme tout les humains mais nous avons le devoir de réintégrer le Ciel. Nous avons ce scrupule, car en étant au départ privilégiés en tant que dieux, nous nous faisons l'effet de touristes spirituels descendus aux enfers pour se payer des sensations et qui pourront retourner au Ciel réintégrer leur petit confort. Ce blocage tu vas nous aider à le lever : toi aussi tu dois devenir immortel.
_ En quoi devenir immortel pourrait débloquer la situation ?
_ Tu ne peux pas avoir ce genre de scrupule puisqu'au départ tu n'étais pas dieu, donc monter au ciel sera pour toi plus facile. Si tu le fais nous le ferons.
_ Je suis humain, donc cette immortalité ne doit pas devenir un privilège pour moi mais être étendu au reste de l'humanité.
_ Voilà bien le sens de notre démarche : si nous sommes descendu sur terre c'est bien pour octroyer à l'humanité entière l'immortalité, immortalité que nous réintègrerons par la même, étant nous-même devenus humains.
_ Comment acquérir l'immortalité dans ce cas là ?
_ Les temps sont venus et le processus est en marche. ".
Le silence retombe dans le petit salon de Daniel, puis il le rompt avec cette ultime questions : " Qu'est-ce que je fous là à Lyon alors que j'aimerais tant être en Irlande ? Sin trua nach bhfuil mé i n-Êirinn, quel dommage que je ne sois en Irlande. ".
" Qu'est-ce qu'il y a de si intéressant à faire en Irlande ? Demande Lug, c'est ici à Lyon que ça se passe.
_ Pourquoi ?
_ Il faut que je te raconte une histoire, une de plus. "
" En ce temps là, ça se passait sur le site où plus tard s'établira Lyon, après la bataille de Maigh Tuireadh, où mes compagnons de captivité et moi gagnèrent de haute lutte notre liberté, j'émigrai en Gaule jusque sur cette colline au dessus du confluent de la Sauconna et du Rodanos où je construisis une maison et me mis à cultiver des champs pour me nourrir ma famille et moi. Mais la région n'était pas sûr et les paysans subissaient de fréquentes attaques des Cimbri, des voleurs de grands chemins venus en nombre d'au-delà des bouches du Renos dans l'extrême-nord. Les miens et moi-même étions régulièrement pillés et souvent nous dûmes déplorer des tués dans notre communauté. Aussi, connaissant mon passé militaire et ma valeur guerrière, les gens de la régions me sollicitèrent pour que je les défende, si bien que je mis sur pied une armée et je fis construire autour de ma résidence un dunon, une forteresse, un château fort, que l'on nomma plus tard Lugodunon. Sans que je le veuille vraiment, car j'aurais préféré continuer à cultiver la terre, je devins chef de guerre car la situation empirait et l'insécurité s'aggravait. On aurait pu dire que je devins seigneur avant la lettre ; je contrôlais un territoire comparable aux départements du Rhône et de la Loire réunis, devenu plus tard le pays des Ségusiaves. Mais à cause d'attaques incessantes, je dus agrandir ce territoire et bientôt cela prit la taille d'un véritable royaume dont je devins le roi. Le roi du centre de la Gaule. Le royaume de Cintuceltia, la Celtie Première. Mon dunon devint plus qu'un fort frustre, mais une résidence royale fastueuse ; car j'avais mon rang à tenir et devais savoir nouer des alliances en convoquant les ambassadeurs des peuples voisins à de grandes fêtes où je leur en mettais plein la vue.
_ Mais tout les tyrans de l'Histoire disaient ça, pendant ce temps là le peuple claquait du bec.
_ Chez bon nombres de tyrans peut-être mais pas chez-moi dans mon royaume. J'avais réussi à rétablir la sécurité, condition essentielle d'une bonne économie et la Cintuceltia acquit une prospérité proverbiale qui devint plus tard une légende. Donc c'est à ton tour d'entrer dans cette histoire : dans cette incarnation tu étais mon neveu et tu avais déjà pour nom Sétanta."
" Comme c'est toujours les même histoires qui reviennent, le mythe du roi Arthur et de son neveu Mordred présente une certaine analogie avec ce que je te raconte. À un certain moment je dus me joindre avec mes alliés pour mener une expédition militaire contre la Rome naissante, qui constituait déjà un danger pour le monde celtique. Pendant mon absence, je te confiais la garde de mon royaume. Mes alliés et moi prîmes Rome ; c'est d'ailleurs à ce moment là que Brennos, un des chefs de la coalition, prononça cette parole passée à l'Histoire : vae victis, malheur aux vaincus. Nous étions bien décidés à occuper la cité de Rome et à annexer tout les territoires qu'elle contrôlait mais un événement contraria nos plans et cela eut des conséquences désastreuses sur l'histoire de la Celtie. Te souviens-tu de cet événement où tu pris une part active, Sétanta ?
_ Comment veux-tu que je m'en souvienne ? De quoi voudrais-tu que je me souvienne, est-ce donc si important que ça ?
_ Cela explique ta présence à Lyon, car cet événement a été ta trahison.
_ Ma trahison, ben ça alors ! Il ne manquait plus que ça !
_ Tu as tort d'être encore une fois sceptique et de prendre ça à la rigolade, Sétanta, car c'est là que réside le noeud de ton problème existentiel. Ecoute-moi : pendant mon absence, alors que je combattais Rome, tu répandis la fausse nouvelle de ma mort et pris ma place sur le trône de Cintuceltia. Quand j'appris la nouvelle de ta félonie, je décidai d'abandonner la partie et mes alliés me suivirent pour que je puisse récupérer mon royaume ; mais en faisant ça nous lâchions notre proie et Rome s'en est tiré à bon compte. "
" Alors une guerre de reconquête s'engagea qui dura plusieurs années : tu avais fait venir, comme auxilliaires militaires, des peuplades établies de l'autre côté du Renos. Si tu m'avais vaincu ce sont ces peuples qui aurait pris la place des Celtes en Gaule et c'en eut été fini de la Celtie ; mais je terrassai ton armée à la bataille de Carnolanon et tu t'enfuis en Hibernie. Là, tu mourus en exil à un âge précoce.
_ C'est tout ? Y'a pas autre chose ?
_ Quoi ? Qu'est-ce que tu voudrais d'autre ?
_ En me racontant cette histoire, j'ai l'impression que tu sous-entends que j'ai un mauvais karma à expier : ce qui expliquerait ma présence à Lyon. Bravo le conteur ! Mais ce n'est pas très convaincant. . . "
" Tu me fais l'effet de ces gens qui racontent une vie antérieure dans la légendaire Atlantide où ils y impliquent qui un conjoint, un fils ou un frère : si on faisait le compte, à moment donné, l'Atlantide a dû être aussi peuplée que la Chine actuelle, étant donné le nombre de clampins qui y auraient vécu. Ton histoire n'est pas vrai, n'est-ce pas ? En tout cas, ça n'éveille en moi aucun écho, aucune émotion.
_ Oui, bien entendu, qu'elle n'est pas vrai. Pourquoi, je t'ai raconté ça, Sétanta ? Si tu avais été un traître dans une vie antérieure tu le saurais, ou il en serait resté des traces : dans cette vie présente tu aurais eu des tendances à la fourberie or ce n'est pas le cas. Tu es quelqu'un de droit et sans détour mais ce n'est pas le cas de beaucoup de gens à qui tu as eu à faire. . . Bien sûr, mon histoire n'est pas vraie mais elle l'est cependant sur un point : Lugodunon en tant que capitale du légendaire royaume de Cintuceltia, la Première Celtie. Et même ça, vérité ou mensonge ? Qui s'en soucie ? Seul compte la vérité historique car Lugdunum est bien devenue la capitale des Gaules et, en cela, elle fait suite à une histoire bien plus ancienne que l'on pourrait qualifier de légendaire : Lugodunon le coeur battant de la Celtie. Si la Celtie doit renaître, ce ne sera pas en Irlande puisque ce pays a renoncé à son identité celtique, que cela plaise ou non de le dire. Le coeur battant, ai-je dit ? Ce coeur battant, c'est le tien, Sétanta. Ton mal être n'est pas dû à ta présence dans cette ville, mais à l'absence de reconnaissance et à l'injustice et, en cela, tu n'es pas le seul à subir cette iniquité car nombreuses sont les personnalités talentueuses qui restent dans l'ombre dans cette société décadente.
_ Alors tout est dit, Lug ?
_ J'ai bien peur que oui, Sétanta.
_ Pourquoi peur ?
_ J'aimerais tant te prédire un avenir radieux et je le pourrais, mais tu ne me croirais pas ; de même que tu ne me crois pas quand je t'annonce l'imminence de l'immortalité pour l'humanité entière.
_ Allons, cessons de barguiner : dis ce que tu as à me dire ; je ferai le tri après.
_ Tu seras roi du monde.
_ Avant de rejeter complètement cette assertion, je peux au moins essayer de connaître dans quelle modalité se fera cette accession à la royauté mondiale : en quoi ça consiste être le roi du monde ?
_ Je n'ai jamais voulu bâtir la forteresse de Lugodunon non plus que de devenir le roi de Cintuceltia, j'ai été sollicité par ceux qui avait besoin d'aide et de protection sans ça je serais resté paysan occupé à nourrir ma famille et moi : les circonstances, l'insécurité provoquée par une invasion étrangère, m'ont amené petit à petit à toujours prendre de plus en plus de pouvoir ; ce n'est pas par ambition personnelle que je suis devenu roi mais par dévouement.
_ C'est ce que disent tout les dictateurs et les tyrans.
_ Peut-être, mais il y a de grands chefs d'état, plutôt rares, qui ont fait preuve de leur abnégation.
_ Affirmer sans donner d'exemples et surtout de preuves ne me convaincra pas.
_ Je pourrais donner comme exemple Cincinnatus, qui après avoir été deux fois dictateur préféra retourner à l'état de paysan mais tu me diras encore que c'est plus une légende qu'un fait historique. Malheureusement je n'ai pas d'autres exemple à te fournir car même si ces cas ont existé il est toujours difficile de déméler abnégation et ambition personnelle.
_ Admettons que ça a pu se produire, et maintenant : tu me dis que je serai sollicité car les circonstances l'exigeront, quelle circonstances ?
_ L'Apocalypse qui ne saurait tarder.
_ Tu veux me faire croire que les gens iront me chercher moi, un parfait inconnu ?
_ Tu ne seras plus un inconnu puisque tu vas créer le Symbole.
_ Quel Symbole ?
_ Tu as oublié ton initiation où je te l'avais révélé : dans peu de temps il te reviendra en mémoire. Présentement tu es en train de rêver cette tranche de vie que nous partageons, mais qui au départ n'était qu'un fantasme et qui a fini par se transformer ainsi ; de toute manière tu vas tout oublier.
_ Et tu veux me faire croire qu'on viendra me chercher pour me hisser sur le pavois à cause de ce Symbole, alors que ce n'est jamais qu'un dessin ?
_ Un Symbole inédit que personne n'a créé auparavant : personne de toute manière n'a jamais créé de symbole au cours de l'Histoire car tout les symboles ont été imités à partir de la nature ; jamais créés. L'irruption du Symbole marque l'entrée dans une nouvelle ère. ".
Daniel se réveille de son assoupissement ; tout en rêvassant il s'est ococoulé contre le radiateur par cette froide journée de novembre, puis il a glissé sans s'en rendre compte dans la somnolence. . .
Comme la journée n'est pas finie et qu'il fait finalement beau, il décide d'aller se promener. Ses pas l'amènent jusqu'au sommet de la colline de Fourvière, il se retrouve au nord du chevet de la basilique sur l'esplanade plantée de marronniers qui domine le Jardin du Rosaire. Il s'accoude sur la murette, et contemple le panorama qui donne sur tout l'est de la ville, l'atmosphère est claire et il peut voir aussi bien le Jura que les Alpes. Saloperie de ville de Lyon, se dit-il, comme j'aimerais être ailleurs ! Il continue sa promenade et se dirige vers le Cimetière de Loyasse, après avoir traversé le Parc des Hauteurs et son viaduc qui domine le jardin de l'évéché, il arrive sur le mur est du cimetière qui est suffisamment bas pour offrir une vue saisissante sur les Monts du Lyonnais. Ville de Lyon je te hait, se dit-il encore, terra ingrata non possedibis ossea mea, ingrate patrie tu n'auras pas mes os. Puis cette pensée lui vient : " Où devait se trouver le dunon du dieu Lug ? ", à l'emplacement de la basilique, se répond-il à lui même. Il décide de revenir vers l'église, il entre dans l'édifice et admire une fois de plus les vitraux, les mosaïques d'or ainsi que la profusion de sculptures. Ouuh ! Un vrai conte de fée ! s'exclame-t-il intérieurement d'une manière moqueuse et sarcastique, on se croirait à Disneyland ! Ah, dis donc ! " Vous aussi vous n'aimez pas trop toute cette pièce montée, hein ? Je suis comme vous : y'à bien de quoi être écoeuré. ". Daniel se retourne vers celui qui lui a adressé la parole : un homme jeune approchant la quarantaine vêtu d'un complet noir mais Daniel comprend qu'il ne s'agit pas là d'un costume de prêtre catholique car une chemise blanche ouverte au col complète la tenue. L'homme à la figure souriante et avenante reprend : " Rassurez-vous je ne fais pas partie du bâtiment : je représente en quelque sorte la concurrence ; Jean Lacouture, pasteur. ". Comme Daniel est quelqu'un de bien élevé, il se présente à son tour ; quoique le fait d'être abordé par un inconnu de cette manière quasi cavalière l'indispose. Qu'est-ce qu'il me veut ce pasteur ? Se demande-t-il, Daniel lui fait observer : " Vous n'avez pas froid, sans manteau seulement vêtu de ce costume ?
_ Comme vous êtes observateur ! Aucun détail ne vous échappe n'est-ce pas ?
_ Si vous êtes habillé aussi légérement en dépit du froid à l'extérieur, j'en déduis que vous avez à faire à l'intérieur de la basilique ou du moins dans une de ses dépendances, pour un peu je penserais que vous êtes le curé ou le sacristain. . .
_ Ma parole, vous êtes un véritable Sherlock Holmes ! Mais pourquoi vous aurais-je menti en me faisant passer pour un pasteur ? Tenez voilà mon manteau, je l'ai juste posé sur le dossier de ce banc : j'ai pris un coup de chaud en venant ici, j'ai marché très vite en venant du temple, en bas à St-Paul, car je craignais d'être en retard à mon rendez-vous ici même, mais apparemment la personne avec qui j'ai rendez-vous est soit encore plus en retard que moi, soit en train de me poser un lapin.
_ Il aurait été plus logique que vous la receviez au temple.
_ C'est que cette personne a quelque chose à me montrer qui se trouve dans la basilique.
_ Sans indiscrétion, c'est quoi ?
_ Mais je n'en sais rien : j'ai reçu une lettre ce matin d'un inconnu, car la signature était illisible, sans adresse, sans référence, m'invitant à me rendre ici-même à 15 heures pour qu'il me montre un certain élément du décor de la basilique.
_ Quasiment une lettre anonyme en quelque sorte, et vous, vous venez à l'aventure comme ça. . . faut arrêter de lire Dan Brown : vous n'avez pas peur de faire une mauvaise rencontre ?
_ Qu'est-ce que vous êtes malicieux, Daniel ! Et vous que faites-vous ici, également sans indiscrétion, vous visitez l'église ?
_ Je suis à la recherche du dunon du dieu Lug.
_ Dunon ? Qu'est-ce donc un dunon ?
_ Ce mot gaulois désigne une forteresse puis, par extension, une colline, une éminence : ce mot on le retrouve dans le nom premier de Lyon, Lugodunon, latinisé en Lugdunum, la forteresse, le fort de Lug. J'ai l'impression que ce fort devait se trouver à l'emplacement de la basilique.
_ Et vous croyez que la réponse à votre question se trouve à l'intérieur de cette église ?
_ Vous pourriez tout aussi bien poser ce genre de question à un prêtre catholique, un de vos concurrents comme vous le dites si bien. ". Le pasteur éclate de rire et dit : " La perte de la foi ne concerne pas seulement les catholiques, vous savez, c'est quelque chose d'universel : toutes les religions en sont affectées.
_ C'est curieux que ma boutade vous ait immédiatement fait penser à la perte de la foi. . .
_ Heureusement que je suis pasteur : si j'avais été curé vous m'auriez rembarré vite fait.
_ Pourquoi dites-vous ça ?
_ Je ne vous connais pas, Daniel, mais j'ai l'impression que vous ne supportez pas les hypocrites et leurs paroles douceureuses.
_ Pourquoi les protestants seraient-ils plus sincères que les catholiques ?
_ Les protestants peuvent se montrer tout aussi hypocrites que les catholiques mais nous autres huguenots, qui avons subi les persécutions, nous ne nous embarrassons pas de paroles mielleuses et savons appuyer là où ça fait mal sans ménagement.
_ Et vous, Monsieur le Pasteur, vous savez où ça me fait mal ?
_ Vous ne croyez plus à votre bonne étoile.
_ C'est similaire à la perte de la foi.
_ On peut être athé, matérialiste et croire à sa bonne étoile.
_ C'est à dire à sa chance.
_ À vous entendre, on pourrait croire que vous n'avez jamais connu autre chose que la déveine. . .
_ J'ai au moins une chance : je suis quelqu'un d'original et de très particulier.
_ Tout les docteurs de la foi et de la spiritualité new age vous diront que vous avez un égo démesuré et que ça freine votre évolution spirituelle : moi pas, vous devez aller jusqu'au bout de votre instinct car votre vie à un sens profond. Le veinard perpétuel, qui ne croit pas en dieu mais strictement à sa chance, a une vie dépourvue de sens mais, baignant dans un bonheur imbécile, il ne s'en aperçoit pas : le jour où il s'en aperçoit, si jamais il s'en aperçoit, ça fait très mal ; que l'on ne s'étonne pas après que ceux qui ont tout finissent par se suicider. Si j'étais curé je vous renverrais au Livre de Job mais comme je ne le suis pas je vous dirais. . . oh, et puis je ne vous dirais rien. . . car ça ne servirait à rien, le mieux est que vous continuiez à faire ce que vous avez à faire : je suis sûr qu'il y beaucoup de gens autour de vous qui considèrent ce que vous faites comme absurde, dérisoire et inutile mais c'est le but ultime de votre vie et vous devez vous y accrocher. . .
_ Oh, Monsieur le Pasteur, je suis confus d'être si en retard. . .
_ Ah ! Mais c'est vous qui m'avez écrit, Monsieur Dubreuil, je ne savais pas que cette lettre venait de vous !
_ Oh, je vous prie de m'excuser : vous savez comme je suis brouillon. . .
_ Vous m'excuserez, Daniel, mais mon rendez-vous est arrivé, au revoir. " .
Le vieux bonhomme, portant un pardessus hors d'âge et coiffé d'un chapeau mou des années cinquantes, s'est avancé vers eux avec un cartable à la main ; le pasteur et le nouvel arrivant se dirigent vers un scène de la bible mis en image sur une mosaïque murale : Daniel en saisissant des bribes de la conversations des deux hommes comprend qu'il s'agit de la rédaction d'un livre sur l'art sacré. . . Cela ne me concerne pas, se dit-il, il est étrange qu'un protestant puisse s'intéresser à l'art sacré et même à l'art tout court étant donné l'austérité proverbiale la religion réformée. . .
Il sort de la basilique et alors qu'il descend les marches, un corbeau vient sur lui en volant dans son dos, se pose sur son épaule, croasse trois fois puis se renvole. Tiens, le dieu Lug m'a fait signe, se dit-il, le corbeau c'est l'oiseau de Lug. Il se remémore la légende de la fondation de la ville de Lyon où l'emplacement du futur Lugdunum avait été signalé par un vol de corbeaux. . .
Lionel Gagnaire se réveille de ce long rêve, où il s'appelait Claude Joussier forgeron à Balory ; de même que lui-même avait été forgeron dans un autre Balory. . . Mais c'est de l'histoire ancienne, se dit-il, car maintenant je suis le président des Hautes Gâtines. Il oublie ce grand rêve et entame une journée bien chargée.
" On ne pourra pas toujours, rouler en charette, s'éclairer à la lampe à huile et naviguer en bateau à voile, déclare-t-il lors de la séance pleinière du Conseil Territorial, à quoi ça rime de vivre comme au XIXème siècle ? C'est pas parce que le soit disant progrès a abouti dans une impasse évolutive qu'il faut renoncer à toute forme d'évolution. La stagnation civilisationnelle ne nous menera à rien de bon ; certes nous avons jugulé la démographie et nous sommes maintenant dans l'équilibre entre les naissances et le décès mais prenons garde à ce que se soit la dénatalité à l'échelle mondiale qui prenne le pas : nous aurions survécu à l'Apocalypse pour arriver à l'extinction par étiolement démographique. Nous devons tirer les leçons des errements de la surenchère technologique et de la course au profit qui nous a coupés de la nature et a failli dégrader la Terre de manière irréversible au point de la rendre inhabitable."
" Une nouvelle technologie en harmonie et même basée sur le vivant est possible, pour cela nous devons faire appel à la force de l'Esprit plutôt qu'à toutes formes d'énergie qu'elles soient fossiles ou non. De la même manière cessons d'arracher à la Terre toutes formes de matériau et utilisons ce qui est vivant et renouvelable. ". En voilà un discours pompeux, se dit-il in petto, pendant qu'il est en train de pérorer. Il surveille, du coin de l'oeil, pour voir si un grand nombre de conseillers territoriaux ne sont pas en train de dormir, et il remarque un tout jeune homme qui s'exaspère, qui s'impatiente tout en haut de l'hémicycle à gauche. Il s'interrompt et l'interpelle : " Oui, Jeune Homme, tu veux dire quelque chose ? Bon et bien, viens à la tribune me remplacer. ". Ce jeune homme c'est Audemar Kernivel de Balory, mais Lionel ne le connais pas car ça fait des années et des années qu'il a quitté ce village où il a exercé si longtemps le métier de forgeron.
Donc il est maintenant à la tribune devant cet aréopages de vieux croutons du Conseil Territorial et sous l'oeil, certes bienveillant mais critique, du président qui attend de lui une intervention pertinente et constructive. Audemar se racle la gorge et entame son speach : " Monsieur le Présidents, chers collègues conseillers, je voulais intervenir pour vous faire part d'une nouvelle incroyable : le Symbole aurait été en fait créé en premier en Bosnie et ce depuis 1935, cette information m'est parvenue de voyageurs bosniaques en visite dans les Hautes Gâtines. . . ". Cris de stupeur et de colère dans toute l'assemblée. Lionel se lève et avec autorité rétablit le calme, il s'adresse au jeune conseiller : " Très bien, mon jeune ami, tout cela est bel et bon, mais encore faudrait-il prouver une antériorité : où il sont ces Bosniaques, on peut les voir et leur parler ?
_ Ils sont rentrés dans leur pays.
_ Ah, le premier venu te dit quelque chose et tu es prêt à le croire ? Tu nous apporte une information que tu n'as même pas vérifiée : nous serions donc enclin à la rejeter mais maintenant que tu as jeté le doute il faut en savoir plus. Est-ce qu'ils t'ont dit d'où ils venaient tes Bosniaques, est-ce qu'ils t'ont laissé leur nom et leur adresse ?
_ Ben, non.
_ Tu te rends compte dans quelle position tu nous mets ? On peut pas rester avec ce doute. Et bien pour ta peine, je te confie une mission d'enquête : tu iras en Bosnie et tu devras revenir avec toutes les informations nécessaires pour lever ce doute. Le Conseil Territorial t'allouera des fonds pour te défrayer. . . ".
Donc voilà notre jeune héros Audemar Kernivel en route pour la Bosnie, et en ces temps post-apocalytique c'est une véritable aventure. Après des semaines de quête, il arrive à Medjugorje.
Medjugorje a été le théatre d'une apparition mariale en 1981. Ce phénomène avait suscité une vive controverse et les adolescents, auquels la Vierge Marie était apparue, soupçonnés de fraude. Au cours de son enquête, nombre de gens qu'Audemar a rencontrés lui ont soutenu qu'en effet le Symbole existe depuis 1935 et serait apparu à Medjugorje. Cet endroit a déjà une tradition d'imposture, se dit Audemar en arpentant les rues de cette localité, pourquoi est-ce que je devrais croire tout ces guignols qui m'ont affirmé peremtoirement que le Symbole a été créé ici ? Le vieux Gagnaire a sans doute raison : c'est sans doute un pétard mouillé et je me suis fait avoir par des fumistes venus on ne sait pourquoi à Balory, se dit-il encore, et d'abord qu'est-ce qu'ils venaient y faire ? C'est bien louche cette affaire, j'aurais dû en parler en premier à la gendarmerie ça m'aurait évité de me couvrir de ridicule devant le Conseil. . .
Tout à ses pensées inquiètes, Audemar n'a pas vu cette vieille Rom s'approcher de lui, lui saisisssant d'autorité la main pour lui dire la bonne aventure. Le jeune enquêteur essait de se dégager de cette importune mais la vieille insiste. Exaspéré, il soufle par les narines et, ne se rendant pas compte que de toute manière il ne sera pas compris, il sort : " Bon ! ça suffit la vieille, lâche moi la main maintenant !
_ Franceze ?! Je avoir été en Franze, faire beaucoup buizness là-bas !
_ Quelle sorte de business ?! Mendier avec des petits enfants pour faire pitié, c'est ça hein ?!
_ Non, pas du tout. . . ". Résigné, il écoute la diseuse de bonne aventure lui débiter son histoire dans un mauvais français qu'il arrive cependant à comprendre.
Jeune, Marka c'est son nom, avait été la maîtresse d'un trafiquant de drogue violent et très dangereux, pour tout dire un gangster. Profitant de l'immédiate post-Apocalypse, il avait accumulé un énorme butin et était devenu milliardaire, mais il n'avait pas eu le loisir de profiter de sa fortune car il fut très vite assassiné confirmant ainsi l'adage : bien mal acquis ne profite jamais. Marka n'avait pas été étrangère à ce meurtre en révélant la planque du gangster à un rival. Elle avait bénéficié de cette trahison en gagnant elle-même un pactole appréciable. Puis elle avait investi cette manne dans un autre trafic tout aussi lucratif : la prostitution. Marka devint mère maquerelle : voilà la sorte de business à laquelle elle a fait allusion en abordant Audemar. Le jeune politicien s'étonne de l'effronterie dont Marka fait preuve en lui racontant cette histoire peu ragoûtante. Elle perçoit bien le dégoût du jeune homme qui pourrait être son petit-fils et elle finit par avouer : " Dieu punir moi, tout perdu, toute ma famille, tout mes enfants et petits enfants. . . ". Elle raconte l'épilogue de son histoire peu glorieuse : le massacre ici-même à Medjugorje de toute sa famille lors d'un conflit inter-ethnique. Et maintenant elle mendie ; Audemar lui donne une pièce.
Cette histoire n'a rien d'extraordinaire, se dit-il, c'est la triste banalité du MAL, alors que l'histoire du Symbole. . . c'est tout autre chose. Audemar en parle à la vieille Rom. Celle-ci n'as pas l'air de comprendre, le jeune homme lui montre une image du Symbole : il ne peut que constater que ça ne dit rien à la vieille femme. Dans cette rue ensoleillée nous sommes en plein cagnard, Marka enlève son fichu noir et s'en éponge le front, elle a retenu ses cheveux en chignon sur le sommet de la tête découvrant ainsi l'arrière de son cou ; Audemar sursaute comme si on lui avait piqué les fesses : là, sur l'arrière du cou de la vieille Rom, le Symbole tatoué ! Large comme la paume d'une main ! Audemar le lui fait remarquer et Marka lui dit alors, qu'elle l'avait complètement oublié et que maintenant ça lui revient. Bien sûr, elle se souvient bien qu'elle porte un tatouage dans cet endroit précis de son anatomie, qu'elle n'a guère l'occasion de voir, mais elle a complètement oublié ce que c'était : pour elle ce n'était guère plus qu'une croix gammée que son amant gangster lui avait fait tatouer de force après l'avoir violé lors de leur première rencontre. Où ça s'est passé ? Demande Audemar, ici même à Medjugorje, répond-t-elle. En quelle année ? En 2070. En est-elle si sûre ? Marka lui dit que cette année elle ne peut pas l'oublier car dans le même temps que cet ignoble salaud la violait, il tuait sa chère soeur aînée tant chérie ; ça s'était passé lors de ces innombrables pogroms contre les Roms pendant ces années de plomb. Ce bandit serbe s'était introduit dans la maison familiale, pour accomplir ce forfait, pendant l'absence de ses parents. Et, pour apporter la preuve de ce qu'elle allègue, la vieille Rom propose à Audemar de le conduire au cimetière de la ville pour qu'il voit la tombe de sa soeur.
L'enquêteur se retrouve devant le monticule de terre de la tombe de la soeur de Marka. Seule une simple croix de bois, à moitié vermoulue, permet de signaler cette pauvre tombe, sur la plaque de métal visée sur la croix on peut lire le prénom et le nom de cette jeune fille martyre ainsi que la date de sa naissance et, plus important, celle de sa mort : 2070.
Audemar est consterné car il espérait que son enqête n'aboutisse à rien quitte à passer pour un naïf qui croie tout ce qu'on lui dit : il en va de la fierté des Hautes Gâtines d'être la terre où on a découvert en premier le Symbole ; mais là. . .
Cependant il ne peut pas revenir au pays sans avoir accumulé un faisceau de preuves : il doit continuer son enquête. La vieille Marka lui servira d'interprète et d'auxilliaire dans cette recherche. " Tu te souviens de celui qui t'a tatoué ça ?
_ Mort depuis longtemps. . .". Le jeune enquêteur fait le tour de la ville montrant le dessin du Symbole ainsi que le cou tatoué de la vieille rom. . .
Il ne rencontre que des manifestations d'ignorance et d'indifférence ; beaucoup disent que ce n'est rien d'autre qu'une version de la croix gammé nazie.
Au bout de quinze jours de vaines recherches, Audemar jette l'éponge. Il rémunère Marka pour ses services et lui dit au revoir. Puis il rentre au pays.
Après quinze jours d'un voyage éprouvant digne du XIXème siècle, il arrive à Gourveusan tard le soir où il loge à l'auberge. Puis le lendemain matin, il se rend à la résidence du président des Hautes Gâtines pour faire son rapport.
Lionel marque sa surprise, il se tait pendant de longues minutes, pendant ce temps là Audemar considère le modeste bureau du président où ils sont assis. Pas de lambris dorés ici, des poutres apparentes brunies par les ans, des murs en maçonnerie de moellons de granite, une table rustique de ferme fait office de bureau, quelques tableaux de peintres gâtinais sont accrochés aux murs : tout respire la simplicité et on ne se croirait pas dans un lieu de pouvoir, tout au plus dans le bureau du maire d'une toute petite commune rurale. Soudain le jeune conseiller remarque une petite vitrine posée sur un meuble de rangement de documents. Lionel se rend compte de l'attention avec laquelle son jeune rapporteur considère ladite vitrine, il fait : " Tu peux pas voir d'ici ce qu'il y a dedans, rapproche-toi. ". Audemar s'exécute et se penche pour examiner une médaille en étain posé sur un petit chevalet garni de velours bleu. Le président fait : " Tu connais l'histoire de cette médaille, jeune Kernivel ?
_ Bien entendu, Monsieur le Président, c'est vous qui l'avez découverte en 2070 à l'intérieur de la pyramide.
_ Et le Symbole avec, depuis il a fait le tour du monde et il y a même eu des Amérindiens qui sont venus danser autour de la stèle de Saint-Moutier où il est représenté, et à Medjugorje personne ne le connaîtrait, même pas cette vieille Tsigane qui ne savait même pas que le Symbole lui était pourtant tatoué dans le cou ? On t'a envoyé en Bosnie pour enquêter sur la foi que des Bosniaques t'auraient dit que dans leur pays de sauvages il était connu depuis 1935, et là-bas tu as rencontré d'autres Bosniaques qui t'ont servi le même genre de balivernes qui t'as conduit jusqu'à Medjugorje. Qu'est-ce qu'on a comme preuve d'antériorité ? Rien en ce qui concerne une date aussi précoce que 1935 en tout les cas, reste la date de 2070 où là on est ric-rac, ça pourrait être à quelques mois près mais en l'absence de documents véritablement précis et fiables. . . je suppose que le monde entier devra se contenter d'un match ex aequo : ce qui évidemment ne satisfera personne. Tu n'as pas pensé à prendre des photos ? Evidemment je plaisante, car on ne fait plus de photos depuis belle lurette puisqu'on ne fabrique plus d'appareils photo non plus que de pellicules, et ne parlons même pas du numérique. . . C'est bien joli tout ça mais tu ne nous ramènes aucune preuve, jeune Kernivel.
_ Je n'ai que mon témoignage et ma bonne foi, Monsieur le Président.
_ Je ne doute pas de ta bonne foi, Audemar, tu as fait du bon boulot. . . ". Le vieux président soupire, puis il reprend : " Y'a quand même quelque chose qui cloche dans toute cette histoire : tout ne tient que grâce à ce tatouage. . . oh, je ne dis pas que tu aurais dû kidnapper cette vieille rom et la ramener ici par la peau des fesses, et puis qu'est-ce que ça aurait changé si on l'avait eu ici, de visu ? Tout ne tient que par son témoignage : elle dit qu'on lui a fait ce tatouage représentant le Symbole, ce que je ne conteste pas puisque ce fait est basé sur ton témoignage direct, en 2070 en concomitance à son viol et au meurtre de sa soeur, et, là, il faudrait la croire sur parole, quelqu'un qu'on ne connait même pas et qui a en plus, de son propre aveux, un lourd passé criminel. . .
_ Oui, mais elle ne savait pas que c'était le Symbole qu'elle avait tatoué sur le cou, Monsieur le Président, elle a toujours cru que c'était l'emblème nazi, la croix gammée, étant donné que le criminel qui l'a violée et forcée à porter ce tatouage était un serbe néo-nazi voulant rétablir l'ancienne Yougoslavie.
_ Là, elle était sans doute de bonne foi, mais qui te dit qu'elle n'a pas inventé cette histoire de viol et de meurtre de toute pièce ? Quand tu as découvert fotuitement ce tatouage, dont elle se fichait comme d'un guigne, et quand elle a sut l'importance que ça avait pour nous, elle a flairé le bon coup et elle aura monté tout ce bateau. le Symbole a eu un grand engouement pendant de nombreuses années suite à sa découverte, puis la mode a passé et on l'a oublié : il s'est banalisé ; pas étonnant que dans certaines régions on ne sache plus ce que c'est ; et la Bosnie en fait sûrement partie. Veux-tu que je te dise ce que je crois moi, Audemar, c'est que cette femme se sera fait tatouer cette marque au temps de sa splendeur et de sa jeunesse alors que le Symbole était à la mode, puis les années et la mode passant elle l'aura oublié. Moi je rejette son témoignage.
_ Pourtant j'ai bien vu la tombe de sa soeur avec la date 2070. . .
_ Et alors qu'est-ce que ça prouve ? Etait-ce bien sa soeur ? La tombe de sa soeur ? Elle t'as baladé, jeune Kernivel.
_ Et ces Bosniaques qui m'ont indiqué Medjugorje comme étant l'endroit de la découverte du Symbole ? Et comme par hasard je tombe sur cette femme avec ce tatouage.
_ Il y a des millions pour ne pas dire presqu'un milliard de gens qui se sont faits tatouer le Symbole : il n'y a rien d'étonnant à ce que tu sois tombé sur l'une de ces personnes. Et puis il y a autre chose : tu ne parles pas une bringue de serbo-croate n'est-ce pas ?
_ . . .
_ Non ? Alors comment tu faisais pour communiquer avec ces Bosniaques Saint-Jean-Bouche-d'Or qui t'ont indiqué Medjugorge ?
_ En anglais, je me suis débrouillé. . .
_ Tu veux dire en globish ? Cet anglais dégénéré que tout le monde feint de comprendre mais qui ne communique rien, du moins rien d'intelligible ? Gare aux ambiguïtés et aux quiproquos ! Et puis ballades-toi dans n'importe quel endroit du monde et montre le dessin du Symbole, il y aura toujours un pedzouille pour te dire qu'il a été créé à tel ou tel endroit à telle ou telle date : il y aura toujours un imbécile, qui voulant faire le malin, fera tout pour t'embrouiller, en toute bonne foi d'ailleurs. La meilleur piste pour lever tout doute serait que tu retournes à Balory et que tu reprennes ton enquête sur ces Bosniaques venus faire on ne sait quoi ici et qui, à mon avis, ont dû t'enfumer pour on ne sait quelle raison, sans doute pas très avouables. ".
Donc Audemar retourne dans son village à Balory. Il reprend son enquête : il interroge chacun de ses concitoyens sans en omettre aucun. Le vieux Gagnaire lui a remonté les bretelles et il faut qu'il soit à la hauteur maintenant. À sa grande consternation, il ne trouve rien. Certes, certains villageois de Balory parlent vaguement de passage de gens du voyage dans la commune, mais savoir s'ils étaient Bosniaques ou Roumains. . . ça ils ne s'en souviennent plus et d'ailleurs ils ne leur ont pas parlé. . . Audemar se retrouve gros Jean comme devant. . . Il doit cependant faire son rapport au président Gagnaire.
" Tout ça pour ça, mon pauvre Audemar ! Tout ce voyage et cette investigation pour rien. . .
_ C'était pour lever tout doute, Monsieur le Président.
_ Et en quoi il est levé ce doute, jeune Kernivel, peux-tu me le dire ?
_ 1935, que vous dit cette date, Monsieur le Président ? Si ces Bosniaques, gens du voyage ou pas, ne m'avaient pas donné cette date je n'aurais pas fait attention à leur racontars : mais c'est cette date qui m'a mis la puce à l'oreille.
_ C'est la date, la date de quoi ? On s'en fout de la date. Si ça se trouve c'est la date d'un événement personnel, familial, qui les aura marqués et ils t'ont donné cette date qui correspond à rien pour nous mais qui les a marqués eux. Ils parlaient français ces Romanichels ?
_ Oh, oui, assez convenablement. . .
_ T'as aucune idée de ce qu'ils venaient faire à Balory ?
_ Ils cherchaient le forgeron du village.
_ Le forgeron c'était moi, mais il y a longtemps, depuis, il n'y a plus de forgeron à Balory. ". Tout à coup Lionel Gagnaire à une fulgurance : son grand rêve recurrent lui revient en mémoire dans toute son intégralité.
Il se souvient de tout, notamment d'un autre forgeron de Balory du nom de Claude Joussier ; lui reviennent en mémoire bon nombre de séquences de la vie de cet alter ego et tout particulièrement celle où il fait la connaissance de sa petite nièce : une certaine Irène Simplot. Et Lionel Gagnaire sait que cette rencontre a eu lieu, pour Claude Joussier, en juillet 1935, de plus il voit ce forgeron, sans doute d'un autre univers, annoncer à cette jeune fille de dix-huit ans qu'elle aura un fils en 1955.
Cette absence n'a duré que quelques instants et Audemar ne s'en est pas aperçu. Le vieux Gagnaire pourrait choisir de ne pas en parler, mais il juge que ce serait malhonnête de ne rien dire au jeune conseiller, alors il lui raconte tout, quitte à passer pour un gaga et perdre ainsi sa respectabilité de chef du territoire des Hautes Gâtines. Audemar pousse un ouf de soulagement et déclare : " Merci de votre franchise, Monsieur le Président, je me sens beaucoup moins penaud maintenant, car ma quête a trouvé son sens : ces Bosniaques, sans doute quelque peu devins comme le sont souvent les gens du voyage, auront donné cette date de 1935 qui renvoit elle même à la date de naissance du véritable créateur du Symbole.
_ Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
_ Parce que notre monde n'existe que dans son rêve. Et si il l'a créé, il a en même temps créé le Symbole.
_ Qu'est-ce que c'est encore que ces fariboles ? Où t'as été cherché ça ? Notre monde n'aurait donc pas de réalité objective ? Encore faut-il le prouver ; et bien tiens, le gouvernement te confie une autre mission : prouver que notre monde existe bel et bien. Je ferai voter des crédits pour que tu puisses la mener à bien. ".
Il en a de bonnes, le vieux Gagnaire, se dit Audemar revenu à Balory, comment prouver que notre monde existe bel et bien ? Je ne suis pas physicien, moi.
Quelques jours plus tard Lionel Gagnaire décède. De grandes funérailles sont organisées en son honneur. Audemar Kernivel va-t-il poursuivre sa mission ? Il faut bien un successeur au vieux Gagnaire et contre toute attente, malgré son jeune âge, c'est lui qui lui succède, alors la mission, il n'en est plus question. Et puis se pose-t-on chaque jour la question de savoir si l'on existe ou pas ? Bien évidemment que non : à chaque jour suffit sa peine et on a bien d'autres soucis. . .
Bien des années plus tard, Audemar au crépuscule de sa vie se souviendra de sa dernière entrevue avec le grand homme des Hautes Gâtines et de son grand rêve où il était Claude Joussier, forgeron à Balory. . . Il lui reviendra cette question lancinante : qui a créé le Symbole ? Il en viendra à la conclusion que le rêve de Lionel Gagnaire avait été une incursion dans un univers parallèle, tout aussi réel que celui des Hautes Gâtines où le Symbole avait également été créé, et que dans ces deux mondes le Symbole y était apparu sans que l'on puisse déterminer si l'un ou l'autre l'avait communiqué à l'un ou à l'autre.
Après sa promenade sur la colline de fourvière, et après le repas du soir, comme il n'a rien de mieux à faire, il sort une vielle carte de la région parisienne qui lui servait du temps où il vivait à Paris, il la déploie et, par jeu, il se met à dessiner un territoire imaginaire à l'emplacement de la Seine-et-Marne le faisant quelque peu déborder sur les départements limitrophes. Tiens, je vais essayer autre chose, se dit-il, il prend une feuille de papier, la pose au dessus de son tracé et le décalque, car son trait est suffisamment fort pour qu'il puisse le voir à travers la feuille, puis il découpe la feuille selon son tracé décalqué et le colle sur la carte. Ohf, une vielle carte qui ne peut servir qu'à ça, se dit-il, puis sur la surface blanche ainsi obtenue sur sa carte il dessine. . . il dessine des montagnes en estompe, leur donne même des altitudes et des noms, 1050 m pour le Mont Ardun, par exemple, trace des rivières, colorie des bois et forêts avec un feutre vert, pose des villages et va jusqu'à les nommer : ainsi il appelle Balory une localité qui se trouve à l'ouest de son territoire imaginaire près d'une colline qu'il baptise le Mont Gargan, vague réminiscence du nom d'un sommet qui doit se situer quelque part dans le Limousin. À quoi ça rime tout ça ? Se demande-il, une fantaisie rien de plus. Le sommeil le gagne et il va se coucher. Sitôt glissé dans les bras de Morphé il se met à rêver. . .
Il rêve qu'il joue du luth dans un orchestre de la Renaissance, il est vêtu d'un pourpoint, de haut de chausse et d'une fraise comme ses camarades musiciens mais bien moins richement que les danseurs et les danseuses qui éxécutent les figures d'une gaillarde. Il sait qu'il se trouve dans la demeure d'un riche bourgeois de Lyon : un certain Labé. Après la danse, une pose a lieu, un invité réclame : " Louise, chère Louise, dites nous un poème. . .
_ Oh, oui, un poème ! " Reprennent en coeur d'autres membres de l'assistance. La poètesse, plus par coquetterie que par modestie, se fait prier puis finit par céder, alors elle se met au milieu de la salle et commence à réciter :
" Baise m’encor, rebaise-moi et baise ;
Donne m’en un de tes plus savoureux,
Donne m’en un de tes plus amoureux :
Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise.
Las ! te plains-tu ? Çà, que ce mal j’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereux.
Ainsi, mêlant nos baisers tant heureux,
Jouissons-nous l’un de l’autre à notre aise.
Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soi et son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie :
Toujours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement
Si hors de moi ne fais quelque saillie. "
Le luthiste surprend les regards égrillards de bon nombre de ces gandins qui se pavanent à ce bal, l'ambiguïté du premier vers du poème semble les amuser follement, le jeune musicien sent son sang bouillir, Louise vient de finir son poème, il pose son luth et se dirige vers elle ; à voix basse mais en proie à une rage contenue, il apostrophe vertement la poètesse : " Vous n'avez pas honte ! Vous êtes la risée de toute l'assemblée, un peu de décence !
_ François, la jalousie ne vous sied pas : oubliez-vous que je suis votre tante ? Et puis vous n'êtes encore qu'un enfant. . .
_ Il ne s'agit pas de jalousie, mais de l'honneur familial !
_ Oh, puis ça suffit ! Je suis une femme libre et je ne vais pas me faire chaperonner par un jouvenceau de ta sorte, fût-il mon neveu ! Le bal va reprendre, va rejoindre la bande et jouez-nous une pavane, ça te calmera. . .".
Daniel se réveille, quel étrange rêve, se dit-il, un de plus. . . Puis il se rendort. Et il rêve à nouveau.
Cela se passe à l'opéra au début du XXème siècle, la cantatrice c'est la même femme que dans son rêve précedent ; elle se prénommes Marthe et son patronyme est l'homonyme du sien, c'est sa grande tante ou son arrière grande tante disparue mystérieusement. . . Un autre rêve. . .
La famille gaélique, une famille de gaélophone quelque part en Irlande, à un moment de son rêve Daniel n'a plus d'images mais seulement des sensations tactiles : il tient dans ses bras le jeune enfant de cette famille et ce bambin lui prend une de ses mains pour le forcer à lui caresser la tête, Daniel comprend qu'il ne peut s'agir que d'une parabole ; ce calin obligé c'est en fait la langue gaélique qui le sollicite car personne ne se soucie de cette langue en perdition, puisque les Irlandais en ont fait leur langue du dimanche ; ils l'ont placée sous un globe de verre sur le manteau de la cheminée et interdiction aux étrangers d'y poser leurs sales pattes, pour un peu Daniel pourrait être accusé de pédophilie ! S'ils l'aiment tellement leur langue, qu'ils la parlent tout les jours et à toutes occasions, la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie ont réussi leur renaissance linguistique quand elles se sont délivrées du joug soviétique or ce n'est pas le cas de cette malheureuse Irlande !
Daniel se réveille et comprend que la violente amour qu'il porte au gaélique vient de loin et n'a jamais dépendu, au départ, de sa volonté propre. Si c'est plus fort que moi, qu'y puis-je ? Se demande-il, je ne peux que suivre le courant et la question de savoir d'où ça vient importe peu pour le moment.
Il se lève et recommence à vaquer à ses occupations.
Dans un univers parallèle lointain. Lointain non pas du point de vue spatial car tout les espaces du multivers sont étroitement imbriqués, mais du point de vue conceptuel : très éloigné de notre vision du monde et de ce qu'il est possible de s'y produire ; les objets qui s'échappent de cet univers sont perçus avec une incrédulité telle que l'on parle alors de dissonnance cognitive.
Dans ce monde le Symbole existe depuis toujours et a toujours existé. Cependant il ne faudrait pas croire que les êtres qui évoluent dans cet univers sont foncièrement différents de nous car alors il serait tout à fait impossible de les décrire et de raconter leur histoire, or ce n'est pas le cas. La différence essentielle c'est que ces êtres, qui nous ressemblent en tout point, font en sorte que ce qu'ils rêvent soit la réalité. Les Aborigènes d'Australie pourraient avoir des points communs avec les habitants de ce monde parallèle, notamment avec la culture matérielle qui se résume à l'essentiel. . . pour la bonne raison qu'ils leur suffit de fantasmer quelque chose pour l'avoir : alors dans ces conditions pourquoi s'échiner et convoiter ce que l'on peut avoir en un claquement de doigt ? Je sais ce que tu vas me dire, Lecteur, ce monde c'est l'au-delà et j'en ai déjà parlé : c'est là où nous avons rencontré cette sympathique brochette de dieux, Lug, Indéga, Coumal, sans oublier cette divinité dont le caractère infernal pourrait nous inquiéter, Tarann. Bon, je vois bien qu'on ne peut pas te la faire, soit : alors tournons nous vers le caractère essentiel de ce monde, la présence éternelle du Symbole. Dans ce monde, de toute manière, tout préexiste déjà depuis toujours car le temps tel que nous le concevons n'existe pas : tout ce qui a été inventé, créé dans quelque domaine que ce soit, technique, artistique, littéraire, philosophique ect. . . y est déjà présent et tout créateur sur terre n'est jamais qu'un médium qui perçoit ces idées soit-disant nouvelles ; que les grands artistes, les grands inventeurs, les grands écrivains, les grands philosophes ne se prennent pas pour des génies et arrêtent de se bouffir d'orgueil : ils ne valent pas mieux que madame Irma. . .
Dans ce monde il y a un dieu qui y est totalement absent, car une instance supérieure divine l'a définitivement chassé de cet endroit ; ce dieu, qui est vénéré avec ferveur sur terre même si c'est d'une manière hypocrite, c'est Olcos, du moins c'est son nom dans le panthéon celtique, plus connu sous le nom de Satan ou tout simplement le MAL. Cette entité est une création purement humaine : un égrégore maléfique issu de la méchanceté de beaucoup d'humains. Le matérialisme nie son existence, ce qui n'est pas étonnant étant donné que ce courant philosophique est d'origine satanique : il est facile d'embrouiller les esprits faibles en leur exposant que pour qu'il y ait de la lumière il faut qu'il y ait de l'ombre, l'existence du mal nécessaire en quelque sorte, c'est oublier que pour le matérialisme tout ne peut qu'aboutir qu'aux ténèbres de la mort néant. Et là, il n'est même plus question de lumière.
Si le Symbole existe depuis toute éternité dans le monde platonicien des idées, comment se fait-il qu'il n'apparaisse que maintenant ici-bas ? Parce que l'éventualité de la fin du monde est proche et que sa manifestation à ce moment précis de l'histoire de l'humanité doit servir à son sauvetage. Le MAL a trouvé un signe en pervertissant un symbole qui signifiait au départ bien-être _ en sanskrit le mots svastika, su, bien, asti, être, signifie bien-être _ Hitler s'est fait l'instrument de cette métamorphose monstrueuse, si bien que de nos jours le svastika ne peut que signifier le MAL. Auparavant le MAL n'avait pas vraiment de symbole graphique simple et exotérique, le pentacle inversé étant peu connu et ésotérique, maintenant il en a un depuis 1933 date de l'accession du nazisme au pouvoir politique. Si bien que Satan a maintenant un visage, non pas sous la forme d'une représentation folklorique du diable cornu qui fait surtout rire et certainement plus peur à personne, mais sous la forme de la croix gammée nazie qui fait peur à tout le monde, même aux esprits les plus rationnels à prétention rationaliste, alors qu'il ne s'agit que d'un dessin. De la même manière que le MAL a maintenant son visage, le BIEN doit réapparaître avec un nouveau visage en s'opposant fortement à la figure du MAL, or les symboles graphiques signifiant le BIEN ce n'est pas ce qui a manqué au cours de l'histoire et on peut même dire que tout les symboles ont une composante bénéfique, mais il semblerait que tout ce qui suggère le mouvement giratoire soit encore mieux placé pour signifier le BIEN, que ce soit la spirale, le yin-yang, le triskel, le quadriskel et donc sa version angulaire : le svastika ; le mouvement c'est la vie et la vie devrait être synonyme du BIEN. Dans ce cas on pourrait penser qu'un nouveau symbole soit superflu, mais comme le svastika était avant son inversion/perversion le symbole principal signifiant le BIEN, il ne reste qu'une place vide qu'il importe de combler. Comment s'y prendre pour réhabiliter un symbole inverti ? Pas en inversant sa symétrie, où en faisant varier sa couleur : la croix gammée reste l'emblème nazi même si on la fait tourner dans l'autre sens ou qu'on la colore en rose bonbon ; elle sera toujours reconnue comme telle et c'est d'ailleurs pourquoi les touristes occidentaux arrogants et ignorants sont toujours scandalisés, quand ils débarquent au Japon, de découvrir le svastika bouddhiste représenté à tout bout de champs sur les monuments ou autres, même s'il tourne à l'inverse de la croix gammée nazie. S'il n'est pas question de changer le sens de giration ou la couleur, ou même de biaiser en arrondissant les angles ou en plaçant quatre disques entre les branches comme dans le svastika jaïniste (les Jaïnistes sont les champions de la non-violence à l'inverse des nazis), que reste-t-il ? Rien. . . à moins. . . de considérer le symbole maudit sous deux aspects, du point de vue graphique s'entend, l'image positive : svastika noir sur fond blanc (ou de n'importe quelles autres couleurs à condition qu'elles soit complémentaires, rouge sur fond vert par exemple) et son négatif : svastika blanc sur fond noir ( la même chose pour la couleur, vert sur fond rouge). Bien entendu le négatif de l'image n'inverse pas la signification et le symbole reste toujours maudit. Peut être que l'on pourrait couper en deux parties égales tant l'image positive que son négatif et justaposer la moitié positive à la moitié négative : ça ne changerait rien quand à la signification. En est-on si sûr ? On est dans la symbolique et diviser un symbole a une signification : cela pourrait être la duplicité, l'hypocrisie, par exemple ou, tout simplement, la division de la psyché, de l'âme humaine entre le BIEN et le MAL, ou encore, pour complaire ces imbéciles de psychanalistes et ainsi ménager les matérialistes, Eros et Thanatos ; peu importe, ce qui compte c'est ce que ça révèle, et ça révèle quoi ? La profonde division de l'esprit humain : ce qui fait son malheur. On voit alors que même le visage du MAL peut être divisé, ce qui peut constituer sa faiblesse intrinsèque car vérité ou mensonge ? C'est aussi le sens de la division. Le MAL, lui aussi, serait divisé entre vérité et mensonge ? En fait la division est le fondement du MAL _ diable, du grecque diabolos, qui désunit _ du mensonge. Le véritable symbole du MAL devrait être la représentation de la désunion, de la division mais, bien entendu, ce symbole n'existe pas. La croix gammée est devenue le symbole du MAL mais au départ elle ne l'était pas : un groupe de criminel en en faisant son emblème l'a rendu comme tel, n'importe quel autre signe aurait pu faire l'affaire. . . La moitié positive peut être séparée de la moitié négative : cette division est inexorable ; à moins que. . . en faisant communiquer la moitié noire du svastika avec le fond noir qui enserre la moitié blanche de cette même figure et réciproquement il devienne impossible de séparer les deux parties qui se verrouillent ainsi l'une à l'autre : de cette manière on pourrait alors dire qu'une union a été restaurée.
Alors, le Symbole représente-t-il le Bien ? Pour les imbéciles qui n'auront rien compris, ou surtout ne voudront pas comprendre, à la démonstration précédente il sera toujours l'emblème du nazisme même si de toute évidence il est différent. . . alors que faire ? L'humanité n'est pas constituée que d'imbéciles. Les gens intelligents finiront par le reconnaître.
" Belle qui tiens ma vie
Captive dans tes yeux
Qui m’as l’âme ravie
D’un sourire gracieux
Viens t'en me secourir
Ou me faudra mourir.
Pourquoi fuis-tu mignarde
Si je suis près de toi
Quand tes yeux je regarde
Je me perds dedans moi
Car tes perfections
Changent mes actions.
Tes beautés et ta grâce
Et tes divins propos
Ont échauffé la glace
Qui me gelait les os
Et ont rempli mon cœur
D’une amoureuse ardeur.
Mon âme voulait être
Libre de passions ". Le lendemain de leur chamaillerie au bal, Louise et François se sont rabibochés. Maintenant ils chantent ensemble cette délicieuse pavane que François accompagne sur son luth. " Adonc, ma tante vous chantez à ravir, de mieux en mieux même.
_ Oh, flatteur que vous faites ! Dites-moi, François, vous n'êtes plus un enfant contrairement à ce que je vous ai dit hier, comment se fait-il que vous ne fassiez pas attention à toutes ces belles jeunes filles qui papillonnent autour de vous ? ". Le jeune musicien rougit et ne sait que répondre. . .
Daniel se réveille, il a encore rêvé et ce rêve il l'oublie immédiatement comme tout ses autres rêves. . . Il commence sa journée et pendant qu'il s'affaire il a constamment en tête cette sonorité de luth, un instrument qu'il aimerait bien jouer même s'il sait qu'il ne s'agit que d'une lubie, et il lui arrive même de fredonner cette pavane : " Belle qui passez sans me voir. . ", il ne sait pas que ce ne sont pas les bonnes paroles, mais qu'importe : il est porté par cette si belle musique de la Renaissance.
Le lendemain Daniel reçoit un colis par un transporteur : ce colis emballé dans du papier kraft et du papier bulle a une forme très évocatrice. . . Daniel le déballe et découvre d'abord la boîte d'un instrument de musique et dans cette boîte un. . . un luth ! Daniel n'en revient pas. . . il cherche l'adresse de l'expéditeur ; il ne la trouve pas : un envoi anonyme. Que faire de cet encombrant cadeau ? Décorer un dessus de cheminée ? Il n'en a pas et de toute manière il n'a pas la place dans son petit logement pour ce genre de décoration. Tu pourrais peut-être essayer d'apprendre à en jouer, lui dit une voix incongrue dans sa tête. Il aime bien la musique de la Renaissance et la musique ancienne, mais de là à apprendre à jouer du luth, du théorbe, du cromorne ou de la viole de gambe, il y a tout un fossé. . . Il finit par dénicher un manuel pour apprendre à jouer du luth chez un marchand de musique.
Alors il s'y met, et il découvre qu'il est musicien car il apprend avec une facilité étonnante ; où bout de très peu de temps il arrive à jouer tout les airs de la Renaissance qu'il a en tête depuis très longtemps et qu'il avait entendu soit sur des disques soit à la radio. Le manuel l'oblige à apprendre en même temps le solfège, ce qui lui permettra plus tard de déchiffrer des partitions. En farfouillant chez les marchand de musique il met la main sur des recueils de musiques et de chansons de la Renaissance dont celle-ci :
" Belle qui tiens ma vie
Captive dans tes yeux
Qui m’as l’âme ravie
D’un sourire gracieux
Viens t'en me secourir
Ou me faudra mourir.
Pourquoi fuis-tu mignarde. . . "
En déchiffrant la partition il s'aperçoit qu'il s'agit de cette si délectable pavane qui lui trotte par la tête depuis si longtemps et il comprend que les paroles qu'il croyait connaître n'étaient pas les bonnes. . . Alors il apprend les paroles et se met à chanter en s'accompagnant de son luth.
Il ne s'est passé que deux mois entre le jour de la réception du coli et le moment où Daniel joue cette pavane à la perfection tout en la chantant. Tout à ses vocalises, il entend la sonnette de l'interphone, il décroche : c'est le facteur qui lui apporte un autre coli. Ce coli tout en mollesse semble contenir du tissus ; Daniel cherche le nom de l'expéditeur : pas de nom, là aussi un envoi anonyme ; il ouvre le coli ; qu'est-ce que c'est que ça ?! Quoi ! des chausses blanches, des haut de chausses en léger velours bleu ciel, à crevés de satin écarlate, et un pourpoint également du même velours et surtout. . . une fraise ! le tout accompagné d'une paire d'escarpins assortis. Daniel se demande quel farceur a bien pu lui envoyer un costume de la Renaissance : il a beau se creuser la tête il ne voit pas qui aurait, parmis ses connaissances, pu lui faire cette blague, d'autant plus que personne n'est au courant de sa soudaine passion pour le luth et la musique de la Renaissance. C'est aujourd'hui le 21 juin, la Fête de la Musique. Il lui vient en tête une idée stupide : enfiler ce costume et aller jouer et chanter à Saint-Jean. J'ai quand même le sens du ridicule, se dit-il, allons, allons, il y a seulement deux mois tout ça ce n'était qu'une lubie et mainteant c'est devenu une réalité, qu'est-ce que ça veut dire ? Je n'ai jamais vraiment voulu jouer du luth. . . Mais une force inconnue passe outre sa timidité et l'oblige le soir même à se déguiser et, avec son luth, se rendre dans le quartier Renaissance.
Là, il se trouve un coin pas trop passant de la rue Saint-Jean et il commence à jouer et à chanter. Le succès est immédiat et les visiteurs affluent. Parmis eux, Daniel remarque une femme à l'air très distingué, dans la quarantaine, habillée d'un tailleur très chic qui discute en anglais à voix basse avec des amis venus l'accompagner. Après avoir joué sa pavane, Daniel s'octroie une pause : la dame en profite pour lui adresser la parole et lui dit ces mots teintés d'un très léger accent anglais : " Bravo, jeune homme, vous jouez du luth et chantez à la perfection, mon mari organise une réception demain au consulat : on aimerait bien vous y entendre à nouveau, ce serait pour nous un réel plaisir. . . tenez voici ma carte et téléphonez-moi si le coeur vous en dit. . . ". La belle dame lui donne sa carte de visite, puis après un bref salut de la tête continue sa promenade vespérale avec ses amis. À la lueur jaune du lampadaire, Daniel lit ces mots : Louisa Abbot, Consulat de la République d'Irlande. . . suit l'adresse et un numéro de téléphone.
Le lendemain matin Daniel hésite : une réception dans un consulat. . . c'est pas pour lui, c'est pas son monde et puis il ne faut pas que ses gens attendent de lui qu'il fasse le singe savant ! Appelle ! Lui dit une voix impérieuse dans sa tête, et c'est ce qu'il fait, le téléphone sonne et il reconnait la voix de la belle dame d'hier : " Oui. . .
_ Madame Abbot ? ". Daniel se présente et Louisa répond : " Ah, Daniel ! Que je suis heureuse de vous entendre, alors c'est d'accord pour ce soir : vous pouvez venir avec votre luth ?
_ Comment serais-je habillé ?
_ Bien sûr, on ne vous demande pas de venir dans votre si ravissant costume de la Renaissance ; vous seriez géné. Avez-vous un smoking ?
_ Non.
_ Cela ne fait rien, venez assez tôt on vous en prêtera un, on en trouvera bien un à votre taille, et puis j'ai l'impression que vous n'êtes pas difficile à habiller, tout vous va. . . ". Rendez-vous est pris pour ce soir. . . Daniel est troublé, c'est quoi cette femme, se dit-il, une mangeuse d'homme ?
Donc le soir, au consulat, Daniel déboule dans ce pince-fesse qui réunit les membres les plus huppés de colonie irlandaise de Lyon, il n'y a pas que des Irlandais bien sûr, mais aussi les représentants de la bonne bourgeoisie lyonnaise. . . Il s'approche, au milieu de tout ce beau monde, vers la maîtresse de maison : l'éclatante Louisa Abbot. Elle fait les présentations : " Très cher, je te présente Daniel, ce jeune prodige de la musique de la Renaissance dont je t'ai parlé, Daniel je vous présente mon mari : Dermott Abbot, Consul de la République d'Irlande. . . ". Le consul est un homme d'une cinquantaine d'année à l'allure aussi distinguée que son épouse, il échange quelques mots avec le luthiste, puis la femme du diplomate entre immédiatement en matière : " Daniel, jouez et chantez-nous cette si ravissante pavane. . . ". Daniel s'incline et commence sa prestation qui est écouté dans le plus grand silence et avec la plus grande attention. Tout le monde applaudit, le consul s'adresse au musicien : " Bravo, Daniel, vous êtes un grand artiste, mais savez-vous que mon épouse l'est tout autant : c'est une remarquable poétesse et elle chante aussi divinement bien ; très chère, si tu pouvais nous chanter cette berceuse gaélique que j'affectionne tant. . . ". Louisa se fait prier mais elle finit par céder, elle annonce : " Très bien, mais à condition que Daniel m'accompagne sur son luth. . . ". Elle fredonne l'air au luthiste pour que celui-ci puisse jouer la mélodie, puis elle se lance :
" Seôthô, a thoill ! nâ goill go fôill.
Do gheobhair gan dearmad taisce gach seoid
Do bhî ag do shinsear rîoga romhat
I n-Êirinn iath-ghlais Choinn is Eoghain.
Chut, mon chéri ! Ne pleure plus. . .
Tu auras sans faute possession de chaque trésor
Que tes ancêtres royaux avaient avant toi
Dans la verte Irlande de Conn et Eoghan. . . ".
En effet Louisa chante divinement bien et Daniel n'a aucun mal à l'accompagner. Un tonnerre d'applaudissement suit la prestation. La soirée se termine et Daniel rentre chez-lui. Mais en fait il n'arrive pas jusqu'à chez-lui car. . .
Car il se réveille, et cette fois il se souvient très bien de son rêve même s'il est particulièrement long. C'était trop beau pour être vrai, se dit-il, recevoir un luth non demandé par transporteur ! C'est n'importe quoi, ça ne peut se produire dans la vrai vie. Il se lève et commence sa journée.
Quelques jours plus tard il part en voyage. Il prend le train à la gare de Perrache pour se rendre à La Rochelle. Le convoi se met en route et après être sorti de la gare, franchit la Saône pour s'engouffrer dans le tunnel qui passe sous la Montée de Choulans. Ce tunnel qui n'en finit pas ! Daniel s'étonne, normalement le train aurait dû déboucher en plein jour depuis un moment or ce n'est pas le cas, de plus il entend la motrice renacler, elle peine à tirer le convoi : le train doit gravir une forte pente. Enfin on sort du tunnel. Daniel va d'étonnement en étonnement : mais ce n'est pas le bon paysage, se dit-il, il devrait contempler par la fenêtre du wagon le paysage de la banlieue ouest de l'agglomération lyonnaise or à la place c'est une grande prairie vallonnée, parsemée de bosquets de sapins et de bouleaux, qui s'étend vers l'ouest jusqu'à l'horizon ! C'est ce qu'on devrait voir dans l'Aubrac et non dans les Monts du Lyonnais. . . Je suis en train de rêver, se dit-il, comme il y a quelques nuits quand je jouais du luth, je vais me réveiller. Il se souvient de certains de ses rêves où il lui suffisait de faire un léger saut pour se retrouver en train de voler comprenant ainsi qu'il était plongé dans un rêve lucide, généralement il se réveillait tout de suite après mais il arrivait que le rêve lucide se prolongeât pendant longtemps l'entraînant dans toutes sortes d'aventures plus extraordinaires les unes que les autres, dont il n'avait, naturellement, que des souvenirs très évasifs au réveil. Il faut faire le test, se dit-il, il y a quand même pas mal de monde dans le wagon et il ne voudrait pas attirer l'attention des autres passagers en faisant une galipette entre les deux rangées de sièges ; aussi se dirige-il vers les toilettes et dans le petit espace de dégagement, à l'abri des regards, qui donne sur les portières de montée dans le train il fait son petit saut : ça ne marche pas ! Il fait un autre essai : là, pareil ! La panique commence à s'emparer de lui et des gouttes de sueur emperlent son front ; il recommence à sauter, un contrôleur débouchant du soufflet le surprend ainsi et lui demande, surpris : " Est-ce que ça va, Monsieur, un problème ?
_ Oui, oui, ça va, bredouille-t-il. " L'agent de la SNCF n'insiste pas et reprend sa ronde, il est habitué à rencontrer pas mal de cintrés dans son métier. . . Je deviens fou, se dit Daniel, j'ai des hallucinations. . . Que faire ? La crise va peut-être passer, on avisera quand je serais redevenu lucide, se dit-il, il regagne son siège. Le paysage a encore changé : le train vient encore de grimper une forte pente et maintenant il progresse dans un défilé bordé de haut sommets arrondis couverts de dômes de neige, nous sommes en juillet et toute la neige devrait être fondue, se dit Daniel, la végétation n'est plus constituée que par un gazon ras parsemé de touffes de fleurs alpestres. De plus en plus affolé, Daniel regarde les autres passagers, qui eux ne sont pas surpris, contempler d'un oeil morne le paysage ou s'abîmer dans la lecture de bouquins ou de journaux quand ce n'est pas l'écran de leur ordinateur portable. . . Le train s'arrête à une toute petite gare d'altitude d'un autre âge : une maisonnette bâtie d'une grossière maçonnerie de basalte et couvert d'un lourd toit de lauze, quelques voyageurs descendent du train : des paysans emmitouflés dans des biaudes de laines écrues, tout cela paraît tellement irréel ! Daniel a le vertige et la vue de la pancarte indiquant le nom de la localité desservie n'est pas pour le rassurer : Col de l'Auberge Rouge, 2000 m d'altitude ! Puis le train repart et redescend par une gorge étroite et profonde au fond de laquelle coule un torrent impétueux. Au bout de quelques heures, le train sort de ce paysage écrasant et débouche sur un bocage déjà plus familier à Daniel ; et presque sans transition on arrive aux abords de La Rochelle. À partir de là tout devient plus familier à Daniel et rentre à nouveau dans la normalité. Ses amis sont là qui l'accueille sur le quai de la gare, tout à ces joyeuses retrouvailles Daniel n'ose pas parler de son voyage extraordinaire de peur de passer pour un fou. . .
Daniel n'arrive pas à dormir dans la chambre d'ami de cette si coquette maison situé sur le port de La Rochelle : il se demande ce qui a pu se passer. . . a-t-il halluciné, devrait-il promptement consulter un psychiatre, ici même, à l'hôpital de La Rochelle ? Doit-il mettre Etienne et Christelle dans la confidence ? Il se remémore son rêve : cette longue tranche de vie, dont il a un souvenir précis contrairement à ses rêves habituels, où costumé en page de la Renaissance il jouait du luth. . . à cette évocation, Daniel a un émoi sexuel (la peste soit de cet écrivain qui n'ose pas écrire que Daniel est en érection), un vers de ce poète de la Renaissance, Du Bellay ou autre, lui revient en mémoire : ce sont mignons du roi. . . , il refoule immédiatement cette pensée. Il se souvient également du nom de la belle dame rencontrée lors de ce rêve : Louisa Abbot. . . à moins que ça ne soit. . . Louise Labé. Bien sûr, il connait la rue Bellecordière, dans le centre de Lyon, nom provenant de La Belle Cordière qui était le surnom de cette poétesse de la Renaissance, mais sans plus. . . de toute façon, tout lyonnais un tant soit peu cultivé se doit de connaître au moins le nom de Louise Labé et c'est tout. Quel rapport a ce rêve avec cette expérience vécue cette dernière journée ? Se demande-t-il, dans le rêve où j'étais luthiste rien n'entrait en discordance avec la réalité : même le fait de recevoir un luth par transporteur n'était, en soi, pas incompatible avec le réel, quand bien même c'était peu probable, c'est pourquoi à aucun moment je ne me suis dit que j'étais en train de rêver, mais, quand j'étais dans le train, le paysage était si inhabituel qu'il ne pouvait se faire autrement que je ne rêve.
Après quelques jours de vacances au bord de l'océan en compagnie de ses amis, Daniel rentre chez lui. Il fait le trajet du retour en train tout en craignant que l'expérience traumatisante de l'aller ne se renouvelle ; mais rien ne se passe : c'est bien le paysage habituel du Massif Central conforme aux cartes de géographie normales qui défile sous ses yeux à travers la vitre du wagon. Il tente d'oublier cet incident ; une hallucination due au surmenage, se dit-il. . . comme elle est faible cette explication lui dit une voix dans sa tête ; c'est les médiocres qui balaient sous le tapis les faits extraordinaires, tu ne t'en tireras pas comme ça.
Rentré chez-lui, Daniel se remémore ce si beau rêve où il jouait du luth au Consulat de la République d'Irlande : un rêve plus réel que le réel. . . quoi, se dit-il, une simple lubie peut se réaliser ? C'est ça qui n'était pas réel, dèjà que quand on souhaite ardemment quelque chose on ne l'obtient jamais, alors que dire de quelque chose dont on à rien à foutre et que l'on rêvasse : à plus forte raison on ne risque pas de l'avoir. C'est parce que tout désir est absent qu'on l'obtient, reprend la voix dans sa tête, une lubie est un désir venu d'en haut tandis que ce qui est voulu avec force n'est que. . . Avant que d'entendre la suite, Daniel s'endort car ça faisait un bon moment qu'il gambergeait dans son lit sans trouver le sommeil.
Et, à nouveau, il rêve. Tiens, les Pieds Nickelés du panthéon celtique : ça faisait longtemps, se dit-il en redécouvrant des personnages qui lui sont familiers. " Dis donc, Sétanta, parle pour toi, dit Coumal feignant d'être vexé.
_ Ah, parce que tu lis mes pensées ?
_ Tu sais bien que tes pensées n'ont aucun secret pour nous, intervient Lug.
_ Et puis on t'as vu faire le mignon dans ton petit costume de page ! S'esclaffe Coumal.
_ Oh, ne te moque pas Coumal, comme tu étais beau, Sétanta, à la soirée au consulat : tu portes le smoking avec beaucoup de classe ! Complimente Indéga.
_ Oui, je me souviens bien : tu faisais la femme de diplomate distinguée dans ce rêve. . .
_ C'était beaucoup plus qu'un rêve, déclare Lug, c'était une véritable tranche de vie venue d'un univers parallèle. . .
_ Oui, je sais. . . fait Sétanta avec lassitude, depuis tout ce temps que tu me fais le coup ; c'est comme ce qui s'est passé dans le train. . . à quoi ça sert tout ça ?
_ Pour que tu comprennes que les rêves sont des fragments de réalité : une lubie, jouer du luth alors que tu n'en avais pas vraiment envie, a pris corps. . .
_ Quelqu'un me l'a envoyé par transporteur sinon ça en serait resté là. . .
_ La providence est l'expression d'un désir d'en haut. Avant que tu ne sombres dans le sommeil pour finalement nous rejoindre, nous étions en train de te dire quelque chose que tu n'as pas entendu : pourquoi ce que tu désires ardemment ne se réalise jamais ? Je pourrais répondre : je vais te le dire et te donner toute une explication verbeuse qui te lasseras et ne te convaincras pas alors qu'un psychodrame, une autre tranche de vie située dans un monde parallèle, sera beaucoup plus parlante. . . ". Lug fait un geste avec la paume de la main en direction de Sétanta et. . .
Daniel se réveille, il fait grand jour, il sait qu'il a encore rêvé de ce rêve récurrent dont il ne se souvient que de quelques bribes qui finissent elles-même par s'envoler. . . Donc il se lève et petit-déjeune, puis s'habille, sort et vaque à ses occupations. Alors qu'il passe devant un bureau de tabac, il lui vient l'idée saugrenue d'entrer dans ce commerce et de jouer au loto. Quelle idée stupide, se dit-il, une chance sur combien ? Un million, deux millions, trois ou même quatre ? Une chance infime, ce n'est pas rationnel de jouer : c'est avoir la certitude absolue de gaspiller de l'argent ; il n'y a que les imbéciles qui jouent ; de chétives créatives qui s'achètent du rêve, des fantasmes débiles de vie fastueuse, quelle tristesse, je ne vais quand même pas faire comme eux. . . Si ! Lui répond une voix impérieuse dans sa tête, il est déjà dans le magasin ; il a pris une grille et il doit même demander au buraliste comment on fait car c'est la première fois qu'il joue. Il fourre le bulletin dans une de ses poches, sort et oublie l'incident. La journée se termine sans encombre. Une dizaine de jours se passe, en écoutant la radio il apprend qu'un heureux gagnant du loto qui s'ignore ne s'est toujours pas manifesté or il s'agit du gros lot qui ne fait pas moins 10 millions d'Euros ! Daniel hausse les épaules, toutes ces histoires ne suscitent que son indifférence, pfff, tout ce fric, se dit-il, pourquoi faire ? Soudain, il se souvient qu'il a lui-même joué au loto dernièrement et que le bulletin doit se trouver dans une des poches de son blouson. Il met la main dessus, bien sûr il ne croit pas un instant qu'il est l'heureux bénéficiaire de ce tirage mirifique, mais, baste, on ne sait jamais : il sort et se dirige vers le bureau de tabac où il a joué. Voilà, il se trouve devant la devanture de l'établissement où le montant du gros lot et affiché et surtout le numéro gagnant. Daniel sort le bulletin et regarde les numéros qu'il a coché. . . il a un étourdissement, son coeur manque d'exploser : là sur ce bout de papier c'est. . . le numéro gagnant ! Il a gagné 10 000 000 € ! Il entre dans le magasin et tend sans rien dire le bulletin au commerçant, celui-ci regarde, verifie et comprend immédiatement. . .
Alors à partir de là Daniel mène la grande vie : il s'achète une villa sur la côte, un yacht et fait le tour du monde avec, pénètre la jet-set ect. . . pour en savoir plus prière de regarder les magazines Voici, Closer ect. . . Enfin il fait tout ce qu'on attend d'un nouveau riche : c'est à dire qu'il fait toutes les pires sottises inimaginables que font les gens quand une soudaine fortune s'abbat sur eux. Mais providentiellement, il rencontre un escroc qui le dépouille de sa fortune, histoire banale des gagnants du loto qui ne sont pas préparés à manipuler l'argent, pourquoi providentiellement ? La réponse n'est-elle pas évidente ? Daniel était en grand danger de perdre son âme.
Donc au bout de deux ans, il se retrouve ruiné obligé de se loger dans un minable petit studio. Bien sûr, il aurait pu être intéressant de conter toutes les péripéties de ces deux années écoulées pour Daniel : cela aurait pu constituer tout un roman mais ce genre de littérature n'intéresse pas forcément tout le monde car la banalité du bling-bling finit par lasser, passons. . .
Donc revenu à sa médiocrité initiale (aurea mediocrita, médiocrité d'or disait Horace. . . ) Daniel se lamente un soir dans son lit et il tarde à trouver le sommeil, toute ma fortune dilapidée en un rien de temps, se plaint-il longuement, puis il finit par s'endormir.
Et encore une fois il rêve. . . " Alors, quelle leçon as-tu tiré de cette tranche de vie, Sétanta ? Demande Lug goguenard.
_ La leçon est biaisée : jamais je n'ai souhaité gagner au loto.
_ Parce que tu es quelqu'un de sage, Sétanta, tu as toujours su au fond de toi-même qu'une soudaine richesse pouvait être une malédiction.
_ Cependant j'ai fait toutes les conneries que fait le clampin moyen dans ce cas-là : tu vois bien que je ne suis pas si sage.
_ Pareille situation ferait perdre la tête même au plus avisé.
_ De toute façon le psychodrame est mauvais : il aurait mieux valu que ça se fasse avec quelque chose que je désire vraiment.
_ Et c'est quoi cette chose que tu désires vraiment ?
_ Une petite maison à la campagne avec un jardin potager et un champ que j'aurais cultivés pour me nourrir en totale autarcie.
_ On allume pas la lampe pour la mettre sous le boisseau, intervient sentencieusement Indéga.
_ Et puis tu te vois en péquenot, en train de parler à tes lapins et tes poules ? Fait Coumal rigolard.
_ Ils ont raison, dit Lug à son tour, tout ça n'aurait été qu'un pis aller et fuir la société ne t'aurait amené à rien de bon.
_ Quoi ? Durant ces deux années passées j'ai fréquenté toutes sortes de gens. . .
_ L'oisiveté est mère de tout les vices, parlons-en du beau monde que tu a côtoyé : des tarés inintéressants et débauchés ; tu vois bien que ça ne t'a amené à rien et puis tu as fini par t'ennuyer dans la compagnie de ces imbéciles, de plus où sont ces gracieux galants (Villon) maintenant que tu es dans la dèche ? Nulle part, plus en ta compagnie en tout les cas.
_ Oh, puis j'en ai assez de ces discours moralisateurs de curé : l'argent c'est bien ; c'est fou ce qu'on peut faire avec de l'argent. . .
_ On ne dit pas le contraire, ce psychodrame t'aura appris au moins deux choses : il faut arrêter de se lamenter si on n'obtient pas ce qu'on désire pourtant ardemment car l'exaucement de tels voeux peut souvent se révéler désastreux mais que l'on peut aussi souhaiter l'abondance dans la mesure où elle permet la réalisation d'un dessein. Quand tu as gagné au loto tu as perdu la tête, mais imagine ce qui serait arrivé si tu l'avais gardé froide et que tu sois resté raisonnable et distant par rapport à cette soudaine richesse, qu'aurais-tu fait ?
_ Je ne sais pas, j'aurais consacré cet argent au service des autres : créé une entreprise pour donner du travail au plus grand nombre, institué une fondation pour sortir les miséreux du monde entier de leur pauvreté en leur permettant de cultiver des terres pour les nourrir, investi dans les énergies renouvelables, que sais-je ? Rien que des projets altruistes. . . Mais tout ça ce ne sont que des voeux pieux car personne ne fait ça : quand on gagne du fric on ne pense qu'à se goberger. . .
_ Pour le commun des mortels certes, Sétanta, dit Indéga, mais tu n'es pas une personne ordinaire et tu ne ferais pas ça. . .
_ Comment ça ?! C'est pourtant bien ce que j'ai fait !
_ Ce n'était qu'un psychodrame destiné à te faire comprendre certaines choses, déclare Lug, cette tranche de vie était assurément réelle mais ne correspondant pas à ton être véritable. Ton alter ego de ce monde parallèle était bien différent de toi : pour ainsi dire une toute autre personne car dans le monde où tu évolues normalement tu n'es pas comme ça.
_ Dans ce monde normal, jamais je ne gagnerai au loto puique je ne joue pas au loto.
_ En effet, Sétanta.
_ Et si une force surnaturelle m'incitait à le faire comme précédemment, est-ce que je le ferais ?
_ À ton avis ? Tu es bien assez grand garçon pour savoir ce que tu ferais ou ne ferais pas.
_ Les dés sont pipés, car avec mon expérience acquise certainement pas. . .
_ Pourquoi ?
_ Parce que je n'y croirais plus ; si une voix me dit dans la rue : vas-y joue au loto, je ne le ferais certainement pas car je ne vais tout de même pas obéir à une voix qui me parle dans ma tête ; je n'y crois plus, j'ai perdu mon innocence en quelque sorte.
_ Et avant, avant l'expérience du psychodrame, l'aurais-tu fais ? En tenant compte que ça aurait été avec ta personnalité normale de toujours.
_ En ce temps là j'étais naïf, j'y croyais encore, oui, jaurais certainement obéi. Et bien sûr je n'aurais pas gagné.
_ Pourquoi donc ?
_ Parce que gagner au loto ce n'est pas mon truc et je sais ce que tu vas me dire, Lug : homme de peu de foi, si ça se trouve tu aurais pu gagner.
_ Non, Sétanta, nous te donnons raison ; car si tu dois gagner de l'argent ce n'est pas de cette manière que tu le feras, puisque l'argent doit être pour toi une récompense et non pas une condition préalable, en effet, tu ne supportes pas la facilité et tu ne vois que trop ce que peut faire l'argent facile : des réalisations minables dépouvues de sens et d'utilité.
_ Alors qu'est-ce que je peux faire puisque désirer ne sert à rien ?
_ Fais attention à tes lubies, Sétanta, dit Indéga, à tout ce que tu trouves incongru et peu en rapport avec tes préoccupations : vois ce qui s'est produit dans la tranche de vie où j'étais femme de diplomate. . .
_ Et souviens-toi, Sétanta, le prince que voilà. . . ". Coumal vient de conclure par ces mots saugrenus et apparemment dénués de sens.
Daniel se réveille, il a encore rêvé : toujours ces zigotos. . . puis il oublie tout très vite comme à chaque fois. . .
Il se souvient, en tout cas, qu'il était encore hier à La Rochelle ; il téléphone à ses amis pour leur dire qu'il est bien arrivé et pour les remercier de lui avoir fait passer de si belles vacances.
La vie n'est pas facile pour Daniel, il faut bien gagner sa croûte : il fait toutes sortes de petits boulots et ne rechigne pas à faire les plus inattendus comme celui de figurant. Justement une employée de FR3 l'appelle ce matin pour un rôle de figurant ; l'invitant à passer le lendemain tout en n'omettant pas de lui demander ses mensurations pour le costume.
Alors Daniel arrive le lendemain aux locaux de FR3 à La Part-Dieu, on le dirige vers le lieu du tournage qui aura lieu en studio. La costumière le reçoit et lui donne le costume qu'il doit revêtir pour le tournage de la scène : un ensemble composé de chausses blanches, de hauts de chausses bleu clair à crevés rouges, d'un pourpoint assorti, d'une fraise et une paire d'escarpins. Daniel s'habille et a une drôle d'impression en se contemplant dans le miroir de la salle d'habillage. Le rêve de sa rencontre avec cette Louisa Abbot lui revient immédiatement en tête avec tout les détails, se voir ainsi habillé provoque chez-lui une violente érection. La gène mais aussi l'excitation lui font monter le sang à la tête et battre les veines des tempes, d'autant plus que la vedette de cette série sur la Renaissance, le beau Jean Malais, sort d'une cabine d'habillage vêtu d'un superbe costume de prince en velours blanc ; l'acteur remarque immédiatement l'émoi du jeune homme et lui sourit, d'un sourire ravageur qui ne peut que mettre encore plus mal à l'aise Daniel. . . Il entend une voix dans sa tête qui lui dit : " Le prince que voilà. . . ". Donc le tournage se fait sans encombre, et à la fin de la journée Daniel rentre chez-lui.
Après cette rude journée riche en émotions de toutes sortes, il se couche et s'endort immédiatement et, bien sûr, rejoint son rêve récurrent. . .
" Un jour mon prince viendra. . . " Coumal chantonne la romance de Blanche Neige, ce qui a le don d'irriter Sétanta au plus au point , il explose : " Qu'est-ce que ça veut dire ?!! Ce bellâtre de Jean Malais ne m'attire pas du tout !!!
_ Lui non, en effet, dit Indéga, mais du temps de Louise Labé, à l'incarnation de laquelle j'ai participé, tu as eu une grande aventure amoureuse avec un frère du roi de France, un prince du sang.
_ Qu'est-ce que ça veut dire ça : participé ? Tu sembles dire, qu'en tant que neveu de Louise Labé, j'étais présent, alors que toi, tu ne faisais que participer à la vie de celle-ci ? Pourquoi ce deux poids, deux mesures ?
_ Parce que je n'étais que spectatrice alors que toi tu étais pleinement acteur ; je n'avais pas de prise sur la vie de Louise Labé : celle-ci n'en faisait qu'à sa tête alors que moi j'aurais aimé qu'elle mène une autre vie.
_ Oui, mais pourquoi ce distinguo ?
_ Parce que j'étais sa déesse tutélaire, les catholiques diraient son ange gardien, cependant j'ai connu l'incarnation pleine et entière quand j'étais cette cantatrice qui se prénommait Marthe et j'ai dû affronter les affres de la mort physique.
_ Pourquoi le Prince ? Cela ne réveille aucun souvenir en moi.
_ Tu te souviens, cependant, avoir été le neveu de Louise Labé, intervient Coumal.
_ Oui, je crois me souvenir de deux rêves que j'ai fait précédemment ; c'est malgré tout un peu flou. . . mais, en effet, ils faisaient tout deux allusion à une vie où j'étais effectivement le neveu de la poétesse.
_ Si tu pouvais te souvenir de cette très belle vie pleine de plaisirs charnels et de désirs, ta vie présente prendrait un autre relief et tu t'apercevrais que le bonheur est envisageable et que ça n'a rien de dégoûtant à prendre du plaisir, déclare Indéga.
_ Il ne faut pas que les imbéciles t'empèchent de vivre, fait Lug. ".
Daniel se réveil, il sait qu'il a encore rêvé mais que, comme d'habitude, il ne se souvient de rien.
Contre toute attente, alors que rien n'y prédisposait, Daniel rencontre à nouveau Jean Malais. Où peut-on rencontrer une star du petit écran ? Et bien dans les locaux d'une chaîne de télévision, celle de FR3 en l'occurence. Daniel doit se rendre au secrétariat, pour une embrouille avec sa feuille de paye suite à sa prestation quinze jours auparavant en tant que figurant dans cette série sur la Renaissance. En sortant du bureau, il bouscule quelqu'un qui passe dans le couloir : ce n'est autre que Jean Malais ; " Oh, pardon, Monsieur Malais, je ne vous avais pas vu. . .
_ Tout le plaisir est pour moi, Jeune Homme, mais je vous reconnais : je vous ai déjà rencontré lors du tournage. . . ". Jean Malais a tôt fait d'emballer cette proie facile. . . C'est une aventure sexuelle, pas sentimentale, et elle ne dure pas longtemps mais Daniel en voit sa vie changer et il se sent pousser des ailes. . .
Une nuit, il rejoint à nouveau le trio divin alors qu'il sommeille. . .
" Les désirs non exprimés et même refoulés sont toujours les plus forts car ils sont l'expression même de la vie : tu n'as pas voulu cette aventure avec Jean Malais mais elle t'est tombée dessus ; les psychiatres parleraient d'inconscient, moi je parlerais plutôt de karma, même si ce mot est galvaudé, en ce sens où le souvenir de cette vie heureuse de la Renaissance t'a profondément marqué et qu'il réapparaît à la manière d'un palimpseste que l'on découvre à la faveur d'un éclairage rasant ou par transparence. Cet éclairage favorable a été de te voir costumé en page de la Renaissance. . .
_ C'est vrai ce que tu dis, Indéga, c'est mon corps qui s'est souvenu mais pas ma tête. . .
_ Mais oui, tu t'es mis à bander comme un baudet. . .
_ Oh! Coumal !! un peu de tenu, s'il te plais ! S'exclame Indéga outrée.
_ Il a raison de s'exprimer ainsi, dit Lug, même si ça te scandalise, ma chère Indéga, les mots grossiers sont souvent les plus proches de la nature et en signifient bien plus la réalité charnelle que toutes les périphrases soit disant pudiques. Maintenant il faut conclure, Sétanta, si tu veux changer ta vie sois surtout attentifs à tes lubies et aux messages venus de l'extérieur même, ou surtout, s'ils ne présentent aucun sens. . . Que dire d'autre ? Tout est dit. ".
Daniel se réveille. Il ne se souvient même pas d'avoir rêvé. Alors il reprend sa vie.
Le Col de l'Auberge Rouge, Daniel se souvient de l'incident alors qu'il était dans le train qui le transportait juqu'à La Rochelle. C'est quand même inquiétant cette hallucination, se dit-il, il faut que j'aille consulter un psychiatre, idée stupide lui dit une voix dans sa tête. Daniel passe outre et prends un rendez-vous avec un praticien qui officie dans un grand hôpital lyonnais.
Le docteur Courlis paraît être un sosie du comédien Fabrice Luchini : le même physique et la même élocution cabotine. C'est une blague, se dit Daniel, en pénétrant dans le cabinet ; néanmoins il s'assied dans le fauteuil profond fourni par IKA en face du psychiatre qui lui même a pris place dans un autre fauteuil mais sans être assis derrière un bureau. Le Dr Courlis entre en matière : " Qu'est-ce qui vous amène ? ". Daniel lui raconte son aventure ferroviaire et lui fait part de son inquiétude : " Est-ce que j'ai halluciné, Docteur ? ". Au lieu de répondre à la question le docteur pose une autre question : " Où en êtes-vous avec votre vie sexuelle, mmh ? ". Voilà bien un de ces putains de psychiatres inquisiteurs, se dit in petto le consultant. Il est sur le point de se lever et de prendre la porte mais Courlis, en grand professionnel qu'il est malgré les apparences, le retient d'un : " Ah, ça vous plais pas qu'on parle de votre sexualité, n'est-ce pas ? Dés que vous êtes entré dans cette pièce j'ai su à qui j'avais affaire : un homosexuel refoulé.
_ Pas si refoulé que ça : j'ai fait l'amour avec Jean Malais le célèbre acteur, et j'en suis très fier.
_ Qu'est-ce qu'il vous a dit quand il vous a sodomisé : ça te fera un souvenir pour tes vieux jours d'avoir été baisé par Jean Malais ?
_ Mais qu'est-ce que vous en savez, vous ?! Vous n'y étiez pas, vous ne pouvez pas savoir comment ça s'est passé ! Oh, puis ça suffit ! Salut, Docteur !
_ Un instant, jeune homme. . . faudrait savoir : vous en êtes très fier mais cependant ça vous scandalise que j'en parle en détail, soyez honnête avec vous-même et avouez qu'il subsiste en vous de la honte.
_ Il s'agit de mon intimité et ça ne regarde que moi et la personne avec qui je l'ai partagé un temps : est-ce que je vous demande, moi, comment vous chiez ?!
_ Bonne réponse, au moins vous assumez et vous ne risquez pas d'être destabilisé par le premier imbécile venu. . .
_ Et les imbéciles, c'est pas ce qui manque, si vous voyez ce que je veux dire. . .
_ Hof, ça ne m'atteint pas : je suis là pour ça. . . mais plus sérieusement, avant votre expérience avec Jean Malais, est-ce que vous vous seriez défendu avec autant de gnaque ?
_ La chétive créature que j'étais alors se réfugiait dans le moindre trou de souris sitôt qu'un gros con cherchait à m'en imposer, depuis cette expérience je me suis senti pousser des ailes : il faut plus me marcher sur les pieds, je vous le garantis. . .
_ L'histoire de cette si belle transformation mérite d'être developpée, pouvez-vous me dire comment cette rencontre a eu lieu ? ". Daniel se radoucit et raconte tout au praticien : son grand rêve avec Louisa Abbot et son excitation sexuelle devant la glace où il se mirait costumé en page sans oublier l'irruption de l'acteur a ce moment précis. Courlis demande : " C'est à la vue de Jean Malais que vous êtes entré en érection ?
_ Non, c'était juste avant : quand je me suis vu costumé en. . .
_ Mignon du roi ? Demande le psychiatre avec un léger accent sarcastique.
_ Si vous voulez, dans l'histoire de France ou même d'Angleterre il y a eu des favoris royaux plus puissants que le roi lui-même : ça me vexe pas.
_ C'est ce sentiment de puissance qui a provoqué cette érection ?
_ Cela va de soi, quand on ne bande pas on est. . . impuissant : ça tombe sous le sens.
_ Bien joué, Jeune Homme, comment qualifieriez-vous la survenue de Jean Malais à ce moment précis ?
_ Une synchronicité hautement significative : je sais bien que ce terme doit vous irriter. . .
_ Pas du tout : Je suis jungien ; ça me convient tout à fait. Mais comment expliquez-vous cette synchronicité ?
_ La réminiscence d'une vie antérieure où je devais être le favoris d'un prince.
_ À quelle époque ?
_ À la Renaissance, au temps de Louise Labé : souvenez-vous de mon grand rêve où je rencontrais une certaine Louisa Abbot, épouse du Consul de la République d'Irlande à Lyon. . .
_ Oui en effet, je me souviens très bien, je crois même que vous avez séduit cette femme, n'est-ce pas ?
_ Quand j'étais à La Rochelle, chez mes amis, une nuit en me ressouvenant de ce rêve, c'est là que j'ai eu une première excitation sexuelle : me sentir désiré par cette femme en a été la cause ; je me suis senti puissant. Louisa m'a rencontré pour la première fois alors que j'étais costumé en page et je crois que c'est de me voir ainsi qui a provoqué son désir.
_ Mais pourquoi ?
_ Louisa Abbot, Louise Labé, vous ne faites pas le rapprochement ? Louisa Abbot pourrait-elle être la réincarnation de Louise Labé ? Elle aura eu une réminiscence d'une vie antérieure que nous avons partagée ensemble à la Renaissance et c'est pour ça qu'elle aura été attiré par moi. C'est bien joli tout ça mais on est loin de ce qui m'est arrivé dans le train. . .
_ Vous me dites que ce rêve où vous étiez avec Louisa Abbot était particulièrement fort, réaliste, une tranche de vie à vous entendre ; il se peut parfois que certains rêves fassent irruption à l'état d'éveil : beaucoup de mes confrères pourraient parler d'hallucinations et pathologiser de tel phénomènes mais moi je n'irais pas jusque là ; avant tout il convient de savoir ce que signifie ce qui vous est arrivé dans le train en le mettant sur le même pied qu'un grand rêve, à l'instar de votre rêve avec la femme du diplomate. Avez-vous une idée quand à cette signification ?
_ Je crois que le contenu de cette vision importe pas tant que le phénomène en lui même : il m'est apparu à ce moment là que le réel pouvait intantanément changer du tout au tout et bouleverser la croyance que j'ai sur le monde ; d'une manière générale, les miracles, le surnaturel en général sont là pour nous faire comprendre que d'autres mondes existent et sont possibles. La conjonction de mon grand rêve et de cette prétendue hallucination a eu pour résultat qu'un désir caché venu d'en haut ou de la nuit des temps aurait pu venir bouleverser ma vie et la changer du tout au tout.
_ Mais n'est-ce pas ce qui vous est arrivé et qui vous a amené à vous accepter en tant qu'homosexuel épanoui ?
_ Ce fait précis ne représente que les prémices d'événement attendus beaucoups plus importants.
_ Et quels sont-ils ?
_ Costume Renaissance ou costume de chair, ces deux là sont équivalents : mon corps est malingre et bien peu développé et avec les années qui passent ça ne risque pas de s'arranger. La providence pourrait m'envoyer par la poste un beau corps musclé tout neuf et inusable, de la même manière qu'elle m'a envoyé un costume de page dans ce grand rêve, je le revêtirais et je pourrais également ressentir un grand sentiment physique et moral de grande puissance car j'aurais la nette conscience d'avoir ainsi vaincu la mort.
_ Malgré votre corps malingre, Jean Malais vous a bien désiré. . .
_ C'est ma jeunesse et la jeunesse de mon corps qui l'a attiré, d'autant plus que lui même se sait vieillissant et mortel : le vieux bouc broute toujours avec beaucoup de plaisirs les pousses tendres quand bien même elles sont amères. . . ". La séance s'achève ainsi.
Daniel rentre chez lui, il met la clé dans la serrure de la porte, la tourne, pousse la porte, entre dans son logement et allume la lumière du salon car il fait déjà nuit. Surprise ! Stupeur et même peur ! Des inconnus dans ma maison ! s'exclame intérieurement Daniel, un homme dans la cinquantaine vêtu d'un costume noir du XVIIème siècle, une femme sans âge précis habillé comme à la Renaissance et un jeune homme, guère plus jeune que lui, costumé de bas blancs, de hauts de chausses et d'une chemise blanche bouffante. " Qui êtes-vous !? Qu'est-ce que vous faites chez-moi ? Demande-t-il d'une manière hargneuse qui ne sert qu'à dissimuler sa peur.
_ Oh, l'autre ! S'exclame Coumal, eh ! oh, Sétanta ! Tu ne nous reconnais pas ?! Depuis le temps. . .
_ Laisse lui retrouver la mémoire, Coumal, dit Lug, il va lui falloir un certain temps pour tout récupérer.
_ Mais oui, convient également Indéga, ce n'est pas comme dans les réalités oniriques : la conscience ordinaire n'aide pas à tout remettre en place, mais ça va revenir. . .
_ Oh, comme tu l'as mouché ce psychiatre à la noix ! Et puis c'est même pas vrai quand il a dit que Jean Malais t'. . .
_ Oh, Coumal ! Tais-toi ! se dépèche d'intervenir Indéga, tu vas encore dire des horreurs ! ". Daniel est abasourdi : ces inconnus semblent savoir beaucoup de choses sur sa vie privée et notamment sur son intimité, il demande au jeune homme qui lui semble de plus en plus familier (où est-ce que j'ai déjà vu cette tête ?) : " Il m'a quoi. . . ?
_ Bon, c'est bon, puisque finalement il ne l'a pas fait. ". Coumal éclate de rire, et bien sûr Daniel a compris l'allusion mais il ne se laisse pas démonter : " Et quand bien même il l'aurait fait, qu'est-ce que ça peut te foutre, insolent morveux ! Toujours le même, hein !? À lancer des fions sur les autres. . .
_ À propos de fion. . .
_ Ah, cette fois ça suffit vous deux ! Vous allez trop loin ! Gronde Indéga.". On sonne à la porte. Coumal intervient : " Attend, je vais ouvrir je sais qui c'est. . . ". Le jeune homme s'exécute, et revient avec un personnage antipathique habillé en exploitant agricole. Indéga soupire : " C'est pas vrai, Lug, ne me dis pas que tu as demandé à Tarann de venir.
_ Mais tu connais bien Tarann, Indéga, il n'en fait qu'à sa tête : il est venu de lui même, pourquoi tu es là, Tarann ?
_ C'est Coumal qui m'a dit que vous descendiez dans le Bas-Monde pour rendre visite à ce fumier de Sétanta.
_ Pourquoi t'as fait ça, Coumal ? Demande sur un ton las Indéga, tu sais bien que ça ne peut que mal finir entre Tarann et Sétanta. . . ". Un souvenir revient à la mémoire de Daniel : la bataille de Carnolanon.
En ce temps là, il s'appelait Sétanta, nom que lui donnent également ces personnages venus par surprise. Il était le neveu de Lug, roi de la Cintuceltia, il était son homme de confiance et le roi Lug lui avait confié son royaume pour aller guerroyer contre Rome ; lui, Sétanta, l'avait trahi en prenant sa place sur le trône de ce royaume ; Lug était revenu avec son armée pour le récupérer et à la bataille de Carnolanon, où ils s'étaient affrontés lui et son oncle, lui l'usurpateur avait été défait et dut fuir en Hibernie. Tarann avait eu à jouer un rôle dans cette histoire : il était le généralissime de l'armée de Sétanta qui, lui le roi, n'était pas qualifié dans l'art de la guerre et qui durant toute la bataille se tint en retrait loin du combat sur une colline d'où il pouvait tout voir. Quand il devint patent que la bataille tournait à la déconfiture, Sétanta s'enfuit avec une escorte, traversa la Gaule et s'embarqua avec sa troupe pour l'Hibernie. Or Tarann faisait partie du voyage : il avait réussi à la dernière minute à s'extraire de la mélée et était parvenu, quoique blessé, à rejoindre les fuyards sur un cheval rapide. Les exilés trouvèrent un point de chute dans l'ouest de l'Hibernie dans un lieu appelé Crudocanon capitale du royaume de Conacton sur lequel régnait la reine Medduba. Celle-ci leur offrit généreusement l'hospitalité en échange d'un service militaire. Sétanta fut bien obligé de devenir guerrier que cela lui plût ou non et, étant novice dans le métier des armes, Tarann devint son chef puisque la reine fit de lui son général. Le rapport de soumission s'étant inversé, Tarann fit tout pour humilier le roi déchu. Mais bientôt il prit sa revanche car il devint l'amant de Medduba, cependant la reine ne fit pas de son favori le chef de son armée car elle se fiait davantage à la valeur guerrière de Tarann. La rivalité se fit si forte entre les deux exilés que cela finit par une trahison à l'issue d'une autre bataille où le Conacton et Ulaton, le royaume du nord, s'affrontèrent. " Ma reine, permet que je ne me batte pas lors de cette bataille, aurait demandé Sétanta, car je ne sais pas me battre et serai tué du premier coup.
_ Alors c'est donc vrai ce que me dit Tarann, tu es un couard ?
_ Tarann en parle à son aise, il est fort et athlétique et surtout aguerri alors que moi, je suis de constitution chétive et ne me suis jamais battu à cause de la faiblesse de mon corps à laquelle je ne peux rien.
_ Tout les jeunes hommes de mon royaume s'entraînent et même les plus malingres finissent par acquérir une musculation imposante : toi-même aurais pu faire pareil.
_ Mon coeur est malade et si je fais de trop violents efforts je tombe en syncope.
_ Si tu as si peu de valeur, pourquoi ton oncle Lug t'a-t-il laissé gouverner son royaume en intérim ?
_ Aucune valeur guerrière ne veut pas dire sans valeur du tout, j'ai su gouverner la Cintuceltia avec sagesse et habileté si bien que ce royaume était encore plus prospère quand je le quittai que quand mon oncle me le confia. Tarann est peut être fort mais il n'est pas intelligent : j'ai commis l'erreur d'en faire le chef de mon armé alors qu'il n'a aucun don de stratégie et c'est à cause de son incompétence que nous avons perdu la bataille de Carnolanon.
_ Puisque si tu es si intelligent, c'est toi qui aurais dû être le stratège même sans porter les armes.
_ Pour cela j'aurais dû me trouver sur le champs de bataille, donc armé, ne serait-ce que pour me défendre, car c'est sur place que l'on est à même de transmettre les ordres : du haut de la colline où j'étais retranché je voyais l'évolution de la bataille et rageais de ne pouvoir rien faire pour en modifier le cours car il m'était impossible de faire parvenir des ordres. Seulement j'ai tiré un enseignement de ce désastre, le statège doit se trouver sur un endroit élevé à l'écart des combats et disposer auprès de lui d'estafettes, des cavaliers rapides, qui transmettront ses ordres au fur et à mesure de la bataille.
_ Dans ce cas tu deviens le chef de mon armée et Tarann sera ton lieutenant : toi et moi nous posterons sur une colline surplombant le champs de bataille pour tout voir. ". Ainsi fut fait et l'armée de Medduba remporta la victoire grâce à l'habile stratégie de Sétanta. Tarann en conçut une si forte jalousie qu'à l'issue de la bataille il offrit ses services aux vaincus leur promettant qu'avec tout ce qu'il savait sur le Conacton il leur assurait de remporter une éclatante revanche. À un moment donné Tarann entraîna par traîtrise Sétanta dans un guet-apens où il fut capturé par les Ulates, torturé et mis à mort.
Daniel, alias Sétanta, comprend que Tarann le hait depuis ce temps là et qu'il le poursuit de cette haine, causée par la jalousie, de vie en vie. Sétanta a maintenant fini par reconnaître ces visiteurs comme étant sa famille de l'au-delà. Il fait part de ses réminiscences au groupe. Lug déclare : " Moi il y a longtemps que je t'ai pardonné pour ta trahison, Sétanta, car elle était nécessaire au sens de l'histoire, Tarann ne t'a jamais pardonné d'avoir été favorisé par Medduba : sa jalousie emporte tout ; si toi tu lui avais fait un mauvais coup, il t'aurait pardonné comme moi je l'ai fait mais une blessure narcissique met beaucoup de temps à guérir.
_ Oui, je vois bien qu'il n'y en a que votre petit chéri ! gronde Tarann, Sétanta par ci, Sétanta par là et moi on me rejette comme un moins que rien. . .
_ C'est à cause de ton sale caractère, fait Indéga, tu es invivable, ce n'est pas seulement avec Sétanta que tu es comme ça. . .
_ En tout les cas, Tarann, intervient Coumal, je te conseille de te calmer car Sétanta va nous finir par nous zapper : il en a le pouvoir car il est chez lui ici.
_ S'il nous chasse du Bas-Monde, réplique Tarann, moi je saurais le poursuivre de ma vindicte à partir de l'Invisible.
_ Ah, ça explique ma déveine permanente depuis que je suis au monde, dit Sétanta, tu en es responsable, n'est-ce pas, Tarann ?
_ Quand bien même Tarann voudrait te nuire depuis l'au delà, nous sommes là pour te protéger, intervient Lug, nous avons toujours réussi à le contrer et à l'encadrer : ta malchance à une autre cause. . .
_ Oh, puis flûte ! fait Indéga, allons nous promenez. . .
_ Mais il fait nuit noire, fait remarquer Sétanta.
_ Et alors ? L'air est doux et puis j'étouffe ici. . . ".
Donc le petit groupe déambule par les rues de la ville fréquentées par de rares passants à cette heure tardive. Insensiblement, Indéga les conduit vers le Vieux Lyon déjà plus animé. Les badauds ne sont pas très surpris par les costumes de Lug, Indéga et Coumal : ils pensent qu'il s'agit là d'une animation. Puis devant une vielle maison datant de la Renaissance, Indéga marque l'arrêt et déclare : " C'est là que je vivais quand j'étais dans Louise Labé.
_ Quand tu la possédais, n'est-ce pas ?
_ Ta remarque est déplacée, Sétanta, je n'ai jamais fait partie des légions d'Olcos : le mot possession ne peut que s'appliquer que pour l'infestation démoniaque ; nous autres dieux positifs si nous incorporons une personnalité humaine c'est pour donner des conseils, jamais pour imposer quoique ce soit ; ainsi je peux te dire que Louise Labé ne m'a que rarement écoutée mais bon c'était sa vie ; elle la voulait ainsi. . .
_ C'est par nostalgie que tu nous a amenés ici ? ". Indéga hausse les épaules. Des touristes américains en goguette les remarquent et une femme dit : " Oh, look : very beautiful Renaissance costumes, prendre photo. . . je peux, devant maison ? ". On acquiesse et Sétanta et Tarann se mettent à l'écart laissant le trio costumé se positionner devant la maison pour que les yankees puissent faire leur photos. Clic clac, thank you very much. Les touristes regardent le résultat de leur prise de vue sur leur appareil numérique : la stupeur et l'incompréhension se lit sur leur visage. Daniel s'approche en douce et regarde sur l'écran : la maison y est mais les personnages sont absents ! Il lance à l'adresse des costumés qui n'ont pas bougé de leur place : " Vous n'y êtes pas, comment ça se fait ? ". Lug sourit finement et dit : " Tarann, vient te mettre à nos côté et toi aussi Sétanta, Ladys and Gentlemen make an other snapshot. ". Les touristes doivent penser que leur appareil à dû bugger et mettent de côté leur étonnement pour faire un deuxième essai. À nouveau : stupeur ! Daniel demande à voir l'écran : ni Lug, Indéga et Coumal ne sont présents sur l'image comme pour la première fois mais lui y est et aussi. . . c'est au tour de Daniel d'être stupéfait. . . Tarann est sur l'image ! Très perturbés les américains s'éloignent. Daniel se tourne vers Tarann et l'apostrophe ainsi : " Mais dis-donc toi, tu n'es pas un dieu, t'es un mortel comme un autre !
_ Oh, toi, tu vas pas me faire chier, hein !? Déjà que j'ai dû laisser ma ferme dans le Charolais pour la journée parce que ce merdeux m'a demandé de venir, Tarann désigne Coumal d'un coup de menton, j'ai fait ça pour arranger vos bidons, mais les conneries faut bien qu'elles aient une fin. . . ". Et Tarann de s'enfoncer dans la nuit d'un pas décidé ! Daniel se retourne vers le trio et demande sur un ton sévère : " C'est quoi l'explication ?
_ Nous ne sommes pas sur l'image, car nous ne sommes visibles seulement que dans les psychismes des mortels mais cependant bel et bien existants, répond Lug, Tarann est un comédien que nous avons appointé.
_ Vous le rémunérez comment ?
_ Tarann, Jules Vauthier dans le monde ordinaire, en plus d'être exploitant agricole est rebouteux et guérisseur et il nous doit ses pouvoirs ; alors il nous rend en retour quelques menus services. . .
_ Mais pourquoi faire ?
_ Le vrai Tarann a disparu depuis longtemps alors il fallait bien un remplaçant pour jouer dans ce psychodrame, intervient Indéga, la première fois que tu l'as rencontré dans notre monde, il était là en esprit et non en chair et en os comme aujourd'hui.
_ Tarann a disparu, comment ça disparu ?
_ Lors d'une incarnation, où tu étais également présent, il avait fait à ce point allégeance à Olcos que sa mort physique a été aussi sa mort spirituelle, dit Lug, mort spirituelle veut dire néant.
_ Quelle avait été sa plus grande faute pour qu'il soit condamné au néant ?
_ Ne pas avoir désiré la vie éternelle.
_ Comment peut-on ne pas désirer la vie éternelle ?
_ Ici-bas l'éternité n'est pas une évidence puisque c'est le dogme de la mort néant qui prédomine ; pour la plupart des humains vivre cette vie est la priorité car ils ignorent ou ne veulent pas savoir que la vie après la mort existe. Pourtant des indices et même des preuves de l'existence de la vie éternelle sont là mais méprisés par le plus grand nombre : ce qui importe c'est prendre ce qui doit être pris et il ne saurait être question de lâcher la proie pour l'ombre. C'est le principe de médiocrité, et ce n'est pas la peine de discourir pendant des heures pour répondre à la question : comment peut-on ne pas désirer la vie éternelle ? Car la vie éternelle n'intéresse personne ; c'est plus intéressant de suivre le match de foot à la télé. La seule question qui vaille est celle-ci : comment peut-on désirer la vie éternelle ? Et c'est un grand mystère car il est grand le mystère de la foi. Que désirent les grandes âmes, les âmes vaillantes ? L'immensité tant spatiale que temporelle, l'infini et l'éternité ; et puis c'est tout.
_ C'est donc pour ça que le Paradis est si peu peuplé ?
_ Le Paradis n'est pas réservé à une élite : c'est souvent les plus humbles et les plus démunis qui y vont en premier.
_ Et les autres ?
_ Que t'importe les autres : pose des questions pertinentes qui concernent directement ta vie ; tu voulais savoir pourquoi Tarann a disparu, es-tu satisfait de la réponse ?
_ Cela voudrait dire que Tarann était un médiocre, une âme faible et mesquine, pourtant certaines choses me font penser que ce n'était pas le cas.
_ Mais il n'a pas diparu ! fait Coumal, simplement il a maintenant atteint des sphères tellement élevées de l'Au-delà qu'il est impossible de le faire redescendre jusqu'ici. On t'a fait marcher.
_ Si vous me faites marcher je ne pourrai plus vous faire confiance : à quoi ça rime tout ça ?
_ Réfléchis, dit Lug, Tarann t'a poursuivi de vie en vie de sa vindicte mais finalement tu doutes de sa damnation : nous avons prêché le faux pour te faire connaître le vrai. Quelle conclusion en tires-tu ?
_ Un dieu tout en violence mais un dieu quand même, le dieu de la foudre et de l'orage, ce ne peut donc être un médiocre. À la bataille de Carnolanon c'était déjà un dieu descendu sur terre. Je ne peux que détester Tarann pourtant il faut bien qu'il soit là, ce qui m'étonne c'est qu'il soit allé si haut dans son évolution alors qu'il le ne mérite pas.
_ Il a toujours appartenu à une hiérarchie divine élevée mais il a exceptionnellement dérogé pour te suivre de vie en vie, déclare Lug, Tarann est doté d'une immense énergie que les âmes falotes et pieuses qualifieraient de négative mais cependant très efficace : celle de la colère.
_ Ah, c'est donc ça. . .
_ Il ne faut pas croire les tenant de la spiritualité PETV, patchouli, encens, thé vert : la colère en tant qu'énergie permet souvent de faire avancer les choses et de débloquer les situations à condition qu'elle ne dérive pas vers la violence physique ; nous sommes là pour la contrôler.
_ C'est trop d'honneur qu'un si grand dieu ait bien voulu s'occuper de mon cas, ironise Sétanta.
_ Rentrons, fait Indéga, il commence a faire frais et il est tard. ". Une demi-heure plus tard le quatuor se retrouve dans l'appartement de Daniel.
" L'heure est grave, commence Lug, si nous sommes descendus spécialement pour toi Ici-Bas ce n'est pas pour te faire un visite de courtoisie, Sétanta, mais pour t'informer de ta mission. Si un dieu aussi haut placé dans la hiérarchie que Tarann t'a suivi de vie en vie, c'est parce qu'il devait t'apporter une aide précieuse pour accomplir ta mission : il t'a donné cette énergie noire pour que tu puisses t'affirmer et faire face aux imbéciles. Ta mission consistera à. . .
_ C'est trop tôt, Lug, intervient Indéga, nous lui notifierons sa mission en temps et en heure.
_ Alors qu'est-ce qu'on fout là, fait Coumal passablement agacé, une partie de scrabble ?
_ Il a raison, Indéga, dit Lug, il faut bien que nous soyons venus pour quelque chose. . .
_ Pourquoi j'ai jamais eu de chance dans la vie ? Tu n'as toujours pas répondu à cette question, Lug.
_ Il ne sait même pas qu'il a remporté le gros lot de l'humanité et il se plaint de sa malchance ! s'exclame Coumal, t'es gonflé mec. . .
_ Il est temps de partir, fait Indéga. ". Lug, Indéga et Coumal disparaissent brusquement. Daniel se couche après avoir mangé sur le pouce. Le lendemain matin, en se réveillant, il a tout oublié de ce qui s'est passé hier soir.
" Voilà, il reprend connaissance. . .
_ Et le conducteur de la bagnole où il est ?
_ Il s'est garé plus loin, il est aux quatre cents coups. . .
_ On a prévenu les pompiers ?
_ Oui, et aussi la police. . . ". Daniel a en effet repris connaissance, il constate qu'il est allongé sur la chaussée et au dessus de lui ces gens qui le regardent inquiets. Du sang a coulé sur son oeil droit et il ne voit qu'avec l'autre. Il bouge son bras gauche et une douleur atroce le submerge : il sent une moitié de son humérus racler l'autre ; sensation étrange, mon Dieu, j'ai le bras cassé ! s'exclame-t-il intérieurement. Il essaie de se souvenir de ce qui s'est passé : il ne se souvient que de l'instant qui a immédiatement précédé l'accident où il a été renversé par une 2CV, ce fait lui sera rapporté plus tard ; il était sur le bord du trottoir il a posé un pied sur la chaussé pour traverser la rue du Dauphiné puis, plus rien, le trou noir. . .
Que s'est-il passé durant cette syncope ? Daniel ne se souvient de rien mais ce trou noir n'était pas une bulle de néant car voilà ce qui est advenu : Daniel a mis le pied sur la chaussé et il a entendu la 2CV claxonner en catastrophe, il a vivement fait un saut en arrière en évitant de peu d'être renversé par le véhicule, son jeune coeur a battu la chamade puis s'est calmé. . . Son jeune coeur ? Daniel vient d'avoir 11 ans ce mois de mars 1996 : nous sommes très exactement le mercredi 27 mars 1996. Que fait donc Daniel ce matin-là dans la rue du Dauphiné ? L'école buissonnière pardi ! Au lieu d'aller à son école avenue Félix Faure, il a dévié et a pris la rue Carry en passant devant le Consultat du Maroc puis a abouti rue du Dauphiné où il a marché une trentaine de mètres en direction de la place des Maisons Neuves quand son attention a été attiré par une certaine boutique sise au 116 de cette même rue, il a tenté de traverser pour la voir de plus près et c'est là que l'accident a failli se produire. . . Daniel traverse la rue finalement, en prenant cette fois moultes précautions. Dans la vitrine de ce magazin sont exposés maints trésors : des petits bronzes d'animaux et surtout une ravissante statuette de samouraï. Daniel est fasciné. Une voix dans sa tête lui dit : " Tu es né le 2 mars 1955.", Daniel hausse les épaules et se dit in petto : mais non ce n'est pas vrai, je suis né le 2 mars 1985, c'est quoi cette voix ? Qui a bien pu pousser l'écolier à venir jusqu'à ce magazin qui est en fait l'atelier d'un artisan bronzier ?
Si Daniel a tout oublié de la visite de sa divine famille, où était présent Jules Vauthier alias Tarann, la veille au soir, il lui revient très nettement maintenant en mémoire le souvenir de cette journée de mars 1996 où il s'était retrouvé devant ce magazin de la rue du Dauphiné. Rentré chez-lui, sa mère l'avait grondé pour avoir fait l'école buissonnière, car la directrice de l'école l'avait prévenue de son absence, elle lui avait demandé : " Qu'est-ce t'es allé faire ?
_ Je suis allé voir ce magazin rue du Dauphiné où y'a de si jolies statues en bronze, j'y ai même vu un samouraï.
_ Pff, si t'as de bonnes notes, quand je dis bonnes notes je dis des notes exceptionnelles, je te l'offrirais, moi, ce samouraï : ce sera un pari entre-nous car je ne crois pas que tu y arrives ; mon pauvre chéri je me demande si tu es doué pour les études. . . ". Piqué au vif, Daniel s'était surpassé au point qu'à la fin de l'année scolaire il était devenu le premier de la classe et sa maman avait tenu sa promesse en lui offrant le samouraï. Est-ce que je l'ai encore ce petit bronze, se demande-t-il ? Il cherche dans ses affaires et ses vieux cartons et finit par dénicher l'objet. Il examine attentivement l'oeuvre d'art qui ne fait pas plus qu'une dizaine de centimètres de haut et qui est en fait l'armure d'un samouraï composée de plusieurs parties amovibles fixées à un petit support. On sonne à la porte, Daniel va ouvrir et découvre un drôle de bonhomme vêtu d'une combinaison d'agriculteur à double fermeture-éclair blanche. Qu'est-ce qu'il me veut ce plouc, se demande-t-il ? Sans ambage l'inconnu l'aborde d'un : " Dis-donc, le compte n'est pas bon : j'ai pas été payé pour ma prestation d'hier soir, ils sont pas là les autres clampins ? ". Un fou, se dit Daniel, y'a un fou qui vient m'agresser jusqu'à chez-moi. . . Jules Vauthier en voyant la mimique de totale stupeur et d'incompréhension du jeune homme fait : " Eh, oh ! Faut te réveiller, mon gars, faut arrêter de fumer du chanvre, t'as compris ce que je t'ai dit ?
_ Mais qui êtes vous, Monsieur ?
_ Comment tu me reconnais pas ? Jules Vauthier alias Tarann, tu te souviens pas quand nous nous sommes rencontrés, pour la première fois, chez le vieux là, au pays de nulle part ? Lug et sa connasse de femme, Indéga je crois, et y'avait aussi un jeune trou du cul, Coumal, si je me souviens bien ; ces gens là me doivent du fric et je viens parce que j'en ai besoin et que je n'ai rien reçu aujourd'hui. . .
_ Espèce de grossier personnage ! Là vous surjouez, je croyais que Tarann était un rôle de composition mais je me suis trompé : vous êtes en permanence dans la peau de votre personnage !
_ Tu me fais pas entrer ? J'ai soif, t'as pas un canon à m'offrir ?
_ Mais dis-donc faut pas se géner ! Tu viens m'agresser et il faudrait que je te paye à boire, quel culot ! ". Daniel fait finalement entrer Vauthier et l'installe dans son salon. " Qu'est-ce tu veux boire, demande-t-il au rustre, tout ce que j'ai c'est une bouteille de whiskey 15 ans d'âge que l'on m'a offert et que je voulais ouvrir que pour une grande occasion.
_ Et bien justement : la voilà la grande occasion. . . ". Daniel grommelle : bien entendu qu'il a fini par reconnaître ce peigne-cul de Vauthier alias Tarann. . . et il lui revient également en mémoire tout ce qui s'est passé la veille. . . Il sert le whiskey mais lui même n'en boit pas. Son visiteur vide son verre en un rien de temps et, pas géné, se sert lui même un autre verre. Daniel morigène : " Oh, attention, doucement !! Comment t'es venu à Lyon ?
_ Dans ma bétaillère, bien entendu. . .
_ Oui, et bien tu ferais bien d'arrêter de lever le coude, sinon quand tu vas repartir tu vas causer un accident !
_ Quoi !? J'ai l'habitude. . . ". Puis le malpoli remarque la petite armure du Samouraï, la prend entre ses gros doigts pour l'examiner de plus près, puis au bout d'un moment il fait cette remarque : " J'aimerais tant redevenir samouraï, c'était la belle vie quand je coupais la tête aux bouseux. . . rhaaah ! ". Vauthier accompagne son cri d'un geste fauchant mimant le mouvement d'un sabre. Daniel réplique : " C'est pas un grand acte de bravoure que de tuer des paysans sans défense sur ordre du seigneur au prétexte qu'ils n'ont pas payé l'impôt à temps.
_ Moi ça me plaisais de couper les têtes, j'aimais bien quand je les voyais voler. . .
_ Tu n'es qu'un damné ! Et puis où est le courage, la valeur guerrière ? Vas rejoindre Daesh au Proche Orient, là tu pourras en couper des têtes mais j'aimerais bien te voir quand les Américains vous attaqueront et vous zigouilleront jusqu'au dernier. Et puis on verra si t'as le courage de te battre contre eux : si ça se trouve tu seras le premier à décamper. . .
_ Dis-donc, traite-moi de dégonflé pendant que tu y es !
_ Bon , t'as assez bu, maintenant fout le camp !
_ Et qui va me payer ?
_ Je ne répond pas des dettes des dieux de la Celtie : il faut t'adresser à eux directement.
_ Et comment on fait ? T'as leur numéro de téléphone ?
_ Pourtant ça fait déjà un certain temps que tu es en contact avec eux, ce qui veut dire que tu as bien réussi à les joindre. . .
_ Mais non, c'est eux qui m'ont toujours contacté ! Toi tu y arrives bien puisque tu es dans leurs petits papiers.
_ Non, il en est pour moi comme pour toi : je suis soumis à leur bon vouloir. . . " . Daniel réussi finalement à mettre à la porte l'importun. La porte fermée, il revient au salon, il examine la bouteille de whiskey : elle est au trois-quart vide ! Daniel soupire, ce plouc est vraiment au dessous de tout, se dit-il, la statuette, le petit bronze. . . oh, le malotru ! il l'a fauché ! Mais qui c'est donc ce Vauthier ?
Comment adresser une réclamation aux dieux de la Celtie, se demande-t-il, reflexion purement fantaisiste car il n'a pas l'intention de réclamer quoi que ce soit et les dieux ne sont pas responsables de ce larcin. On sonne à nouveau à la porte ; qui est-ce que ça peut-être encore ? S'inquiète Daniel, j'espère que ce n'est pas à nouveau ce plouc de Vauthier. . . Le jeune homme entrebaille précautionneusement la porte : pas possible ! Lug, Indéga et Coumal sont là ! Daniel fait entrer sa divine famille dans son salon, les fait asseoir et après ces chaleureuses retrouvailles, il propose : " Je vous ferais bien déguster ce whiskey 15 ans d'âge, mais Vauthier a tout sifflé ; voyez il n'en reste qu'un fond : ça sera pas suffisant pour nous quatre. . . ". Il saisi la bouteille de dessus la table basse et la montre et voit avec surprise qu'en fait elle est pleine même si elle est ouverte. " Ah, encore un de vos tours ! Fait-il. ". Il va chercher quatre verres, sert tout son petit monde et demande : " Mais qu'est-ce que vous faites là ?
_ Eh ben, c'est toi qui nous a dit de venir, dit Coumal.
_ Tu nous as bien adressé une réclamation ? Demande Indéga.
_ Oui, mais c'était pour rire. . .
_ Pour nous c'était très sérieux, déclare Lug, le vol de cette statuette demande réparation.
_ Vous n'y êtes pour rien, et ça n'a que très peu d'importance, et puis je sais où est ce petit bronze maintenant : chez Vauthier, c'est pas comme si un cambrioleur anonyme me l'avait piqué. . .
_ Jules Vauthier a forcé ta porte sous le fallacieux prétexte que nous lui devions de l'argent, mais ce n'est que pure mauvaise foi car nous l'avons grassement rétribué avec toutes les grâces que nous lui avons octroyées, en premier lieu celle du pouvoir de guérison. Non, ce qu'il cherchait c'est ta statuette : une force obscure et inconsciente l'a poussé à revenir chez-toi pour y voler cet objet. Vauthier est un magicien noir, les gens qui le côtoient dans sa campagne disent que c'est un sorcier, il profite des pouvoirs que nous lui avons donnés pour se livrer à des pratiques négatives : il se fait grassement rétribuer pour jeter des sorts sur des personnes qui n'ont pas l'heur de plaire à ceux qui viennent solliciter ses funestes services. Il a fait allégeance à Olcos. L'armure du samouraï doit lui servir dans un de ses sortilèges.
_ Ces pouvoirs que vous lui avez donnés, ne pouvez-vous les lui retirer ?
_ Nous pourrions le faire, mais nous ne le voulons pas car tout ceci fait partie de notre plan : nous avons tendu un piège à Olcos. Malgré tout, du haut des hautes sphères de l'Au-Delà, Tarann veille et il ne permettra pas que celui qui se fait passer pour lui sous le nom de Jules Vauthier continue de commettre des ignominies en son nom : à cause du MAL partout répandu dans le monde l'énergie noire va descendre sur terre et anéantir les méchants ; le fameux choc en retour conséquence des pratiques maléfiques n'est pas une légende, le MAL se retourne toujours sur ceux qui le pratiquent.
_ Pourtant Vauthier vous l'avez appointé pour me jouer la comédie, n'est-ce pas ?
_ Tu m'as demandé, hier soir, pourquoi tu étais poursuivi par la malchance, Sétanta, le moment est venu de répondre à cette question. Aujourd'hui on t'a volé un objet et tu aurais pu une fois de plus incriminer ce fait à la malchance, mais tu t'es bien aperçu que ceci n'est que l'oeuvre d'Olcos. Toute ta vie, en tant que guerrier de la lumière, tu as dû subir les attaques d'Olcos : Olcos s'en prend en priorité à ceux qui travaillent à la fin de son règne et même à son anéantissement, ce qui est bien ton cas. "
" La première fois que tu a rencontré Vauthier, qui jouait déjà le rôle de Tarann chez nous dans l'Au-Delà, tu as compris que l'énergie noire t'avait accompagné de vie en vie et t'avait fait évoluer ; hier soir, lors de cet incident où ces touristes nous ont tous pris en photo, c'est là que tu t'es aperçu que Vauthier était un mortel, et c'est alors que nous t'avons révélé qu'il n'était qu'un comédien car Tarann en tant qu'énergie noire ne saurait avoir de forme intelligible et donc se doit d'être incarné dans un mortel, et cette énergie noire tu l'as rencontrée de vie en vie : à chaque fois, pour toi, Tarann s'est personnifié dans un humain. Tous ces humains que l'énergie noire habitait étaient des damnés et Vauthier n'échappe pas à la règle.
_ Pourtant tu m'as dit que cette énergie noire, l'énergie de la colère, m'était très utile : dans ce cas là moi aussi je suis un damné, n'est-ce pas ?
_ Tu es un miroir qui renvoie les mauvaise ondes sur ceux qui les émettent : tu es incapable de faire le mal ; tu n'es pas un damné, bien au contraire.
_ Oh, puis quelle barbe, tout tes laïus, Lug ! fait irrespectueusement Coumal comme à son habitude, et si on mettait la télé pour apporter un peu de distraction ? ". Il se saisit de la télécommande et allume la télé sur la chaîne régionale.
" Terrible accident à la sortie de Limonest : un agriculteur du nom de Jules Vauthier perd la vie au volant de sa bétaillère ; il avait 2 gr d'alcool dans le sang. . . ". Lug éteint la télé et déclare : " Voici la parfaite illustration de ce que je viens de te dire, Sétanta, ça se passe de commentaire. ". Tout le monde se tait pour méditer sur cette nouvelle puis Indéga déclare : " Il est temps de te notifier ta mission, Sétanta.
_ Pourquoi ne l'avoir pas fait hier ?
_ Parce qu'il te manquait cette expérience décisive pour que tu comprennes que toute ta vie tu avais dû subir les attaques d'Olcos et que là résidait l'explication de ta malchance persistante, dit Lug. ". Puis les dieux de la Celtie révéle le Symbole à Sétanta qui l'engramme dans sa mémoire et à la fin Lug conclue : " Tu vas réintégrer l'univers où doit se passer l'action car ici, dans cet univers parallèle, tu as connu l'initiation pour que tu puisses agir dans ce monde premier où tu viens de subir un accident de la circulation : tu vas te réveiller de ta syncope en ayant tout oublié mais, en 2006, une partie de ta mémoire où a été enregistré le Symbole sera activée et ce sera le début du processus qui révélera au monde entier le Symbole.
_ T'as oublié quelque chose, Lug, intervient Coumal, l'immortalité physique : nous t'avons initié à l'immortalité physique, à la jeunesse éternelle car étant donné que, ici, nous sommes en 2021 et que tu es né en 1955, tu peux constater que tu restes un tout jeune homme ; t'as qu'à te tâter et te regarder dans la glace ; grand séducteur que tu es ! C'est pas pour rien que tu t'es senti puissant : le flux éternel de la vie coule en toi. ".
Daniel se trouve maintenant dans le fourgon des pompiers, allongé sur un brancard : " Vous m'emmenez à Edouard- Herriot, n'est-ce pas ?
_ Oui, ne vous en faites pas : tout va bien se passer. . . ". Daniel se lamente un peu, se plaignant de sa malchance, mais en voyant la compassion manifeste du pompier il est rasséréné.
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